L’effet de surplomb
Lorsqu’on gravite autour de la Terre à près de 27 000 km/h, le temps s’accélère et des phénomènes se produisent. Le soleil se lève toutes les 90 minutes. Les nuages de l’océan Pacifique se divisent et rétrécissent pour former des fractales stratosphériques. Au-dessus du Sahara, on peut voir où le vent, compressé à travers les trouées des montagnes, sculpter le sable selon des courbes sinusoïdales longues de plus d’un millier de kilomètres.
« Quand on arrive tout là-haut et qu’on voit la Terre pour la première fois, c’est beau, évidemment », raconte Richard Garriott, le sixième touriste à avoir fait le voyage jusqu’à la Station Spatiale Internationale – il est aussi le créateur d’Ultima, une franchise de jeux vidéo au succès époustouflant. « Mais pas non plus au point de changer votre vie. » C’est un réel aveu de la part de Garriott, qui a dépensé des dizaines de millions de dollars, a subi une opération risquée pour se débarrasser d’une malformation du foie et a dû négocier son voyage à bord de la fusée russe Soyouz, pour marcher dans les pas de son père – qui était astronaute. Garriott se souvient avoir vu des joints tectoniques, l’Amazone et ses émanations d’un blanc cotonneux, et le Mississippi qui se jette dans le golfe du Mexique. Mais il n’a pas le souvenir d’avoir ressenti quelque chose de véritablement exceptionnel, jusqu’à ce qu’il voie le Texas virevolter par les hublots de Cupola, la coupole d’observation panoramique de la station. « C’était comme être dans un film où l’on verrait le personnage central dans un couloir, et la camera reculer pendant que l’objectif effectue simultanément un zoom vers l’avant, de sorte qu’on aurait l’impression que le couloir s’effondre de part et d’autre de l’acteur, alors que sa taille ne change pas », explique-t-il. « C’est exactement la sensation physique que j’ai eue. » Ç’aurait pu être tout, et ç’aurait déjà été beaucoup. Mais voir, depuis un tel poste d’observation, la ville familière d’Austin et les paysages craquelés de la planète, autour de laquelle il venait de tourner une centaine de fois, lui a fait un effet singulier – bien qu’il ne soit pas le seul à avoir ressenti cela. Garriott, à ce moment-là, a fait l’expérience d’un phénomène cosmonautique appelé « effet de surplomb » : un sentiment profond d’interconnexion et de magnanimité dont les astronautes parlent depuis la photographie « Lever de Terre », prise durant la mission Apollo 8. Garriott a changé.
De retour sur Terre, il a vendu son 4×4, acheté des panneaux solaires, et il est devenu membre du Temple de la renommée de l’environnement d’Austin. Alors que l’âge du tourisme spatial se profile à l’horizon et que celui des inégalités de revenus bat déjà son plein, l’effet de surplomb n’a jamais été autant d’actualité, ni aussi prometteur. Garriott pense que le fait d’avoir vu la Terre depuis l’espace l’a transformé, et que cela pourrait transformer d’autres personnes. Et il n’est pas le seul à penser de la sorte. Une avant-garde de penseurs gagent que le prochain mouvement populaire prendra une direction surprenante : vers le haut. « Si seulement une fraction d’1 % de la population humaine pouvait faire une expérience similaire », dit Garriott, « je pense que l’opinion publique s’en trouverait complètement transformée. »
Une expérience spirituelle
C’est un écrivain du nom de Frank White qui a rendu le terme populaire dans son livre de 1987, intitulé The Overview Effect: Space Exploration and Human Evolution. Afin d’argumenter en faveur de son idée selon laquelle une prise de conscience d’un nouvel ordre est en train d’advenir progressivement, White a écouté minutieusement les enregistrements d’une petite centaine d’astronautes racontant leurs voyages, et a recueilli le témoignage direct de plusieurs dizaines de voyageurs de l’espace. Leurs confessions l’ont poussé à une conclusion singulière : les astronautes qui ont vu la Terre de l’espace en parlent différemment à leur retour. Ils lui ont confié que vue depuis 400 km de hauteur, l’atmosphère était aussi fine qu’une feuille de papier. La Terre ne remplit pas la totalité du champ de vision, mais on peut observer des détails surprenants. En-dessous de vous, la nature (le vent, l’érosion, les forêts, les montagnes) se montre complètement indifférente à l’existence de frontières. Débarrassée de ses fictions politiques, la terre elle-même rend ridicules les conflits qui se déroulent à sa surface. Ce n’est pas parce que le monde paraît immense, au contraire : dans le contexte spatial, sa petitesse est frappante. C’est le vide de l’espace qui rend les astronautes si disposés, et si désireux de faire de petits compromis, comme d’installer des panneaux solaires, de rationner l’eau et de conduire des voitures électriques. Ils savent que l’alternative à la vie sur Terre n’est qu’immensité et silence.
