L’ambition d’un géant
En 2005, la Royal Dutch Shell, alors quatrième plus grande entreprise du monde, a acheté une plateforme de forage à la fois grande – elle s’élevait à près de 75 mètres au-dessus du niveau de la mer – et inhabituellement ronde. La coque du Kulluk était faite d’acier de quatre centimètres d’épaisseur. Sa forme arrondie était conçue pour amortir les chocs éventuels. Un système d’ancrage à douze points pouvait maintenir en place la coque au-dessus d’un puits de pétrole pendant une journée entière, malgré des vagues de plus de cinq mètres ou une banquise agitée d’un mètre d’épaisseur. Sa mèche de forage, soutenue par un derrick de 49 mètres, pouvait plonger sous la mer à une profondeur de 180 mètres et creuser 6 000 mètres supplémentaires dans les fonds marins, où elle pouvait alors vérifier la présence de gisements de pétrole qui n’existeraient sans cela que dans les estimations des géologues. Kulluk était même doté d’un sauna. Il pouvait (en théorie) se rendre là où peu d’autres plateformes peuvent aller, permettant (en théorie) à Shell de trouver du pétrole que peu d’autres compagnies pétrolières parviennent à dénicher. Si cette acquisition revêtait une importance capitale, ce n’est pas parce que Shell avait besoin de pétrole : l’entreprise en avait alors énormément. C’est parce que durant toute l’année précédente, Shell s’était empêtré dans un scandale impliquant la plus sacrée des promesses d’avenir pour une compagnie pétrolière : ses réserves prouvées. Les réserves prouvées sont mesurées en barils de pétrole, bien que le pétrole en question repose toujours dans le sol. On ne connaît pas son volume total, ou plus exactement celui-ci varie constamment, car la quantité de pétrole qu’un gisement donné peut produire dépend de plusieurs facteurs, humains autant que géologiques.
Un même gisement pourra s’avérer plus ou moins rentable si les méthodes de production s’améliorent entre-temps (comme ce fut le cas avec la fracturation hydraulique), si les cours du pétrole grimpent ou descendent (certains gisements de sable bitumineux ne valent tout bonnement pas la peine d’être exploités quand le prix du pétrole n’est pas élevé), si l’environnement réglementaire change (comme ce fut le cas avec le moratoire américain sur les forages offshore après la catastrophe de Deepwater Horizon, en 2010), ou si l’environnement lui-même connaît des transformations (la fonte des glaces dans le Haut-Arctique peut faciliter l’accès à des gisements jusque-là hors de portée). Malgré leur virtualité, les réserves prouvées d’une compagnie pétrolière définissent la façon dont le monde la perçoit : elles ont une influence sur son cours en bourse ou sa notation financière. Dans une série d’annonces, Shell avait finalement admis avoir surévalué ses réserves prouvées de 22 %, soit 4,47 milliards de barils de pétrole. Son action avait alors baissé de près de 10 % en une nuit, et son directeur général s’était vu poussé vers la sortie. La Securities and Exchange Commission, organe américain de contrôle des marchés financiers, et la Financial Services Authority, son équivalent britannique, lui avaient adressé une amende de près de 150 millions de dollars. Pour assurer sa croissance à court terme, Shell a alors dû convaincre les investisseurs que son avenir à long terme était aussi lumineux qu’elle l’avait clamé sur le papier. Mais le pétrole le plus aisément accessible de la planète avait disparu, et avec lui ses puits domestiques et ses premiers monarques. À l’ère qui précéda le premier choc pétrolier de 1973, les auto-proclamés supermajors – dont Shell et ses prédécesseurs, BP, Chevron et Exxon – contrôlaient plus de 80 % des réserves mondiales.
En 2005, plus de 80 % des réserves restantes étaient contrôlées par des compagnies pétrolières nationales : Aramco en Arabie Saoudite, Petrobras au Brésil, Petronas en Malaisie, Gazprom en Russie, Cnooc en Chine, et bien d’autres encore. Conséquence : géographiquement autant que techniquement, la course au pétrole se gagnait aux extrêmes, que sont l’huile de schiste dans le sud du Texas, les sables bitumineux d’Alberta, les sites en eaux profondes du Brésil ou les puits offshore de l’Arctique. La course était aussi devenue de plus en plus coûteuse : le seuil de rentabilité, pour beaucoup de ces hydrocarbures dits non conventionnels était de 70 dollars ou plus par baril. La raison d’être de ces projets, économiquement parlant, demandait dès lors un cours du pétrole élevé. Cela signifiait pour Shell que pour se lancer dans cette course et obtenir des réserves prouvées – afin de les ajouter à son bilan –, le cours du pétrole devait être élevé. En 2005, c’était le cas. En inuvialuktun, la langue parlée dans la région d’Inuvik, dans les Territoires du Nord-Ouest canadiens, le mot Kulluk signifie « tonnerre » (le nom a été trouvé lors d’un concours gagné par une écolière locale en 1982). La plateforme a été construite spécialement pour l’exploration de ce qui était à ce moment-là considéré comme la dernière grande opportunité énergétique. Dans une série de rapports, l’USGS, un institut d’études géologiques américain, avait affirmé que l’Arctique détenait près d’un quart des réserves de pétrole encore non découvertes dans le monde.
Juste en-dessous de la région américaine de l’océan Arctique, dans les mers de Beaufort et des Tchouktches, les réserves étaient estimées à 27 milliards de barils de pétrole récupérable et 3 681 milliards de mètres cube de gaz naturel – plus de trente fois ce que les États-Unis importent annuellement des pays de l’OPEP. Le seuil de rentabilité était substantiel, mais le cours du pétrole l’était tout autant. Selon un membre du gouvernement, à 80 dollars le baril, 12 milliards de barils pouvaient être extraits pour la seule mer des Tchouktches. En 2005, outre son acquisition du Kulluk, Shell a offert 44 millions de dollars pour s’approprier 44 parcelles de fonds marins, en mer de Beaufort. En 2006, la compagnie a engagé un sous-traitant, Frontier Drilling – depuis filiale de Noble Corporation –, pour le fonctionnement et la gestion du personnel du Kulluk. En 2007, elle a fait une nouvelle offre de 39 millions pour doubler ses possessions du Beaufort. En 2008, elle a battu un record avec 2,1 milliards de dollars dépensés en leasing en mer des Tchouktches.
Shell a goûté à l’équivalent logistique d’une mission lunaire.
Au fil du temps, Shell a dépensé 292 millions de dollars pour maintenir à flot le Kulluk (le prix initial de la plateforme n’a jamais été dévoilé). Depuis son siège américain à Houston, où les cadres supervisent la logistique dans la distante Arctique, Shell a bataillé en justice contre des groupes écologistes et les populations autochtones. L’entreprise a également dû patienter pendant le moratoire sur le forage offshore imposé à la suite de la catastrophe de Deepwater Horizon, la plateforme pétrolière de BP. L’Arctique était pour Shell un investissement à long terme (sur un projet de cette envergure et dans des territoires si distants, il a fallu attendre dix ans après la découverte de pétrole pour que Shell commence seulement à démarrer la production), mais l’avenir se rapprochant sans cesse, en 2010, l’entreprise était nerveuse. Elle a placé des publicités dans les journaux, espérant faire pression sur l’administration Obama pour l’ouverture de l’Arctique. Une de ces publicités présente une petite fille lisant au lit, un ours en peluche posé près de sa lampe de chevet. « Dans quel genre de monde cette petite fille grandira-t-elle ? » est-il écrit. Si « nous voulons qu’elle ait toujours de la lumière, nous aurons besoin d’utiliser toutes les sources d’énergie disponibles. Allons-y. » Même avec permission, l’accès au pétrole n’a rien d’aisé. L’Arctique, en Alaska, n’a pas de port en eaux profondes. Le plus proche se trouve dans les îles Aléoutiennes, à Dutch Harbor, à un millier de miles au sud, via le détroit de Bering. Dans les villages Inupiat éparpillés sur la côte tchouktche, où l’on pêche à la baleine, seule une poignée de pistes d’atterrissage sont suffisamment longues pour accueillir autre chose que des avions à hélices. Il y a peu de routes et lorsque les habitants, l’été, viennent y faire un saut, ils le font en bateau, à pied ou en véhicule tout-terrain. Shell a goûté à l’équivalent logistique d’une mission lunaire.
