Je me trouve dans un village poussiéreux entouré de champs de blé dorés, en bordure de la ville syrienne de Kameshli. Installé dans une cour sur une chaise en plastique bancale, je sirote un thé trop sucré. Le nord-est de la Syrie – comme tout le reste du Kurdistan – doit être un nid à diabétiques. Chaque tasse vous donne envie de boire un peu de thé seul pour accompagner ce sirop de sucre. Nous sommes au début du mois de juin, et l’air reste étouffant alors que le soleil décline. Mohammed Amin est assis face à moi.

J’ai rencontré Amin quatre jours plus tôt, à son entrée dans la maison kurde dans laquelle je logeais. Nous avons discuté – lui dans son anglais hésitant et limité – de ce que je venais faire dans son quartier. Il voulait en savoir davantage sur l’image qu’avait l’Occident du côté kurde de la guerre en Syrie.

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Un village kurde
Nord-est de la Syrie
Crédits : Cengiz Yar

Comme de nombreux Kurdes, Amin remercie George Bush d’avoir libéré les Kurdes irakiens du joug de Saddam Hussein. Il voue une admiration sans borne aux États-Unis et aux libertés dont jouissent ses citoyens, et il est intarissable sur les merveilles d’infrastructures et l’égalité qui existe là-bas.

Si une grande partie de la Syrie est aujourd’hui plongée dans le chaos, sa région kurde, au nord-est du pays, avait jusqu’ici été majoritairement épargnée. Les Kurdes appellent cet endroit Rojava, ce qui se traduit littéralement par « l’ouest », ou plus poétiquement « là où le soleil se lève ». Rojava est la partie la plus occidentale d’un Kurdistan à cheval sur l’Iran, l’Irak, la Turquie et la Syrie.

La paix fragile

 

Une semaine plus tard, alors que je dîne avec Amin, l’homme de 62 ans désigne les plats disposés devant nous. Les œufs sont ceux des poules du jardin. Le yaourt et le fromage viennent de la ferme laitière d’un ami. La confiture et les feuilles de figuier farcies ont été préparées par sa femme et ses filles, et les concombres et les tomates ramassés dans sa ferme. Le pain, qui accompagne chaque repas au Moyen-Orient, est pétri par un boulanger local qui le fabrique avec du blé ramassé dans un champ voisin. Les Kurdes sont autonomes. Pour survivre, c’est une nécessité.

La Syrie est plongée depuis près de quatre ans dans une guerre civile sanglante, et elle s’enfonce un peu plus chaque jour dans une spirale de désastres humanitaires qui semble sans fin. Autour des villes de Homs, Hama et Alep, à l’ouest du pays, les violences entre fractions rebelles divisées ont épuisé les populations locales, tandis que les attentats à la bombe commis par l’armée de l’air du régime de Bachar el-Assad tuent sans distinction civils et rebelles. La population kurde a, de son côté, refusé de prendre parti dans ce conflit.

Résultat, les rebelles syriens accusent les Kurdes d’être du côté d’Assad, et les partisans du régime les accusent de soutenir les rebelles. Les Kurdes, eux, se disent engagés dans une révolution visant à obtenir plus d’autonomie pour leur région. Ils comptent instaurer une démocratie, ne s’appuyant pour cela ni sur les rebelles ni sur le régime, mais uniquement sur eux-mêmes. Ils revendiquent une « troisième révolution », la leur.

Kameshli est animée et semble n’avoir pas été atteinte par la guerre qui gronde à quelques dizaines de kilomètres.

Jusqu’ici, cette révolution semble porter ses fruits. Alors que le gouvernement d’Assad était obligé d’investir toute ses forces dans la bataille contre les rebelles – et plus récemment contre Daesh –, les Kurdes ont réussi au cours de l’année écoulée à mettre en place un gouvernement d’intérim, avec ses autorités locales et ses forces armées, comme les Unités de protection du peuple kurde (YPG) et l’Asayesh, la police kurde.

Face à la dévastation d’autres villes syriennes, le contraste est saisissant : Kameshli, l’une des plus grande localités sous contrôle kurde, est animée et semble n’avoir pas été atteinte par la guerre qui gronde à quelques dizaines de kilomètres de là. On y célèbre des mariages, les transports en commun fonctionnent, les équipes de traitement de l’eau et des déchets sont à pied d’œuvre, chaque coin de rue est gardé par un policier ou un agent de sécurité, et les écoles et les hôpitaux restent ouverts.

À la sortie de la ville, dans la campagne de Rojava, la récolte des nombreuses cultures permet aux populations locales de subsister. Sur les routes, on croise des bergers et leurs troupeaux de moutons, qu’ils mènent de pâturage en pâturage, ainsi que de nombreux ouvriers en chemin vers leur lieu de travail.

