« N’en déplaise aux Lara Croft, Buffy et autres princesses Disney du monde, aucune d’elles n’a été immortalisée par tant de couvertures de magazines, n’a orné tant de T-shirts, ni vendu autant de bandes dessinées, de jouets et de figurines que Wonder Woman », s’enorgueillit DC, l’éditeur de All Star Comics. Il a néanmoins longtemps manqué un film éponyme à la carrière de la super-héroïne, qui a été créée en 1941 par le psychologue féministe William Moulton Marston. Un affront tout juste réparé par Hollywood avec la sortie, le 7 juin en France, d’un Wonder Woman réalisé par Patty Jenkins. S’inspirant de la toute première mouture du comics, ce film rappelle que la super-héroïne, avant de lutter aux côtés de Batman et de Superman au sein de la Ligue de justice d’Amérique, s’appelait Diana et vivait sur l’île paradisiaque de Themyscira, en compagnie de ses sœurs les Amazones. Jusqu’à ce qu’un pilote de l’armée américaine, Steve Trevor, ne s’écrasât sur Themyscira et que Diana ne décidât de le suivre parmi les hommes pour combattre le mal. Dans le film de Patty Jenkins, les Amazones ont justement été créées par Zeus pour mettre fin au chaos provoqué par le dieu de la guerre, Arès. Mais qu’en est-il dans la mythologie grecque ? Et surtout, qu’en est-il dans la réalité ? Se pourrait-il que de véritables guerrières aient inspiré la légende des Amazones à ses premiers auteurs ?
Treize nuits
« Les Amazones sont en fait présentées par les Grecs comme les filles du dieu Arès et de la nymphe Harmonia, une filiation qui les ancre à la fois dans la guerre et dans la féminité », affirme l’historien Iaroslav Lebedynsky, auteur du livre Les Amazones : Mythe et réalité des femmes guerrières chez les anciens nomades de la steppe. Selon lui, cette association du corps féminin et des armes explique en grande partie le fait que le mythe ait si bien traversé les âges, dans la mesure où elle lie la mort et le désir, mécanisme érotique dont l’efficacité a été détaillée par la psychanalyse. « L’art grec souligne d’ailleurs volontiers cette dimension érotique. » La sexualisation du personnage de Wonder Woman n’est donc pas fortuite, tout comme le choix de l’actrice qui l’incarne aujourd’hui à l’écran, Gal Gadot, également mannequin et ancienne formatrice au combat de l’armée israélienne. Mais les Amazones de la mythologie sont connues pour s’amputer d’un sein afin de mieux manier leurs armes et elles ne s’unissent aux hommes que ponctuellement, uniquement pour assurer la perpétuation de leur propre espèce. « Elles ne gardent que les enfants femelles et rendent les mâles à leur géniteur », précise Iaroslav Lebedynsky. « Elles forment donc une société purement féminine et quasiment autosuffisante, ce qui représente une sorte de monde à l’envers pour les Grecs de l’Antiquité – d’abominables misogynes. »
Ces derniers auraient fait des Amazones de formidables cavalières et de redoutables guerrières, capables de mettre les hommes en difficulté, et même de les battre par moments, pour mieux réaffirmer la domination masculine, en opposant aux héros des héroïnes qui ne se montrent jamais tout à fait à leur hauteur. Les Amazones de la mythologie grecque, en effet, finissent toujours par être vaincues. Dans L’Éthiopide, texte attribué au poète Arctinos de Milet, elles apportent leur secours aux Troyens, leur reine Penthésilée affronte le Grec Achille en combat singulier, et se fait tuer. Achille, se penchant sur son cadavre pour y répandre des injures, contemple son visage figé pour l’éternité et tombe éperdument amoureux d’elle – mais il est bien évidemment trop tard. La reine Hyppolité, elle, est tuée par Héraclès, venu lui dérober sa ceinture. Quant à la reine Antiope, elle est enlevée et réduite en esclavage par Thésée. Les Amazones qui tentent de la délivrer sont défaites près du mont d’Arès. Durant la bataille, Antiope est accidentellement tuée par l’Amazone Molpadia, à son tour tuée par Thésée. En revanche, la reine Thalestris ne s’oppose pas à Alexandre le Grand. Bien au contraire, elle va à la rencontre du célèbre roi de Macédoine et lui réclame un enfant. Celui-ci consacre treize jours d’amour à l’Amazone – « ou plutôt treize nuits », comme le souligne Iaroslav Lebedynsky – pour tenter d’accéder à sa requête. La légende, qui ne dit pas si cette tentative a été fructueuse, est reprise par tous les biographes d’Alexandre le Grand. Et présentée comme un épisode historique par plusieurs d’entre eux : Clitarque, Onésicrite, Policrite, Antigènes et Ister. « Leurs textes sont à la charnière du mythe et de la réalité qui se cachent peut-être derrière… »
Les guerrières nomades