Quand la banquise effectue son retrait annuel, durant le bref été arctique, Shell devrait acheminer le Kulluk, mais aussi tout le reste : personnel, pétroliers, brise-glaces, logements pour les employés, bateaux d’approvisionnement, hélicoptères, remorqueurs, barges pour le nettoiement des déversements, ainsi qu’une seconde plateforme pour forer un puits de rechange en cas de dysfonctionnement. Suite à l’affaire du Deepwater Horizon, Shell a dû construire un dôme de confinement adapté à l’Arctique pour un coût de 400 millions de dollars : une couche de protection supplémentaire contre le risque de déversements d’hydrocarbures, dont la compagnie avait besoin si elle voulait tirer vers le nord.
Mission polaire
En 2012, Shell est devenue la plus grande entreprise du monde, avec 467,2 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 87 000 salariés dans 70 pays. La compagnie était alors sur le point de dépenser six millions de dollars pour se préparer à l’extrême nord de l’Alaska et, au mois de mars, l’administration Obama a approuvé les forages exploratoires. La tâche la plus ardue n’était plus tant de domestiquer la nouvelle frontière que de l’amener à portée, pour relier la région au reste du monde. Shell imaginait un futur fait de nouveaux ports, d’aéroports sortis de terres et de plateformes pétrolières permanentes. En plissant les yeux, on pouvait presque distinguer les lignes se dessiner ; le programme arctique de Shell ressemblait au Kulluk lui-même : une chose énorme au bout d’une grande ligne ténue. L’idée était simple : le Kulluk devait jeter l’ancre dans les fonds marins de l’océan Arctique, au-dessus d’un gisement supposé de pétrole, et forer suffisamment profondément pour prélever des carottes – la même opération que réalisent des centaines de plateformes pétrolières, dans des eaux plus chaudes, tout autour du monde. S’il trouvait suffisamment de pétrole, ces puits-tests seraient remplacés par un puits de production, et le Kulluk par une plateforme permanente qui resterait sur place pour plusieurs décennies.
Shell a fait rénover le Kulluk dans les chantiers navals de Vigor Marine, à Seattle : nouvelles cabines pour l’équipage, nouvelles grues, nouveaux générateurs, et nouvelle charte graphique bleue et blanche choisie, selon le communiqué de Vigor Marine, « pour mieux s’accorder avec ce qu’on connaît des préférences des baleines ». La rénovation la plus importante – du moins du point de vue des garde-côtes qui enquêteraient sur l’affaire– concernait les chaînes du système de remorquage en acier du Kulluk. Celles-ci reliaient la plateforme au câble de son remorqueur, l’Aiviq, navire construit pour le Kulluk par un autre sous-traitant, le constructeur Edison Chouest, de Louisiane, qui fournissait également son équipage. Shell a engagé une autre société, MatthewsDaniel, pour expertiser de manière indépendante la sûreté de son dispositif de remorquage. MatthewsDaniel lui a recommandé une connexion plus robuste entre la plateforme et la remorque pour la rude traversée en Alaska qui se profilait. Mais, plutôt que de commander des pièces de remplacement, les ouvriers ont repéré des chaînes apparemment plus solides dans un bac de stockage du chantier naval. Les chaînes trouvées n’avaient pas de certification et n’étaient pas enregistrées, mais elles semblaient « comme neuves », dira-t-on ensuite aux enquêteurs. Quoi qu’il en soit, elles servaient pour le Kulluk. Par un mercredi ensoleillé de juin 2012, la flotte de Shell est partie pour l’Arctique. Derrière le Kulluk et l’Aiviq, dans un convoi bleu et blanc fumant à travers Puget Sound (un bras de mer ouvrant sur l’océan Pacifique, ndt), voguait un troisième navire. Il était la propriété de Noble Drilling, le sous-traitant que Shell avait engagé pour gérer le Kulluk, et baptisé Noble Discoverer, long de 156 mètres. Contrairement au Kulluk, le Discoverer était autopropulsé. Tout comme le Kulluk, il était âgé. Bâti en 1966 en tant que porte-bûches avant d’être converti en pétrolier dix ans plus tard, c’était même l’un des navires de forage en activité les plus anciens du monde.
Le Noble Discoverer a fait rénover ses dispositifs de contrôle de la pollution atmosphérique, de même que le Kulluk, dans le chantier naval de Seattle. Une tâche rondement menée. Dans un communiqué de presse, Vigor Marine déclarait avoir « mobilisé une équipe de plus de 500 ouvriers qualifiés – attentifs à la qualité de leur travail – pour effectuer des tâches normalement réalisées en six mois en seulement dix semaines ». Le Kulluk, remorqué à l’allure d’un jogger, et le Noble Discoverer, un peu plus rapidement, ont voyagé vers le nord et traversé la frontière canadienne, passant l’île de Vancouver pour atteindre l’océan Pacifique. Alors que les derniers signes restants de civilisation disparaissaient, les bateaux ont dépassé les régions riches en saumon de l’archipel Haida Gwaii, les fjords du Parc national de Glacier Bay et les espaces préservés de la forêt nationale de Chugach. Ils se sont finalement dirigés vers l’ouest, où ils ont atteint le port en eaux profondes de Dutch Harbor, qui repose, seul, au milieu de l’enchaînement formé par les îles Aléoutiennes, à 1 300 kilomètres d’Anchorage et autant du territoire russe. Les 3 200 kilomètres du voyage Seattle-Dutch Harbor avaient duré près de trois semaines. Les plus proches propriétés de Shell en Arctique étaient à 1 600 kilomètres plus au nord, toujours recouvertes de glace. La flotte devait rester à Dutch Harbor autant de temps que nécessaire – des semaines, pas des mois, pensait Shell – d’ici à ce que la glace ait fondu. C’est là que les ennuis ont commencé. Le Noble Discoverer, a été le premier bateau à problèmes, pas le Kulluk. Le 14 juillet, une tempête a drainé des vents de 30 nœuds, soit 55 km/h, ce qui n’avait rien d’inhabituel pour un Aléoutien ou pour des membres d’équipage habitués à l’Alaska, mais qui était suffisant pour faire glisser l’ancre du Noble Discoverer et le repousser au sud, où il s’est échoué – ou presque – sur une plage de sable proche de la ville. Plus d’une douzaine de personnes, depuis la côte, ont observé les remorqueurs tracter le Noble Discoverer dans la baie. Certains d’entre eux postaient des photos sur Facebook.
Les vents qui usent habituellement les étendues désertiques glacées font maintenant rouler l’eau en vagues déferlantes.