« Les Kurdes n’aspirent qu’à la paix et n’ont pas le goût du sang et des massacres. Ils ne se considèrent pas comme faisant partie des rebelles ou du camp d’Assad. Ils sont la Troisième Ligne », m’explique Akram Hasso. Pour les Kurdes, il est le Premier ministre du canton de Jazira, une des trois régions du Kurdistan syrien. Installé à l’arrière de sa Mercedes métallisée des années 1980, je ne peux m’empêcher de jeter de furtifs coups d’œil à la mitrailleuse posée sur le siège avant.

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Akram Hasso, Premier ministre du canton de Jazira
Rencontre avec des membres de l’Asayesh avant leur départ au combat
Crédits : Cengiz Yar

Le prix du sang

 

Nous filons vers la bordure ouest de Jazira, où se situe le front de la bataille des Kurdes contre Daesh. Lancés à près de 120 km/h, nous sommes secoués par les cahots de la route. Le temps presse. Des civils arabes et kurdes auraient été massacrés dans le village d’al-Taliliya. Hasso, qui porte officiellement le titre de « Président du Conseil exécutif » dans le gouvernement d’intérim de la région – le Conseil suprême kurde –, se rend sur place pour en savoir plus.

De chaque côté du véhicule, à perte de vue, l’or pâle des champs de blé se heurte à l’azur d’un ciel sans nuages. L’horizon est taché de volutes d’une épaisse fumée noire issue de raffineries de fortune, qui ondulent dans le vent. Nous dépassons des villages, des grappes de huttes en terre reliées à la route par des pistes étroites.

Hasso est une figure controversée de la politique syrienne, ce qui fait de lui une sorte de métaphore de la situation des Kurdes dans le pays. Comme beaucoup de Kurdes au gouvernement, il incarne une cible pour les partisans du régime syrien autant que pour les groupes rebelles. Daesh veut sa tête, et les Turcs, qui s’opposent de façon agressive à l’indépendance kurde, représentent également une menace. Face au danger, Hasso reste détendu. Il souligne l’ironie de la situation et plaisante sur la faible probabilité de voir un jour Obama au volant de sa voiture. Alors que nous passons près d’un nouveau tas de gravas, il désigne par la fenêtre les gardes en faction devant un poste de contrôle de fortune : « On se protège. Tout cela, on l’a construit pour défendre notre peuple. »

La tentative kurde d’établir une démocratie et d’acquérir l’autonomie en pleine guerre civile ne va pas sans un prix à payer. Rojava demeure coupée du reste du monde : ses frontières avec l’Irak à l’est et la Turquie au nord ont été fermées. Les combats contre les extrémistes de l’État islamique, de plus en plus violents, ont également conduit à la fermeture des routes vers l’ouest et le sud. L’isolement a fait payer un lourd tribut à l’économie de la région, et le prix des biens de consommation à triplé, voire quadruplé… lorsqu’ils ne sont pas devenus simplement introuvables.

Trouver du travail à Rojava n’est pas une mince affaire. Il n’y a plus d’emploi dans le secteur des services, et le commerce avec l’étranger est quasiment impossible. C’est dans ce contexte économique tendu qu’un grand nombre de déplacés sont arrivés à Rojava. Après avoir fui les villes ravagées par la guerre comme Raqqa et Alep, ils sont venus y trouver une sécurité relative sous la protection du Conseil suprême kurde et de l’Asayesh.

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Si les Kurdes veulent la paix, ils sont loin de l’avoir. Après quarante-cinq minutes de trajet en voiture, Hasso et moi arrivons au village d’al-Taliliya, dans un hôpital abandonné qui fait désormais office de morgue de fortune. Avant même d’avoir vu les morts, les gémissements d’une femme viennent nous fendre le cœur. Les corps de quatre hommes sont étendus sur une couverture. Ils sont criblés de balles, leurs visages défoncés. Au bout de la bâche, un adolescent. Il manque un morceau de sa jambe gauche, comme si la peau avait été congelée puis détachée.

Pendant qu’Hasso inspecte les cadavres, un homme, mitrailleuse à l’épaule, nous emmène plus loin. Il s’arrête et nous indique deux bosses sous une couverture. Il se penche pour la soulever, découvrant les restes de deux enfants, un garçon et une fille. On leur a tiré dessus à bout portant au moyen d’armes à gros calibre, braqués sur leurs têtes. Le dernier corps de la rangée est celui d’une femme. Il est couvert et tenu à l’écart des autres. Une main ensanglantée dépasse de sous la couverture.

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Les pleurs déchirants des femmes kurdes
Enterrement d’hommes tombés au combat contre Daesh
Crédits : Cengiz Yar

Les corps que j’ai sous les yeux sont ceux de la moitié des membres d’une famille arabe, tués dans leurs lits à l’aube. C’est la marque de Daesh. Ils ont fui Alep et la guerre pour se rendre dans les régions contrôlées par les Kurdes, prétendument plus sûres. Mais alors que l’organisation islamiste tente d’élargir son « califat », elle continue de répandre la violence, et les civils en sont souvent la cible.

