Recep Cesur
Le 1er juillet 2004, l’ancien président irakien, Saddam Hussein, a été jugé pour crimes contre l’humanité. Le dictateur déchu a été débusqué du trou dans lequel il vivait caché depuis une année, survivant comme il pouvait en se nourrissant de Bounty et en buvant des canettes de 7 Up. Lorsque ses assaillants lui ont demandé son nom, Saddam a répondu : « Vous êtes en Irak. Vous savez qui je suis. » Au cours de ses différents discours devant le procureur, il s’en prenait à des personnalités comme George W. Bush ou les Koweïtiens en général. Comme chacun sait, le procès s’est terminé par l’exécution de Saddam, deux ans plus tard.
Pour certains, le procès a mis fin à un long cauchemar. Pour d’autres, il a permis de donner une légitimité à l’état post-Saddam. Mais pour Recep Cesur, qui a suivi le déroulement du procès avec une attention particulière depuis Istanbul, il s’agissait d’une toute autre affaire : une grosse promotion pour sa nouvelle ligne de vêtements pour homme. « J’ai commencé à regarder le procès dès son ouverture », raconte Cesur. « Je voulais me rendre compte de quoi il avait l’air dans mon costume. » Malgré le nombre d’années qui se sont écoulées, Cesar, qui arbore aujourd’hui fièrement une barbe grisonnante, se rappelle encore des mensurations de Saddam : « Il chaussait du 46, son pantalon était de taille 54 et sa veste du 56. » Ironie du sort, le costume de Saddam Hussein a été conçu et manufacturé par un homme issu de cette même ethnie que le dictateur a tenté d’exterminer. Recep Cesur est kurde. Au cours de la campagne d’Anfal, Saddam Hussein a fait tuer plus de 200 000 kurdes et 4 500 communautés ont été éradiquées. À un moment de l’assaut, dans une action qui n’est pas sans rappeler les tactiques du président syrien Bashar el-Assad, Hussein a eu recours aux armes chimiques contre son propre peuple. « La politique de Saddam était affreuse, mais c’était un bon client », témoigne Cesur, kurde et fier, admirant toujours la figure du leader kurde d’Irak, Mustafa Barzani, qui a combattu le parti Baas en Irak pour finalement mourir en exil en 1979. Au cours des années durant lesquelles Saddam était au pouvoir, son entourage proche a commandé non moins de 220 costumes chez Cesur, dans son magasin de Bagdad – 80 d’entre eux ont été portés par l’homme à la moustache lui-même. Avant le procès, l’un des employés du tailleur a été chargé de préparer toute une série de costumes, conçue spécialement à l’occasion de cette courte apparition publique.
Main mise sur l’Irak
En sirotant son thé irakien, le tailleur admet que la publicité engendrée par le fait d’avoir Saddam Hussein pour client lui a permis de garder la main mise sur le marché en Irak.
Cesur est issu de la banlieue Sud de la cité turque de Diyarbakir, l’une des villes qui accueille la plus large population de Kurdes dans le monde. Là-bas, il a appris lui-même les rouages de la confection d’un costume, en gagnant par ailleurs sa vie comme cireur de chaussures. Le soir, ses frères et lui élaboraient des plans pour monter leur propre business. Au début des années 1990, Cesur avait économisé assez d’argent pour s’acheter un fond de commerce qui lui permettait de débuter son activité de tailleur. C’est en se rendant compte que la plupart des grandes villes du Moyen-Orient étaient pauvres en artisans de la profession qu’il s’est décidé à ouvrir son entreprise à Bagdad. Aujourd’hui, les costumes de Cesur s’exportent dans trois continents, et le nombre de ses clients ne cesse d’augmenter, allant de l’homme d’état aux armées rebelles. Sur sa liste de clients, on retrouve l’ancien président pakistanais Pervez Musharraf, le président afghan Hamid Karzai, ou encore Ramush Haradinaj, l’ancien leader de l’Armée de Libération du Kosovo, un homme qui s’est retrouvé jugé et acquitté par deux fois pour crimes contre l’humanité. Cesur exporte 60 000 costumes et 250 000 t-shirts par an, depuis la Turquie jusqu’aux quatre coins du monde. En sirotant son thé irakien, le tailleur admet que la publicité engendrée par le fait d’avoir Saddam Hussein pour client lui a permis de garder la main mise sur le marché en Irak, marché suivi de très près par celui de la Belgique. Il croit aussi que son business a un potentiel immense en Afrique : Cesur fait remarquer que, comme Bagdad dans les années 1990, de nombreuses villes en Afrique ne proposent pas à leurs habitants des magasins pour trouver de quoi s’habiller. Récemment, Mohamed Ould Abdel Aziz, le président de la Mauritanie, actuellement aux commandes de l’Union Africaine, s’est offert un costume Cesur. Fin mars, Recep s’est rendu au Ghana, un pays connu pour avoir une forte tradition de tailleurs, afin de dénicher des possibilités d’ouverture de marché. Il voyage en moyenne quatre mois par ans. « Mon passeport est rempli de tampons en l’espace d’un an », raconte-t-il en souriant.