Le plus grand danger était politique : pour les opposants aux forages qui suivent le moindre mouvement de Shell – Greenpeace a dépêché aussitôt un de ses bateaux en Alaska –, un échouement était une nouvelle chance de déclarer la compagnie inapte à manœuvrer en Arctique. Dans un mail envoyé aux journalistes, Shell a insisté : il n’y a pas eu d’échouement, le navire de forage a seulement « dérivé vers la terre et s’est arrêté tout près de la côte ». L’US Coast Guard a envoyé plusieurs plongeurs pour inspecter la coque : après n’avoir relevé aucun dommage, elle a autorisé le bateau à repartir. Juillet est devenu août, et août est devenu septembre. La glace, au nord de l’Alaska, a fondu avec un retard de plusieurs semaines – du point de vue, en tout cas, des nouveaux standards d’un nord qui se réchauffe – et le forage n’avait pas commencé. Le contretemps venait du nouveau dôme de confinement et de la barge de nettoyage des déversements qu’un autre sous-traitant, Superior Energy Services, avait construit en vue de la transporter au nord. Le dôme et la barge n’étant pas prêtes, Shell ne pouvait pas être autorisé à se mettre en quête de son pétrole. Son projet de forer cinq puits d’exploration, trois en mer des Tchouktches et deux en mer de Beaufort, a commencé à vaciller. En septembre, lors d’un essai en mer dans les eaux calmes de Puget Sound, sans crier gare, le dôme de confinement à 400 millions de dollars a frappé la surface de la mer – à cause d’une connexion électronique défectueuse. Il a « sauté hors de l’eau comme une baleine », d’après un inspecteur fédéral, avant de plonger sur plus de 35 mètres. Quand on l’a remonté à la surface, il était « écrasé comme une canette de bière ». Shell n’a pas abandonné. Même avant l’écrasement du dôme de confinement, la compagnie a proposé une nouvelle stratégie censée donner des résultats avant que l’hiver ne s’installe. Le Kulluk et le Noble Discoverer devaient creuser un puits partiel à environ 430 mètres de profondeur, s’arrêtant juste avant la zone pétrolière, puis le boucher et préparer l’ouverture supérieure pour le moment où Shell pourrait revenir avec un dôme de confinement en état de marche. On a amené les pétroliers sur place : le Noble Discoverer dans les Tchouktches, au nord du détroit de Bering, et le Kulluk dans la mer lointaine de Beaufort, qui chevauche la frontière Alaska-Canada à l’est – soit un tractage sur près de 2 740 kilomètres depuis Dutch Harbor. Le département de l’Intérieur a autorisé le projet.
Apprentissage difficile
Les mers de Beaufort et des Tchouktches sont peu profondes, ce qui les rend biologiquement productives et plus faciles à explorer. Des étoiles de mer et des crabes des neiges vivent dans les fonds marins limoneux, où des panaches de sédiments se soulèvent quand une ancre ou un sous-marin se pose. Les glaces flottantes des Tchouktches, densément striées et fissurées comme le sérac d’un glacier, sont le domicile d’environ la moitié des ours polaires d’Amérique, lesquels se nourrissent de ses phoques tachetés ou annelés et de ses dizaines de milliers de morses. Au printemps, alors que la glace commence à reculer vers le Pôle Nord, les baleines boréales migrent le long des côtes de la mer des Tchouktches et en mer de Beaufort, où les Inupiats les chassent. Quand la glace s’en va, les mers prennent des teintes obscures et glauques, et le brouillard devient fréquent. Les vents qui usent habituellement les étendues désertiques glacées font maintenant rouler l’eau en vagues déferlantes. En surface, il y a peu à voir. Les bateaux peuvent naviguer des semaines durant sans croiser un autre vaisseau.
Quand l’équipe criminelle est arrivée, l’équipage a fait motus.
Pete Slaiby, vice président de Shell pour l’Alaska, a travaillé dur pour assurer aux Alaskains que les forages seraient sûrs. Avant l’Alaska, il travaillait déjà pour la compagnie, mais à Brunei. Désormais, il voyageait de réunions en réunions dans les villages et les villes du Grand Nord. « Les gens de Brunei sont tout autant attachés à leurs récifs de coraaux que les Inupiats à leurs baleines », racontait Slaiby en 2011 dans une conférence près d’Anchorage, précisant qu’il souhaitait « souligner l’importance de cet attachement, ainsi que la gratitude de Shell à ceux à qui l’on demande de faire confiance au fait qu’une compagnie pétrolière peut agir – et agira – de la meilleure des manières ». Le 8 septembre, en mer des Tchouktches, Shell a franchi une étape importante. Le Noble Discoverer a fixé ses ancres aux fonds marins. La foreuse a commencé à tourner. À peine 24 heures plus tard, les vents de l’Arctique déplaçaient un bloc de glace long de près de 50 kilomètres et large de 15 kilomètres au niveau du bateau, contraint de battre en retraite. Peu importait. Le même jour, une vidéo de mauvaise qualité est apparu sur le compte YouTube officiel de Shell. « Shell prépare le trépan pour un premier forage ! » indiquait l’enregistrement. « Cela marque l’aboutissement de plus de six ans de travail pour Shell. C’est la première fois qu’une mèche de forage touche les fonds marins de la région américaine de la mer des Tchouktches depuis plus de deux décennies. » Le 3 octobre, dans une mer de Beaufort inaccessible pendant des semaines durant la période de chasse à la baleine, le Kulluk est parvenu à son tour au même résultat. Shell savourait ces moments, bien que la compagnie ne soit qu’à l’orée du forage de deux puits sur les cinq opérations prévues.
Il était alors temps de partir. Fin octobre, dans les mers des Tchouktches et de Beaufort, il fait nuit plus de 16 heures par jour. L’Arctique produit son mélange classique de nuages, de brume, de vent et de neige. Un mois à peine après avoir atteint sa taille la plus faible, la banquise fait doucement son retour. Ses morceaux éliminent des pans entiers de mer. C’est l’heure où les bateaux doivent quitter l’Arctique ou risquer d’être faits prisonniers de la glace. Le 28 octobre, le Noble Discoverer a quitté les Tchouktches pour Dutch Harbor. Le voyage s’est passé sans encombres, mais deux semaines plus tard, au port, son système d’échappement refait à neuf a émis un souffle sourd que les responsables de la compagnie ont ressenti à des centaines de mètres de là. Ils ont appelé le 911. L’équipage éteignait un petit incendie quelques minutes avant l’arrivée de la police et des pompiers. Dans un e-mail adressé à une station de radio locale, un porte-parole de Shell se refusait d’évoquer l’explosion autrement que comme « un banal accident ». Dix jours plus tard, près de Seward, Alaska, l’arbre de transmission du Noble Discoverer a commencé à vibrer si fort que l’équipage a dû éteindre ses moteurs et se faire remorquer au port. Les inspecteurs sûreté de l’US Coast Guard sont montés à bord pour une visite de routine et ont recensé 16 infractions, dont nombre d’entre elles étaient sérieuses. « Suite aux incendies », ont-ils écrit, « la machine de propulsion principale et toutes les machines auxiliaires essentielles à la propulsion et à la sécurité de l’unité sont compromises ». Ils ont temporairement saisi le bateau afin qu’il ne puisse pas quitter le port et contacté une unité criminelle de garde-côtes, venue de l’extérieur de l’Alaska.