Pour que l’effet de surplomb produise un effet sur les masses, il faut que davantage de personnes voient le monde d’en haut.
Bien que prêtant particulièrement à la poésie, The Overview Effect n’a pas séduit le public. Le premier tirage du livre s’est écoulé à moins de dix mille exemplaires, et il n’a été que rarement mentionné par les psychologues durant les deux décennies suivantes. Mais les temps ont changé, de même que les relations qu’entretient la NASA avec YouTube – qui pourrait faire davantage pour changer les dispositions du public vis-à-vis de l’effet de surplomb qu’aucun consensus scientifique. L’astronaute canadien Chris Hadfield, célèbre pour s’être filmé en chantant « Space Oddity » en apesanteur, est revenu sur Terre et s’est servi de la célébrité qu’il avait acquise sur YouTube pour en appeler à la préservation de l’environnement, demandant à chacun de prendre soin de la planète comme on prend soin de la fragile Station Spatiale Internationale. L’astronaute hollandais Wubbo Ockels, alors qu’il était en train de mourir d’un cancer du rein sur son lit d’hôpital, a utilisé YouTube pour inciter l’humanité à faire mieux : « Dans l’espace, on voit que nous avons la seule et l’unique : la seule planète. Nous n’avons pas d’alternative, c’est pourquoi nous devons prendre soin de la Terre. » Plus de 240 000 personne ont vu cette vidéo – ce qui n’est rien comparé aux millions qui regardent des images satellites de la planète, ou utilisent Google Earth. Il n’est ainsi pas surprenant que George T. Whitesides, PDG de Virgin Galactic – une entreprise qui a passé des années à éviter soigneusement d’aborder le sujet des répercussions psychologiques du voyage spatial –, ait commencé à exalter de plus en plus l’effet de surplomb cette année. Car le phénomène commence à être accepté. La mission principale de l’institut Overview (une organisation existant depuis maintenant sept ans qui compte Whitesides et Garriot parmi ses membres) est de trouver de nouveaux outils pour penser l’effet de surplomb dans ses aspects cliniques, et de trancher le désaccord entre ceux qui y voient un phénomène scientifique, et ceux qui n’y voient qu’un phénomène spirituel. Cela n’a pas été facile, surtout à cause des récits tout faits à propos du voyage spatial. Certains des premiers astronautes à avoir décrit l’effet de surplomb en ont parlé comme d’une révélation métaphysique. « Ces personnes avaient eu une expérience d’un genre profond », selon David Beaver, l’un des membres fondateurs de l’institut Overview. Ces citations extraites de leur contexte sont devenues du pain béni pour des journalistes enclins à considérer les astronautes américains comme des héros auxquels on peut s’identifier, et moins à montrer qu’ils se comportaient aussi, à un certain degré, comme des rats de laboratoire. Quant aux astronautes, ils sortaient d’écoles militaires ou du MIT (Institut de Technologie du Massachusetts) ou bien étaient passés par les deux : ce n’était pas les plus qualifiés pour exprimer leurs sentiments.
Le bavardage métaphysique qui a entouré dès le départ l’effet de surplomb l’a rendu difficile à prendre au sérieux pour les esprits scientifiques. « Pouvez-vous vous imaginer aller devant le Congrès, ou vous adresser à un venture capitalist en affirmant que l’espace peut provoquer une expérience spirituelle ? » interroge Beaver. White et Beaver ont été des recruteurs actifs. Aujourd’hui, l’institut compte notamment parmi ses membres Rick Tumlinson, qui a créé la Space Frontier Foundation et le Dr Andrew Newberg, neuroscientifique de l’université de Pennsylvanie. Newberg est un pionnier dans le domaine de la neurothéologie, une science émergente qui utilise les techniques de l’imagerie cérébrale pour accéder à l’activité du cerveau pendant les prières et les méditations. La neurologie ne peut fournir la preuve de l’existence d’une puissance supérieure, bien entendu, mais Newberg a montré que l’activité cérébrale est d’un ordre particulier lorsque l’individu fait une expérience spirituelle. « Je ne veux pas devenir mystique à ce propos », prévient Beaver, en ajoutant que le changement personnel qu’il décrit est d’ailleurs plutôt mineur : rien de plus que d’avoir « l’image du monde dans sa tête ». Il pense que le monde bénéficiera de l’augmentation du nombre de personnes ayant une image claire de leur environnement terrestre. Beaver veut que les gens aillent dans l’espace. Et ensuite, il pense qu’il est important qu’ils reviennent.