Business de luxe
Le client le plus prestigieux de Cesur reste le défunt Nelson Mandela, qui s’est offert une veste et un pantalon en 2000. « Il n’y a jamais eu d ‘équivalent politique pour rivaliser avec Mandela, pas même Moustafa Barzani », commente-t-il. Lorsqu’on lui demande quel client il aurait aimé avoir, il se penche un instant sur la carte du monde : « Nicolas Sarkozy est un homme de goût. Le premier ministre du Danemark… comment s’appelle-t-elle, déjà ? Hell Thorning-Schmidt ? Cela me plairait beaucoup de lui confectionner un costume. Ce serait un challenge intéressant pour moi, d’habiller un leader politique féminin. Les femmes, comme les hommes, portent très bien le costume. » Recep Cesur a arrêté de compter le nombre de fois où il est apparu à la télévision locale, et se vante d’avoir été interviewé par tout le monde, d’Al Jazeera au Figaro. Il nous montre un guide touristique allemand qu’il sort de son bureau et qui recommande vivement de visiter son magasin. D’ailleurs, on ne peut pas se tromper : cet endroit est toujours rempli de monde. En l’espace d’une heure, nous avons vu le directeur de l’hôpital ouïghour s’arrêter pour discuter, une famille de Kazakhs se balader dans les allées ou encore un businessman camerounais s’offrir dix costumes et leurs cravates assorties, en essayant de marchander le prix avec Nicholas, le vendeur Moldave. Cesur peut commercer en turc, kurde, perse ou encore en arabe – un avantage qu’il a perfectionné lors de ses voyages à l’international et à Diyarbakir, autrefois une plaque tournante incontournable sur la Route de la Soie.
Les quatre frères de Cesur ont également joué un rôle décisif dans la construction de son empire. Au-delà de la petite équipe en poste à Istanbul chargée de la production et de la vente, la famille gère un magasin et une usine à Diyarbakir. Au total, Cesur emploie 350 personnes à temps plein. Avant la fin de la décennie, il espère pouvoir rentrer à Diyarbakir. « Nous autres, Kurdes, nous essayons de nous entraider économiquement, et avec mes capacités et mes entrées dans le monde du business, je peux aider ma communauté. » Au lendemain du procès de Saddam, les ventes de Cesur ont triplé en Irak. D’influents leaders irakiens viennent maintenant s’habiller chez lui. Tareq al-Hachemi, qui a été le vice président d’Irak de 2006 à 2012, s’est récemment installé en Turquie et se fournit régulièrement chez Cesur. Une photo d’Hachemi visitant un magasin à Istanbul trône d’ailleurs au dessus du bureau du tailleur. Hoshyar Zebari, le ministre irakien des Affaires Étrangère, lui-même Kurde d’Irak, s’habille chez lui. Il garde les informations de ses clients politiques dans un registre spécial. Sur la première page apparaissent les mensurations de Saddam Hussein, mais Cesur souligne qu’il doit constamment ajouter de nouvelles pages, une pour chacun de ces nouveaux businessmen et hommes politiques irakien, désireux d’acquérir un costume de sa marque. Les régimes politiques peuvent changer, la mode, elle, demeure.
Traduit de l’anglais par Delphine Sicot d’après l’article « Saddam’s Tailor », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : dans le magasin de Recep Cesur, Joseph Hammond.