Noble Drilling, le sous-traitant de Shell, s’est empressé de fournir des avocats à l’équipage. Quand l’équipe criminelle est arrivée, l’équipage a fait motus et l’affaire a été transférée au département de la Justice américain. Finalement, avec l’aide d’un informateur resté anonyme, les enquêteurs ont pris connaissance de multiples pannes de machines non rapportées, ainsi que de la présence d’un système de fortune pour l’évacuation des eaux de cale, libérant des résidus pétroliers dans l’océan (deux ans plus tard, le 19 décembre 2014, la société Noble Drilling plaidait coupable pour les huit charges retenues contre elle et acceptait de payer 12,2 millions de dollars en amendes et autres paiements d’intérêt général). Pendant que le Noble Discoverer traçait sa route au sud vers les Tchouktches, le Kulluk était toujours en opérations en mer de Beaufort. Il n’a pas pu s’en aller avant d’avoir libéré la plupart de son équipage de forage de 83 personnes. Pour transporter ses employés depuis et vers le rivage de la mer de Beaufort, Shell a engagé PHI, une société hélicoptères avec qui l’entreprise a souvent travaillé dans le golfe du Mexique. La météo se dégradant, les hélicoptères s’avéraient souvent incapables de faire leurs traversées. Ils ne disposaient pas de dispositifs de dégivrage, et leurs pilotes n’étaient guère familiers de l’Arctique. Outre ces retards, les mers éprouvantes compliquaient le réapprovisionnement en essence du remorqueur du Kulluk, l’Aiviq. La barge, en novembre, est restée à 70º Nord. Les congères se sont empilées sur son pont, et tout autour de lui, de la glace de la consistance d’une granita s’est formée à la surface de l’eau. Alors que Shell préparait la plateforme pour le voyage retour vers Dutch Harbor et peut-être même Seattle, la compagnie a essayé à nouveau d’engager MatthewsDaniel, la société d’expertise maritime indépendante dont elle avait utilisé les services pour examiner et approuver son remorquage vers le nord en juin 2012. Cette fois, l’entreprise n’était pas disponible, dirait plus tard Shell aux enquêteurs. Mais d’après un rapport de 152 pages sur l’échouement du Kulluk publié par l’US Coast Guard en avril 2014, MatthewsDaniel s’était bel et bien inquiété du fait que la seconde partie du voyage puisse être trop dangereuse. Dans un e-mail, MatthewsDaniel écrivat ainsi à Shell qu’il « n’approuverait pas un remorquage du Kulluk de Dutch Harbor jusqu’à Seattle durant le mois de novembre, les données météorologiques montrant que dans le golfe d’Alaska, les vagues pouvaient atteindre dix mètres de haut ». Shell a engagé un autre cabinet d’expertise, GL Noble Denton (sans lien avec Noble Drilling), qui a consenti à approuver l’aller comme le retour du voyage. Quand le Kulluk est finalement arrivé à Dutch Harbor, c’était presque Thanksgiving.
Un environnement hostile
Au mois de décembre, le golfe d’Alaska est l’un des endroits les plus soumis aux tempêtes du monde. Selon le National Weather Service, en décembre et en janvier, des vents de force 8 soufflent durant 15 % du temps ; et 20 % du temps, la mer enfle à plus de cinq mètres de hauteur. Des vents de force 12 (les plus puissants qu’on puisse enregistrer, ndt) y soufflent deux à trois fois au cours d’une année normale. Il aurait été raisonnable de passer l’hiver à Dutch Harbor, en sécurité dans les îles Aléoutiennes, à la pointe du golfe. À Dutch Harbor, le Kulluk disposait d’un poste d’amarrage sur-mesure, arrondi pour coïncider avec sa coque, et se serait ainsi trouvé en meilleure situation pour retourner dans l’Arctique l’été suivant, afin de terminer les nouveaux puits. Mais la compagnie souhaitait profiter d’être hors saison pour des opérations de mises à niveau étant impossibles ou trop coûteuses à réaliser à Dutch Harbor. Il y a autre chose : si le Kulluk passait le 31 décembre dans un port d’Alaska, croyaient les dirigeants, la compagnie serait sujette à un impôt sur les installations pétrolières d’environ six millions de dollars. Fin décembre, un porte-parole a confirmé les états d’âme de Shell, dans un e-mail adressé à un reporter de longue date du journal local, The Dutch Harbor Fisherman. Il écrivait qu’ « il est juste de dire que l’état actuel de l’imposition sur les navires de ce type a joué un rôle sur le moment choisi pour notre départ ». Pete Slaiby, vice-président de Shell pour l’Alaska, dirait publiquement début janvier que « c’était un article malheureux », réitérant le besoin de « tâches très spécifiques » devant être accomplies sur le continent.
À minuit sont arrivés les vents de force 8 et une houle de la hauteur d’une maison.
L’Aiviq, lui aussi, avait ses problèmes. Tractant le Kulluk l’été, le remorqueur avait traversé une tempête ayant inondé d’eau salée son pont arrière, les mises à l’air libre des réservoirs et d’autres espaces intérieurs, endommageant des grues, de l’électronique ainsi que son système de chauffage. Lors d’un autre incident qui avait eu lieu en novembre, à son retour de la mer de Beaufort, le remorqueur avait aussi rencontré une panne de courant, son principal moteur diesel, en surchauffe, étant devenu inutilisable jusqu’à sa réparation à Dutch Harbor. D’après le rapport de l’US Coast Guard, la loi requiert que de tels dysfonctionnements soient reportés aux autorités. Cela n’a pas été le cas. Le capitaine de l’Aiviq a bien envoyé un e-mail au siège du constructeur, Chouest, ayant pour objet : « les leçons apprises des dommages engendrés par la tempête », et recommandant qu’il rehausse le niveau des mises à l’air libre des réservoirs pour éviter une future inondation au cours d’un prochain tractage dans les mers d’Alaska. Mais cela n’a jamais été fait. Le matin du 21 décembre, alors que les équipages de l’Aiviq et du Kulluk se préparaient pour le départ du voyage-retour de trois semaines en direction de Seattle, le nouvel expert indépendant de Shell a soigneusement pris note des certificats des chaînes d’acier qui reliaient les deux navires et supportaient le poids mort du géant Kulluk. Il n’a pas averti du fait qu’elles avaient été remplacées par des chaînes théoriquement plus robustes mais d’origine inconnue. Il a bien examiné les chaînes mais ne disposait que peu de moyens pour tester leur force. Il n’a pas demandé pas à l’équipage de les changer, comme on pourrait le faire avec les pneus d’une voiture. Il considérait enfin que l’examen global du projet de Shell de traverser le golfe d’Alaska ne faisait pas partie de son travail, déclarerait-il plus tard aux enquêteurs de l’US Coast Guard. Juste après l’heure du déjeuner, l’Aiviq s’est détaché du Kulluk. Le capitaine habituel de l’Aiviq était alors en vacances, tout comme Slaiby et d’autres cadres de Shell pour l’Alaska. Le reste de l’équipage du remorqueur n’avait qu’une expérience limitée en ce qui concernait ce nouveau bateau des plus complexes. À bord de la plateforme, on comptait un équipage réduit à 18 membres, principalement en raison d’un désaccord issu du pavillon de complaisance du bateau. Le Kulluk était en effet enregistré aux îles Marshall – soit le même pays que le Deepwater Horizon de BP – et celles-ci avaient exigé que le navire, même remorqué, fût « habité ».