Il y a les attentats suicides, comme ceux de la première semaine d’octobre dernier, dirigés contre des point de passages à Hasaké. Ils ont tué trente personnes. Il y a les enlèvements, comme celui des cent trente écoliers du mois de juin. Certains ont été libérés par petits groupes, mais la plupart ont été retenus jusqu’en septembre. Sans compter les vidéos de décapitations de combattants kurdes faits prisonniers et de civils. Postées en ligne, elles sont visibles par n’importe qui disposant d’une connexion à Internet.

J’ai devant moi le nouvel ennemi des Kurdes, tout près, des plaies béantes et fraîches à l’arrière de leurs têtes.

Alors que nous arrivons devant le dernier corps, des cris et des coups de feu nous parviennent depuis le parking. Deux tirs, puis trois autres. Désorientés, les gens qui se tenaient près des cadavres se dispersent. Sur l’allée qui mène à l’hôpital, Hasso est rapidement entouré d’hommes armés. Un mini-van arrive à toute allure et s’arrête dans un crissement de pneus.

À l’arrière du van gisent les corps de quatre hommes barbus aux cheveux longs. Il y a du sang partout. On ne sait pas s’ils ont été tués ici, à l’hôpital, ou ailleurs. Un homme court autour de l’attroupement, montrant la scène du doigt et hurlant : « DAESH ! DAESH ! »

J’ai devant moi le nouvel ennemi des Kurdes, tout près, des plaies béantes et fraîches à l’arrière de leurs têtes.

Danser avec Daesh

Hasso est escorté par une poignée d’hommes, du van jusqu’à sa voiture. La poussière se soulève autour de lui lorsqu’il grimpe dans le véhicule. Sa chemise trempée de sueur, ses yeux restent fixes et il s’empare à nouveau du volant de sa Mercedes. Je m’assieds sur la banquette arrière et nous nous élançons sur une route poussiéreuse.

La menace de l’État islamique s’est accrue de façon galopante ces derniers mois, avec le retour en Syrie des armes lourdes de leur campagne irakienne. En ces temps difficiles, les Kurdes reçoivent peu ou pas d’aide de la communauté internationale. Cet isolement amer sur la scène internationale est un trait par trop récurrent dans la longue histoire des Kurdes. Ils n’ont pas de relations militaires avec les pays occidentaux, pas d’accords sur l’armement, et ne reçoivent presque aucun soutien humanitaire dans le nord-est de la Syrie. Il y a que le gouvernement kurde de Syrie et les Unités de protection du peuple sont proches du Parti des travailleurs kurdes (PKK), considéré par l’Otan et les États-Unis comme une organisation terroriste.

Malgré tout, les Unités de protection du peuple kurde continuent de montrer qu’elles sont l’une des forces les plus efficaces pour combattre Daesh, si ce n’est la seule. L’an dernier, elles ont repris des territoires dont l’organisation islamiste s’était emparée, et sont parvenues à défendre leurs frontières. Mais Daesh est désormais beaucoup plus fort, mieux armé, et ses incursions dans la région se font plus fréquentes.

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Des combattants du YPG
Moment de détente à proximité du front
Crédits : Cengiz Yar

L’assaut mené par Daesh à Kobané, ville syrienne contrôlée par les Kurdes, a cependant marqué un tournant dans la guerre. Les Unités de protection ont réussi à faire face au poids de l’artillerie lourde des semaines durant, attirant sur elles l’attention des médias internationaux. La bataille de Kobané a été le théâtre de l’une des premières interventions de la coalition menée par les États-Unis, venue en aide aux Unités de protection du peuple kurde en bombardant des positions de Daesh, le 28 septembre 2014.

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Plus tard dans la journée, Hasso se gare à la sortie d’al-Taliliya, où une longue file de combattants de l’Asayesh s’organise. Ils se préparent à lancer une attaque de représailles conjointe avec les Unités de protection. Tous les véhicules, mini-vans et fourgonnettes, ont été alignés et couverts de boue, un camouflage à bas coût idéal pour le désert. Hasso est escorté vers un endroit d’où il pourra faire signe aux combattants. C’est aussi là que se trouvent les autres figures politiques locales, en nage sous la chaleur épaisse. Alors que les véhicules partent pour la ligne de front, on entend au loin résonner un chant de guerre kurde, à travers un haut-parleur grésillant. Après le passage des camions, Hasso me fait signe de retourner à la voiture et j’avance à sa rencontre. Un grand jeune homme qui marche à mes côtés se tourne vers moi pour me demander si j’ai entendu la musique. Je hoche la tête. Un grand sourire se dessine sur son visage : « L’Asayesh va danser, dit-il. Danser avec Daesh. »


Traduit de l’anglais par Agathe Ranc d’après l’article « The Third Front », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Les terres brûlées du nord-est de la Syrie, par Cengiz Yar.