Olympe
Pour que l’effet de surplomb produise un effet sur les masses, il faut que davantage de personnes voient le monde d’en haut. White invoque la théorie du jalon des 20 % concernant l’innovation : d’après cette théorie, un changement qui affecte un cinquième de la population se répercute sur l’ensemble. Mais cela semble franchement irréaliste. On ne va pas envoyer dans l’espace plus d’un milliard quatre cents millions de personnes – tout du moins, pas dans un futur proche. C’est là qu’intervient Ryan Holmes. Holmes, le fondateur de SpaceVR, prévoit de saisir la vue qu’on a depuis la Station Spatiale Internationale et de l’insérer dans le prochain Oculus Rift. Plus immédiatement, il cherche à collecter 100 000 dollars sur Kickstarter (c’est chose faite depuis le 5 novembre, ndt) afin d’envoyer une caméra VR à 360° sur la Station Spatiale Internationale. Le matériel doit pouvoir résister au coup de pied d’un astronaute en apesanteur, c’est pourquoi les frais sont si importants, mais l’ambition humanitaire l’est également. Il veut offrir une alternative moins coûteuse à l’expérience Space Adventures, à laquelle Garriott a participé, offrant un voyage authentique pour plus d’un million de dollars. Qu’est-ce qui fait la différence entre la vue depuis SpaceVR et celle de Google Earth ? Il est un peu plus difficile de traverser Google Earth à huit kilomètres par seconde. Et la réalité virtuelle est la plus immersive des technologies visuelles disponibles : une simulation d’alunissage en réalité virtuelle, par exemple, a fait couler les larmes de ce père de famille, amoureux de l’espace. « La sensation d’immersion de la réalité virtuelle change radicalement l’expérience », d’après Holmes. « Votre cerveau réagit comme si vous y étiez. »
Il n’est pas surprenant que ce soit un documentaire produit par l’institut Overview qui ait donné à Holmes l’idée de créer SpaceVR. Ce qu’il cherche à procurer, ce sont les effets durables du voyage spatial, et notamment le changement dans la façon de voir le monde. « Si nous pouvions apporter ça au monde », dit-il, « il serait un meilleur endroit où vivre. » Mais la réalité virtuelle ne semble pas pouvoir nous approcher réellement de cet objectif. Whites pense que l’apesanteur joue un rôle dans le sentiment d’euphorie que procure l’effet de surplomb. Et ce qu’il ne faut pas oublier à propos de ce qu’a vécu Garriott, lorsque la vue du Texas a changé sa perception du monde, c’est que cela s’est produit alors qu’il voyait la planète dans sa totalité. « Le problème avec l’effet de surplomb, c’est que tous ces éléments sont nécessaires », selon Garriott, qui se réfère au contexte qui a servi de prélude à sa vision d’Austin. On a besoin de voir l’aspect cotonneux des terres agricoles, les jungles ravagées et consumées, l’humanité étalée d’un bout à l’autre de la surface du monde, comme si elle y avait été coincée par un philatéliste tout puissant. Dans cette perspective, les vols suborbitaux – qui donnent accès à l’apesanteur, mais n’offrent pas les mêmes avantages que la Station Spatiale Internationale – ne peuvent aller qu’ensemble avec la réalité virtuelle, et vice versa.
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Richard Garriott serait-il devenu un actif défenseur de l’environnement, s’il n’était pas allé dans l’espace à bord du Soyouz TMA-13 ? Il reconnaît que c’est possible, mais il ne le pense pas. « Il n’y a pas de doute, je n’aurais pas été aussi inspiré », dit-il, ajoutant : « Enfin j’imagine. » Le doute persiste, mais ce soupçon de méfiance pourrait bien illustrer davantage la consistance de l’expérience. White et Beaver ont remarqué l’existence de sentiments similaires chez d’autres astronautes, surpris par leur activisme de fraîche date. Les astronautes défendent des causes environnementales et humanitaires depuis que John Glenn est devenu sénateur, mais il est difficile d’évaluer les résultats des efforts de cette petite communauté. Avoir une fusée ne garantit pas d’avoir une tribune politique. Mais la prochaine génération des voyageurs de l’espace n’aura pas de problème de publicité. On dit que Justin Bieber, Brad Pitt et Katy Perry seraient parmi les quelques 700 personnes à avoir fait une demande pour voler avec Virgin Galactic. Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir d’une célébrité dotée d’une conscience écologique : la fondation de Leonardo DiCaprio a déjà récolté 40 millions de dollars en 2015, pour la protection des écosystèmes rares et des espèces en voie de disparition. Yao Ming, presque à lui seul, a démoli le prestige de la soupe d’ailerons de requin en Chine.
Le nombre des potentiels touristes spatiaux est en augmentation.