Le nouveau capitaine de l’Aiviq, Jon Skoglund, avait proposé de viser sans détours la région de Seattle par une grande boucle plus directe et plus rapide, susceptible de laisser les deux bateaux seuls au milieu du Pacifique Nord, mais permettant d’éviter les hauts-fonds, les rochers et les vagues de la côte de l’Alaska. Il n’y aurait pas de rivage sur lequel s’échouer. Ils pourraient allonger la longueur du câble de remorquage pour une meilleure absorption des chocs, et ils auraient de la place pour se dégager en cas de problèmes. Mais l’idée a été abandonnée car les 18 membres de l’équipage du Kulluk auraient alors été hors de portée des hélicoptères de sauvetage des garde-côtes. Paradoxalement, c’est le pavillon de complaisance, vu comme un moyen d’éviter la régulation des États, qui a fait prendre à Shell un filet de sécurité gouvernemental. Ainsi qu’une route plus longue, plus dangereuse et plus proche des côtes.
Alors qu’il entamait son premier golfe d’Alaska, Skoglund était tellement inquiet qu’il a envoyé un mail au marin en chef du Kulluk, à l’autre bout de la chaîne de remorquage. « Je vais être direct », a-t-il écrit, « je crois qu’avec cette longueur de chaîne, à cette époque de l’année, à cet endroit et avec notre itinéraire actuel, on ne peut que se planter. » L’équipage du Kulluk a fêté Noël trois jours plus tard, au moyen d’un barbecue solitaire dressé sur le pont de l’embarcation. Comme anticipé, la météo était en train de changer. À minuit sont arrivés les vents de force 8 et une houle de la hauteur d’une maison. Plutôt que d’aller au-devant des vagues en les percutant à mesure qu’elles se formaient, comme d’autres bateaux pourraient le faire, le Kulluk marquait leur passage comme un métronome géant, se projetant vers l’avant pour mieux se redresser à la verticale avec une inclinaison à cinq, sept ou dix degrés, renversant les estomacs à bord. 600 mètres plus loin, à l’avant, les mêmes vagues chahutaient l’Aiviq, mais les deux bateaux manquaient de coordination. Entre eux, le câble de remorquage était lâche, puis s’étirait au maximum de sa tension, avant de se relâcher encore.
Avis de tempête
Le rapport de l’US Coast Guard décrit la douloureuse série d’événements qui ont suivi. Le 27 décembre, au lever du jour, à encore deux semaines de Seattle, l’employé d’Edison Chouest en charge du câble de remorquage du côté de l’Aiviq, le troisième lieutenant Bobby Newill, a pris pour sa femme une vidéo sur son téléphone portable. Tout en cherchant un coin tranquille, il a laissé peu à peu une centaine de mètres supplémentaires de ligne. Le système de remorquage du bateau, comprenant un treuil sur le pont arrière et des contrôles informatisés sur la passerelle, avait été construit par Rolls-Royce. La vidéo de Newill montre la vue à travers la vitre de la passerelle, l’arrière de l’Aiviq s’agitant dans le golfe d’Alaska et le Kulluk, plus loin, avant de zoomer sur un écran d’ordinateur affichant la tension du câble. Celle-ci passe rapidement de 35 tonnes à un nombre à trois chiffres – « On y est », dit Newill – et atteint un pic à 228 tonnes. « Ça, c’est un câble de qualité », dit-il alors que les chiffres redescendent à nouveau. Entre 5 h 34 et 11 h 29, selon une analyse informatique postérieure de Rolls-Royce, l’alarme de « surcharge de la capacité de traction » du câble s’est déclenchée 38 fois. Elle était programmée pour sonner à partir de 300 tonnes. L’alarme, une sonnerie perçante, ne pouvait pas s’arrêter tant que Newill n’en prenait pas connaissance sur l’écran d’ordinateur. Nouveau venu en Alaska, et nouveau sur un bateau a priori tout neuf lui aussi, Newill déclarerait plus tard que l’alarme ne s’était jamais déclenchée. Les enquêteurs de l’US Coast Guard ont conclu qu’il avait pris l’alarme en question pour une autre dont il savait qu’elle était active. À 11 h 35, le câble s’est brisé. L’enregistrement pris par les caméras de vidéosurveillance de l’Aiviq montre la scène. Elle est quelconque : les chaînes, tendues, s’étirent dans la mer. Le bout du câble réapparaît, et la ligne qu’il forme est soudainement fouettée vers l’arrière et s’éloigne par petits sursauts. L’Aiviq continue de s’agiter. À bord du Kulluk, l’équipage préparait un câble de remorquage de secours. Aller chercher le câble initial pour s’y raccorder était impossible, car, comme l’apprendraient les enquêteurs, « les grues du Kulluk pouvaient seulement être utilisées dans des conditions de vent et de mer idéales, ce que permettent rarement les conditions hivernales du golfe d’Alaska ».
Au lieu de quoi le Kulluk devait désormais être tracté au niveau de ce qu’on considérait comme étant sa poupe, à un niveau en dessous de la plateforme d’hélicoptère, où un câble d’urgence était déjà en place. Le Kulluk étant parfaitement rond, il était difficile d’imaginer que cette nouvelle orientation fasse une réelle différence. Pour aller chercher le câble d’urgence du Kulluk, l’Aiviq a fait demi-tour, comme un bateau de ski nautique reviendrait sur ses pas pour repêcher un skieur après une chute. À ceci près que le remorqueur devait faire demi-tour avec une houle approchant les huit mètres de haut. Brièvement perpendiculaire aux vagues, il a subi un sérieux roulis. Un crochet en acier de la taille d’un grand piano, attaché à un mur lorsqu’il était inutilisé, est tombé et s’est écrasé sur le pont, endommageant des rampes et des bouches d’évacuation – un ingénieur l’a soudé au sol afin de l’empêcher de glisser. Les marins sont descendus à la poursuite des « ancres-ballons pneumatiques » s’agitant, libres, tout autour du bateau. De l’eau de mer se déversait sur le pont et, une fois encore – car personne n’avait agi depuis les recommandations du capitaine de les déplacer en hauteur depuis que l’Aiviq avait quitté Dutch Harbor –, dans les mises à l’air libre des réservoirs de carburant.
Dans les premières heures du 28 décembre, les quatre principaux moteurs diesel de l’Aiviq commencent à tomber en panne.
Trois heures après que l’Aiviq avait perdu le Kulluk, les bateaux étaient à nouveau reliés entre eux. Pour réduire la pression sur le système de remorquage et sur ses chaînes, l’équipage de l’Aiviq a réduit la puissance des machines, ne faisant pas dépasser la tension au-delà des 60 tonnes. Les hommes ont essayé de mettre de la distance entre les bateaux et une zone avoisinante de hauts-fonds, où des remous géants pourraient atteindre le Kulluk et où celui-ci, avec son tirant d’eau de près de 11 mètres, pourrait accrocher le sol. C’était à ce moment-là le principal danger. Les terres les plus proches, celles de l’île Kodiak, se trouvaient encore à plus de 100 kilomètres de là. Le vent se retirait, mais la mer restait agitée. À 16 h 30, la nuit est tombée. Dans les premières heures du 28 décembre, les quatre principaux moteurs diesel de l’Aiviq ont commencé à tomber en panne : le numéro 2, puis le numéro 3, le numéro 4 et, finalement, le numéro 1. La cause apparente de la panne était l’intrusion de l’eau salée. Restaient quatre petits propulseurs électriques, pas assez puissants pour continuer à faire avancer les deux vaisseaux, mais pouvant permettre à l’Aiviq d’affronter les vagues et de maintenir le Kulluk à bonne distance. L’itinéraire de l’Aiviq était désormais déterminé par un courant d’ouest et des vents de sud-ouest. Lors d’appels passés à l’US Coast Guard ce jour et le suivant, Skoglund, le capitaine de l’Aiviq, a fait référence à « de l’eau dans notre carburant » et à « des signes d’une intrusion d’eau ». Mais, à la suite de l’incident du Kulluk, l’ingénieur de l’Aiviq, Carl Broekhuis, a conclu que l’eau salée n’était pas à blâmer. Ce qui était arrivé était peut-être indépendant de sa responsabilité, de celle d’Edison Chouest ou même de Shell… Mais lorsque le constructeur des moteurs a analysé plus tard les injecteurs usagés, il y a trouvé de la rouille et de hauts niveaux de sodium, de chlorine, de calcium et de potassium. « Ces éléments », note le rapport de l’US Coast Guard, « sont des composants essentiels de l’eau de mer ». Skoglund et son homologue du Kulluk, un sous-traitant de Shell connu comme le « maître-remorqueur » – dans le projet de Shell pour le voyage à Seattle, Shell n’a jamais clairement dit lequel des deux était le responsable –, ont prévenu Shell et Chouest presque immédiatement après le début des ennuis. L’entreprise a prévenu l’US Coast Guard. Tôt, le 28 décembre, juste après la panne des quatre moteurs de l’Aiviq, une vedette de l’US Coast Guard a fait son apparition. Elle a tenté de relier l’Aiviq via un câblage d’urgence – qui tracterait le remorqueur, qui tracterait le Kulluk –, mais dans ces eaux agitées, le câble s’est retrouvé d’une manière ou d’une autre à s’enrouler autour de l’hélice de la vedette… Le bateau de sauvetage a dû rentrer à la base de Kodiak : l’Aiviq et le Kulluk restaient à la dérive. Le deuxième des quatre systèmes dépressionnaires successifs approchait.