L’existence de guerrières est attestée dès le VIe siècle avant Jésus Christ, grâce à la découverte de tombes féminines en armes dans les steppes qui s’étendent entre l’actuelle Ukraine et le nord du Caucase. Chez les Scythes nomades, qui peuplent alors cette région, la proportion de ces tombes s’élèverait à 27 ou 29 %. Chez les Sauromates, qui vivent un peu plus à l’Est, elle atteindrait 20 %. Certains squelettes présentent des traces de blessures et les fémurs courbés de plusieurs défuntes indiquent une longue pratique de l’équitation. Les armes, qu’il s’agisse de flèches, d’épées, de lances, d’arcs, de couteaux ou de pierres, avoisinent parfois des parures typiquement féminines. Si l’on en croit Iaroslav Lebedynsky, de nombreuses tombes en armes ont pourtant été attribuées à tort à des hommes. « C’est lié à un biais idéologique : l’existence réelle de femmes armées dans l’Antiquité pose problème à nos schémas normatifs. Et les spécialistes ont longtemps recouru à des techniques hasardeuses, parfois des plus douteuses, pour identifier le sexe des squelettes. Dans les années 1990, par exemple, une spécialiste passait un doigt mouillé sur le crâne : s’il était lisse, alors il appartenait à une femme ; s’il était rugueux, alors il appartenait à un homme… Quant à l’analyse des os pelviens, elle peut facilement induire en erreur. Restent les techniques génétiques, qui sont fiables mais très coûteuses. Elles ne peuvent donc s’appliquer qu’à des cas particuliers et non à des cimetières entiers. »
Ce « biais idéologique » a également empêché les chercheurs de prendre au sérieux le compte rendu du géographe grec Hérodote, qui vécut au Ve siècle avant Jésus Christ et décrivit les coutumes des Sauromates dans le livre IV de ses Histoires. Pour leur défense, il faut toutefois préciser qu’Hérodote présentait leurs guerrières comme les descendantes des Amazones de la mythologie. « Les femmes des Sauromates mènent le genre de vie de leurs antiques aïeules : elles vont à la chasse à cheval, et avec leurs maris et sans eux ; elles vont à la guerre. Elles portent le même accoutrement que les hommes », écrivait-il. Des pratiques « vraisemblables » selon l’anthropologue Alain Testart, plus réticent « à admettre l’assertion finale d’Hérodote comme quoi les femmes sauromates n’auraient pu se marier avant d’avoir tué un ennemi au combat ». « Sans doute connaissons-nous bien des parallèles ethnographiques d’une pareille coutume, mais seulement au masculin », précise-t-il dans un article paru en 2002. « Envisagée au féminin, elle paraîtra plus vraisemblable si l’on n’y voit qu’une norme préférentielle, une sorte d’idéal qui devrait être atteint sans qu’il le soit toujours. »
De son côté, Iaroslav Lebedynsky estime que c’est le nomadisme pastoral qui a favorisé l’apparition de guerrières dans les steppes : « Les nomades ne bénéficient ni de cités ni de murailles, ils vivent sur un territoire aux contours flous et particulièrement vulnérable. Le renfort physique des femmes pour le protéger est d’une importance considérable. » L’historien affirme par ailleurs que les femmes nomades n’étaient pas seulement pour certaines admises à porter les armes, mais jouissaient de manière générale d’un bien meilleur statut que les femmes sédentaires. « Ce qui ne devait être qu’un barbarisme de plus pour un observateur grec de l’Antiquité. »
Les héritières
La question est maintenant de savoir si l’existence des guerrières de la steppe est antérieure au mythe des Amazones, qui remonte au VIIe siècle avant Jésus Christ, et si les Grecs pouvaient en avoir connaissance à l’époque. Si la réponse est positive, cela signifie que ces guerrières ont bel et bien inspiré le mythe. Si la réponse est négative, ce dernier est plus probablement né de l’imagination des Grecs avant de s’étoffer au contact des peuples nomades de la steppe. Pour Iaroslav Lebedynsky, il est pour l’heure impossible de trancher.
En revanche, il est certain que le mythe des Amazones, quel que soit son origine, a été de nombreuses fois revivifié au cours de l’Histoire, par toutes sortes de guerrières. « Il y a eu, par exemple, des guerrières de langue turque en Asie centrale au Moyen-Âge. Le fleuve Amazone porterait son nom en référence à une tribu de femmes du XVIe siècle. Et aujourd’hui, les combattantes kurdes qui tiennent tête à Daech ne sont pas sans évoquer la légende qui nous intéresse. » Les Amazones font d’ailleurs toujours partie de notre quotidien. « Elles sont partout, pas seulement au cinéma, sur les affiches publicitaires comme sur les couvertures des romans de gare », insiste l’historien. D’après lui, les Amazones, une fois leur réalité historique établie, ont de nouveau été mythifiées. Sous l’impulsion « d’historiens russes conditionnés par l’idéologie marxiste » d’une part, et de « certains lobbys féministes américains » d’autre part. Faisant fi des informations dont nous disposions dès le XXe siècle et qui suggèrent que les guerrières de l’Antiquité vivaient avec des hommes selon des modalités plus ou moins égalitaires, ces deux groupes ont pu en effet présenter leurs sociétés comme des matriarcats, voire comme des sociétés purement féminines, ou bien exclusivement homosexuelles. Peu à peu, les Amazones se sont imposées comme « la branche armée des féministes » dans l’imaginaire collectif, ainsi que le note le professeur de littérature Alain Bertrand. « Les nouvelles acceptions émergentes du terme confirment une volonté de combat pour le droit à la différence », écrit-il. « Les nouvelles Amazones sont des femmes physiquement puissantes (aux États-Unis, surtout, où le mot devient synonyme de culturiste, lutteuse ou géante), des femmes indépendantes et en lutte pour leur émancipation (…). » Ces figures auraient forcément déplu aux « abominables misogynes » de la Grèce antique, à qui nous devons pourtant, ironiquement, toutes nos Amazones. Wonder Woman en tête.
Couverture : Wonder Woman et les Amazones.