On ne verra pas beaucoup de joueurs de basket mettre le cap sur l’espace – c’est un cauchemar logistique –, mais ceux qui grimpent rapidement dans l’échelle sociale seront sans doute des acteurs majeurs dans d’autres domaines. Pour dire les choses simplement : ils seront riches. Virgin prévoit de faire payer environ 250 000 dollars pour six heures de vol, ce qui limite considérablement leur clientèle. Laetitia, la femme de Garriott, qui est aussi présidente d’Escape dynamics, travaille dur pour imaginer un moyen de fabriquer des fusées réutilisables, afin de faire tomber le prix d’une expérience orbitale complète en-dessous des dix millions de dollars. Un prix considéré comme extrêmement bas. Le nombre des touristes spatiaux potentiels – c’est-à-dire de personnes qui disposent soit de revenus astronomiques, soit d’une richesse personnelle – est en augmentation. Comme cela a été déploré par de nombreux candidats Démocrates, les 1 % les plus riches distancient rapidement le reste des États-Unis. Qu’on considère ou non cette concentration de richesses comme un problème social, le fait est qu’elle place une responsabilité significative sur une petite partie de la population, qui montre la direction à prendre par le caractère de ses dépenses. Et ce petit pourcentage ne réalise pas cela de manière sensée. Les Américains les plus riches donnent actuellement proportionnellement moins de leurs revenus à des associations caritatives qu’ils n’en envoient en donations à des universités privées comme Harvard. Si la tendance se poursuit – et c’est ce que les tendances font généralement – les 1 % les plus fortunés pourraient détenir la moitié de la richesse du monde dès l’année prochaine. Nous allons nous retrouver avec une sous-classe de demi-dieux. Que verront-ils, lorsque, là-haut dans l’espace, ils regarderont la Terre ? La réponse à cette question, on la trouve chez le prix Nobel et économiste Joseph Stiglitz, qui a mis au jour en 2013 le lien intrinsèque existant entre l’inégalité économique et le développement durable. Et ce lien est facile à voir depuis l’espace, comme on peut s’en douter. Le réchauffement climatique risque de nuire davantage aux pays les plus pauvres, et particulièrement à ceux situés au niveau des tropiques. À l’intérieur même des pays, la pollution touche de manière disproportionnée les catégories sociales aux revenus les moins élevés.
Une étude de 2012 montre qu’une augmentation de 10 % du nombre de personnes au chômage dans une population est liée à une exposition au carbone et aux particules de vanadium qui est de 20 % plus importante. Tout est visible depuis l’œil tout-puissant des stations spatiales : les nuages de carbone et l’érosion des deltas défilent. Le lien entre les couches sociales et les terres habitées devient évident, de même que cette vérité : aider la Terre, c’est aussi aider les gens qui l’habitent.
« Les grands chefs d’entreprise peuvent orienter ces choses dans une direction globale satisfaisante », selon Garriott. « C’est ce que je leur demande », précise-t-il. Si quelqu’un ouvrait son propre crâne afin de laisser voir son cortex cérébral, il aurait à se défaire de 30 à 40 % de sa tête pour pouvoir exposer les aires du cerveau responsables du processus visuel. Nous sommes des êtres visuels. Et le pouvoir de l’effet de surplomb semblerait provenir de son caractère fondamentalement visuel. Regarder vers la Terre peut être une expérience émotionnelle, mais cette expérience n’est-elle pas aussi de nature intellectuelle ? En effet, la vue permet à la partie du cerveau qui est orientée vers les images de saisir le concept de « Terre ». Peut-être n’est-il pas primordial que monsieur Tout-le-monde se représente le caractère chétif et la fragilité de notre planète, mais il est primordial que cela soit le cas des dirigeants – autant de ceux qui sont élus, que des autres. Et on peut ici entrevoir les perspectives étonnantes ouvertes par l’effet de surplomb : L’occasion de faire de l’espace une arme dans la guerre pour la prise de conscience globale. Que penserait Donald Trump s’il voyait l’un de ses cours de golf entouré de déserts, à 400 kilomètres de hauteur ? Que penserait Jeb Bush du changement climatique s’il observait la côte de la Floride ? Que ferait le pape d’un tel voyage ? Quand les premiers astronautes sont revenus de l’espace, l’humanité était curieuse de savoir ce qu’ils avaient appris des étoiles. Peut-être aurions-nous dû leur demander ce qu’ils avaient appris de la Terre. Peut-être qu’il reste encore une chance d’apprendre cela d’individus comme Garriott, qui ont les moyens d’agir à une échelle globale.
Traduit de l’anglais par Manon Havet d’après l’article « Space Tourism and the Overview Effect Will Transform the One Percent », paru dans Inverse. Couverture : La Terre vue depuis la Cupola de l’ISS.