À Anchorage, à 560 km au nord, Shell, Chouest et l’US Coast Guard ont établi une structure formelle pour la gestion de la crise grandissante. Le commandement unique, selon le terme alors évoqué, incombait en dernier recours au capitaine de l’US Coast Guard. La structure a pris ses quartiers dans un Marriott, en ville, et grossi rapidement pour prendre la forme de plusieurs centaines de personnes portant costumes et badges autour du cou, et se réunissant en petit comité dans des salles de conférences. Ils ont tenu informée Lisa Murkowski, une sénatrice américaine en Alaska. Ils ont appelé d’autres remorqueurs, incluant l’Alert, un des plus puissants d’Alaska, dont le teuf-teuf s’est rapproché du lieu de l’action, en provenance de la baie du Prince-William, à un jour de route. Dans les premières et sombres heures du 29 décembre, le commandement unique était convaincu que des vies étaient en danger, et il a dépêché deux hélicoptères Jayhawk de l’US Coast Guard pour évacuer les 18 hommes de plus en plus anxieux coincés à bord du Kulluk. Les sauveteurs pensaient qu’il s’agissait d’une mission relativement simple. La base aérienne de l’US Coast Guard est située sur l’île de Kodiak, c’est l’installation de ce genre la plus au nord du pays. Elle forme un poste avancé à la lisière d’une étude sauvage faite d’eau et de montagnes. Sa zone de sauvetage couvre plus de dix millions de kilomètres carrés. Avoir un sauvetage « si près du marbre », selon les mots de l’un des sauveteurs (amateur de baseball), distant d’à peine 45 minutes de vol et d’environ 160 kilomètres, ne pouvait qu’apparaître comme une aubaine. Et puis, la grande taille du Kulluk suggérait une forme de stabilité, et annonçait un sauvetage sans encombres.
Quand il est apparu dans la nuit, « le Kulluk était super lumineux », raconte Jason Bunch, le nageur-sauveteur de l’US Coast Guard du premier des deux hélicoptères. « Il ressemblait à une ville ». Les pilotes ont éclairé davantage encore la plateforme pétrolière avec leurs lumières de vol et des projecteurs. Ils portaient des lunettes de vision nocturne, au cas où les éclairages ne suffiraient pas. Ils n’avaient aucun problème à voir l’embarcation, ni l’Aiviq paralysé, ni le câble tendu entre eux, mais l’obscurité environnante affaiblissait la perception de la profondeur des pilotes (sans horizon comme référence, il est plus difficile de voler, et les lunettes amoindrissent leur vision périphérique).
Sauvetage en mer
Fondamentalement, il y a deux façons de sauver les gens en mer pour les sauveteurs des Jayhawk : soit ils descendent une nacelle sur le pont du vaisseau touché, soit ils accompagnent la nacelle en se jetant à l’eau, après quoi un nageur comme Bunch, vétéran basé à Kodiak depuis 12 ans, les porte lui-même jusqu’à la nacelle, par des vagues de 15 mètres et dans des eaux à moins de 2°C. Mais maintenant que le Kulluk était tracté par l’arrière, le point d’attache du câble de remorquage d’urgence, lui et l’Aiviq étaient orientés de la plus mauvaise manière pour permettre une approche. Afin de rester manœuvrables, les hélicoptères devaient idéalement faire face aux vents violents. Ici, le derrick leur bloquait le chemin. S’ils essayaient de stationner au-dessus de la plateforme d’envol, le seul endroit évident pour un hélitreuillage, le vent arrière rendrait le pilotage imprévisible et dangereux. Le vent balayait le sommet de certaines vagues massives, mais la plupart du temps, elles ne se brisaient pas. La houle arrivait en vagues rapprochées, les unes après les autres, interrompues par de longues sessions de « vagues monstres » plus de deux fois plus grandes. Le Kulluk s’inclinait sévèrement, selon un certain rythme, jusqu’à ce que les monstres arrivent. « Des vagues de plus en plus grandes approchaient, et elles ont fini par le faire tourner en rond », m’a raconté Bunch dans les îles Kodiak, ses yeux fixés dans le vide, sa main droite tournoyant violemment. Le pont, normalement à plus de 20 mètres au-dessus de l’eau, « s’inclinait tellement que l’eau déferlait sur lui ».
« Tu vois quand ta canne à pêche a un flotteur et que tu la lances, puis ramènes un poisson très vite ? Ça trace un sillage par-dessus le flotteur. Voilà à quoi ça ressemblait. » Si le pont du Kulluk tanguait si terriblement, m’a-t-il dit,on pouvait imaginer le mouvement de la tour de forage. C’était un peu comme une batte qui chercherait à expédier les hélicoptères le plus loin possible dans le ciel. Les deux hélicoptères faisaient des tours et encerclaient la plateforme de forage, cherchant une entrée, un endroit où faire descendre la nacelle. Ils ne cessaient d’échanger, sur leur radio, avec l’équipage du Kulluk – « très, très professionnel, très carré », m’a assuré Bunch, « vu la situation ». Ils se sont brièvement demandés s’il n’y avait pas un moyen de les mettre à l’eau pour qu’ils soient ramenés par les nageurs. C’était impossible : sauter dans la mer depuis le pont pouvait tuer un homme s’il se coordonnait mal. Et s’il gérait bien son saut, le Kulluk pouvait encore le tuer au prochain tangage de la tour de forage-batte. Les hélicoptères sont retournés sur l’île Kodiak. Une fois à la base, ils se sont ravitaillés, ont réfléchi à un plan d’action, puis sont revenus. Six heures avaient passé depuis le moment où Bunch et son équipage avaient pour la première fois survolé le Kulluk. Il faisait toujours nuit. Bunch a ôté sa montre et commencé à compter les intervalles de temps entre deux grosses sessions de vagues. « On en est arrivés à échafauder des plans de plus en plus saugrenus », m’a-t-il confié. Ils ont ainsi cherché des spots « possibles » pour l’hélitreuillage. « On aurait 90 secondes pour y atterrir puis repartir, ce qui était tout bonnement infaisable, mais on était vraiment en train d’en discuter. » La réalité – ce que leur commandement a appelé « le courage de ne pas y aller » – s’est installée petit-à-petit. Les deux hélicoptères sont retournés à leur base. « Nous étions expérimentés, donc finalement on s’est dit que c’était stupide », a-t-il conclu. Juste avant l’aube, un équipage d’hélicoptère mené par le lieutenant-commandant Jim Cooley a remplacé Bunch et les autres sauveteurs épuisés de leur nuit. Le Kulluk était toujours à environ 25 kilomètres de l’île Kodiak, mais il également à 25 kilomètres d’une autre île, Sitkinak, vers laquelle le vent le repoussait.
Le soleil s’est levé quand Cooley, un coureur de fond blond au large sourire, a atteint la plateforme. La mer s’est un peu apaisée. L’angle du vent a quelque peu changé lui aussi. « L’hélitreuillage était toujours à ranger dans la catégorie à risque », raconte-t-il. Mais il paraissait maintenant possible. Les sauveteurs ont d’abord fait un test à blanc, s’approchant sans la nacelle. Le pont du Kulluk continuait d’aller et venir considérablement à chaque vague. Le derrick tanguait encore, et l’un de ses câbles s’est détaché en fouettant l’air autour de lui. Mais en stationnant juste au bon endroit et en faisant attention à la houle, cela semblait possible. Il y avait un autre problème : le moins costaud des 18 hommes à bord du Kulluk pesait 106 kilos. Les plus imposants flirtaient avec les 140. En se remémorant à quel point ils étaient gros, Cooley se sent presque coupable. Mais quand vous pilotez une mission de sauvetage, il convient de faire attention. « Ils étaient énormes », se souvient son mécanicien de vol, James Smith. « Ils étaient tous énormes – des types énormes. Il n’y a pas d’autre mot pour le dire. » Le poids compte énormément, pour un pilote d’hélicoptère. Il vous faut juste le bon niveau de carburant : un peu trop et l’hélicoptère est trop lourd pour voler, trop peu et le retour à la base est impossible. Même chose avec les personnes à sauver : il faut être capable d’en embarquer autant que possible à l’intérieur de l’appareil, pour ne pas avoir à faire de trop nombreuses sorties. Mais il ne faut pas embarquer trop de personnes trop grosses, au risque de ne plus pouvoir manœuvrer.
En ajoutant un aller-retour supplémentaire pour l’île Kodiak, en étant rapide, ils étaient en mesure de réussir le sauvetage juste avant que la nuit ne fasse son retour. Cooley et son nageur regardaient les vagues qui arrivaient en disant à haute voix : « Grande… moyenne… petite… » Smith, en charge de la descente de la nacelle, guidait l’autre pilote, déjà aux commandes ce matin : « À gauche, doucement. Doucement, arrière puis droite. En arrière et à gauche, 10 mètres. 10. 5. 3. Tiens. » La descente d’une nacelle et de plus de trente mètres de ligne depuis l’hélicoptère jusqu’au pont en train de tanguer ressemblait à une version déjantée d’une machine attrape-peluches de fête foraine. « Une vague plus plate est arrivée, et nous avons pu enclencher la descente de la plateforme », raconte Cooley. Un par un, les membres de l’équipage du Kulluk ont été remontés. La plupart étaient calmes. Mais la plateforme s’est élancé et a heurté la nacelle alors qu’un homme venait d’être hissé depuis le pont. « Le gars était un peu nerveux », dit Smith. « Il s’agrippait aussi fort qu’il pouvait, de peur de mourir. » Cooley a regardé en bas et vu son visage. « J’ai vu la réalité », me dit-il. « Ce type avait peur. » Ils l’ont tiré à l’intérieur de l’hélicoptère et l’ont assis par terre. Quatre heures après l’arrivée des équipes de sauvetage, ils ont soulevé le dernier homme du Kulluk et sont retournés à la base. L’équipage était sauf, et l’Aiviq était en train de revenir à la vie. Avant et pendant le sauvetage, les hélicoptères avaient également hissé plus de 900 kilos en pièces de remplacement pour le remorqueur endommagé : des injecteurs qui ont été amené d’Alaska en jet privé, puis transféré aux Jayhawks. Les quatre moteurs diesel de l’Aiviq pouvaient enfin être redémarrés. Avec une autre dépression en chemin alors que les premières machines s’allumaient, le remorqueur s’est attelé à tracter le Kulluk au sud, vers la pleine mer.
Une action coordonnée
Le remorqueur Alert est entré en scène le 30 décembre, et l’une des premières communications que Craig Matthews, l’ingénieur-chef du navire, se souvient avoir entendu, est plutôt à ranger du côté des mauvaises nouvelles. « Soyez-en informés », a dit une voix monocorde dans la radio, « nous venons juste de nous séparer de notre câble ». Les communications – effectuées via de multiples stations radio et des téléphones satellitaires entre de multiples bateaux, de multiples agences fédérales et gouvernementales, ainsi que des responsables de Shell à Kodiak et à Anchorage – sont devenues si complexes qu’elles sont désormais filtrées par un avion militaire C-130 de l’US Coast Guard volant quelque part au-dessous des nuages. Mais cette voix venait de l’Aiviq. Le câble de remorquage d’urgence s’était brisé. Le Kulluk était une fois encore à la dérive, cette fois à moins de 50 kilomètres des terres.
En comparaison de l’Aiviq, l’Alert est petit – la moitié de la puissance de l’Aiviq, le tiers de sa longueur –, mais à côté de n’importe quel autre remorqueur d’Alaska, il est énorme. Il travaille habituellement dans la baie du Prince-William, escortant des pétroliers depuis le terminus de l’oléoduc trans-Alaska, à Valdez, en passant par Bligh Reef – un site connu pour l’échouement de l’Exxon Valdez en 1989, le pire de l’histoire de l’Alaska. Les escortes ont été rendues obligatoires après la marée noire de l’Exxon Valdez : le job de l’Alert était d’éviter absolument un nouveau désastre. Aussi, lorsqu’il a été envoyé pour maintenir le Kulluk loin du récif, son équipage a pris le travail à cœur. « Je voulais vraiment y aller », dit Matthews – qui a 57 ans mais en paraît dix ans de moins. « Je le voulais vraiment. » Il a convenu d’un plan : son capitaine ferait précautionneusement marche arrière en direction du Kulluk, lequel titubait alors toujours de manière incontrôlée au milieu de vagues de près de dix mètres de haut. Matthews, lui, irait sur le pont avec un grappin. Quand ils seraient suffisamment proches du câble de remorquage brisé de la plateforme, il jetterait le crochet et l’enroulerait à la main. Il prendrait le câble de remorquage de l’Alert, et lierait les deux ensemble avec le nœud qu’il avait suggéré : un nœud de chaise. À travers des jumelles, l’équipage de l’Alert a fixé à distance le Kulluk, malgré le peu de lumière et l’agitation de la mer. Il a dérivé vers Albatross Bank – « un superbe coin à flétans » d’après Matthews, qui a l’habitude d’y pêcher. L’endroit est superbe mais aussi peu profond, et les vagues étaient à présent si hautes que l’équipage de l’Alert regardait la plateforme tantôt par-dessus, tantôt par dessous. Ils se sont inquiétés du fait que s’ils s’approchaient trop, le Kulluk, qui fait la moitié du poids du Titanic, menacerait de s’écraser sur eux.
Le capitaine a fait marche arrière jusqu’à s’approcher à près de 60 mètres d’un Kulluk chancelant. Matthews a repéré la corde d’urgence orange. Il a jeté le grappin et manqué son coup. Le capitaine a continué sa marche arrière pour se rapprocher davantage. Le Kulluk remplissait maintenant le ciel, et Matthews a retenté son jet, parvenant cette fois à accrocher le câble de remorquage. Il était plus épais qu’un bras d’homme et, détrempé, pesait une tonne. « Lorsque je l’ai sorti de l’eau », raconte-t-il, « j’étais tellement essoufflé que je ne savais pas si j’étais capable de faire un nœud. » Lui et le capitaine en second ont étendu la corde orange sur le pont à côté de la corde jaune de leur remorqueur. Un troisième homme se tenait debout sur le câble pour ne pas qu’il glisse dans l’eau. Matthews, à présent, essayait de s’orienter. Un nœud qu’il parvenait d’habitude à serrer d’une main, sans regarder, devait ici être appréhendé par deux personnes, petit bout de corde après petit bout de corde. Le second l’aidait à soulever le cordage, et ensemble ils l’ont tordu précipitamment pour forcer le lapin à passer dans le trou. Le remorqueur était chahuté par les vagues qui le traversaient. Ils ont alors rapidement traîné la corde et l’ont serrée. Matthews avait prévu de faire une seconde boucle à son nœud, au cas où, mais il était exténué. Le second lui a demandé: « C’est bon ? » se souvient Matthews. Sa réponse a été de laisser courir le câble jusqu’à son extrémité. Ils ont laissé de la ligne depuis leur manivelle, lui donnant lentement de la tension au fur et à mesure que le câble s’étirait depuis le Kulluk. « Tiens, s’il te plaît, tiens ! » soufflait-il. Le câble a tenu bon. Tout le monde à bord commençait à se détendre. Les quatre heures suivantes, l’Alert a progressé de manière hésitante contre des vents puissants et de forts courants. Et peu avant l’aube, l’Aiviq est apparu à l’horizon : son équipage voulait tenter une dernière approche auprès du Kulluk.
« Nous allons nous approcher de l’arrière du Kulluk et accrocher cet autre câble », se souvient-il d’avoir entendu à la radio. « Ne vous inquiétez pas. Nous faisons ça tout le temps. Vous n’allez rien sentir. » L’Aiviq s’est accroché au câble de 600 mètres de long qui traînait toujours à l’arrière de la plateforme pétrolière. L’Alert a ressenti alors un violent tremblement, mais le nœud de Matthews a tenu bon. Les deux remorqueurs tractaient désormais le Kulluk côte-à-côte, l’un à tribord, l’autre à bâbord, quelques centaines de mètres d’océan les séparant. Malgré la tempête qui se préparait, tout semblait sous contrôle. Matthews était resté éveillé toute la nuit. Il est enfin descendu dans son compartiment privé. Il ne se souvient pas combien de temps il a dormi, mais de ce qui l’a réveillé, ça, oui. Matthews est du genre à maintenir son espace vital organisé : sa cabine est bien tenue. Mais soudain, les stylos et les bouteilles d’eau se sont reversés et s’agitaient sur le sol. Son tableau en liège s’est délogé du mur et s’est écrase par terre. Une alarme a retenti. Il s’est hâté sur la passerelle.
Il y a à présent plus en jeu que le seul Kulluk et les parties prenantes de l’entreprise qui le possèdent.
Ils étaient littéralement « aux fers » – bloqués. Au cours de la tempête, l’Aiviq, plus jeune et plus gaillard, avait pris de l’avance sur l’Alert. Ils ne remorquaient plus le Kulluk en parallèle, et il n’y avait rien que l’Alert puisse faire. Il était maintenant à 9 heures, quand l’Aiviq était à 12 heures : presque perpendiculaire au vent et bien incapable de tourner en vue de rattraper le plus grand des deux remorqueurs, son câble de remorquage le reliant au Kulluk étant trop tendu. L’Alert était figé sur place, heurtant de côté le creux des vagues. « Les vagues étaient en train de nous frapper », dit Matthews. « Tout notre pont était exposé. » Le câble était si tendu sur le bord de la poupe du Kulluk qu’il y avait effectivement un risque qu’une vague vienne faire se renverser l’Alert. Son capitaine a passé un appel urgent à l’Aiviq. Le remorqueur manœuvrait près de l’Alert, qui a accru sa vitesse. Les deux bateaux étaient à nouveau ensemble, tirant de toutes leurs forces contre la tempête, quand le câble de l’Aiviq s’est brisé pour la troisième et dernière fois. L’Alert a glissé et s’est retrouvé juste devant le Kulluk, soudain à court de force de traction, et faisant face aux vagues et aux vents de front. « C’était tout de suite bien mieux », dit Matthews. « Le seul problème est que nous étions à présent le seul remorqueur. » Sitkalidak, île barrière au large de l’île Kodiak, était à un peu plus de 16 kilomètres dans le sens du vent. À partir de ce moment-là, le vent allait inévitablement faire dériver le Kulluk vers l’île, traînant l’Alert derrière lui. Il y avait à présent plus en jeu que le seul Kulluk et les parties prenantes de l’entreprise qui le possédaient. Les hommes de l’Alert devaient se sauver eux-mêmes. « Des vents à 50 nœuds » (93 km/h), se souvient Matthews. « Des vagues de 10 mètres. Nous allions vers l’arrière » – tirés par le Kulluk – « à une vitesse de deux nœuds. » Ils ont réfléchi au dénouement. Grâce à leur projecteur, ils avaient vu le câble de remorquage sortir de l’eau et vibrer sous la tension. Ils s’inquiétaient du fait qu’il puisse se casser et revenir brutalement comme un boomerang. Matthews a pensé tout d’abord rester attaché au Kulluk et se déplacer avec lui jusqu’à la plage de Sitkalidak. Le remorqueur pourrait rester au large, s’est-il dit, à l’abri des brisants. Et lorsque la tempête se calmerait et que la marée monterait, il pourrait remorquer le Kulluk et le sortir des sables.
Le capitaine a appelé l’US Coast Guard, mais personne n’a voulu partir en éclairage étudier les conditions d’atterrissage, selon Matthews. Trop risqué. L’appel était venu de Shell à 20 h, un soir de jour de l’an : on laisse tomber… Mais Matthews ne voulait pas se résoudre à laisser tomber le Kulluk. « Je sentais que mon plan de rester attaché pouvait marcher », dit-il. Se pose la question des sentiments. « On essaie de maintenir ce gros bout de métal loin d’une plage, où un gros bout de métal n’a rien n’à faire. Mais au-delà de ça, c’est un juste un gros bout de métal qui appartient à une riche compagnie pétrolière. C’est vital pour eux. Mais moi, pourquoi je m’en occupe ? Est-ce important ? » D’une certaine manière, ça l’était. « J’ai senti des larmes me monter aux yeux quand j’ai dû laisser partir le Kulluk. » La côte n’était plus alors qu’à quelques kilomètres, et Matthews devait maintenant trouver comment défaire son nœud. Ses patrons l’ont appelé et lui ont suggéré de couper l’épais câble avec une lampe acétylène attachée à un manche à balai. Lorsqu’il a jeté un coup d’œil à travers la fenêtre de derrière et distingué la manivelle de remorquage, près d’un mètre d’eau était en train de surgir sur le pont supérieur du remorqueur. Il s’est préparé au sale temps, est sorti et a tenté de se coordonner avec les vagues. La première l’a submergé et rempli ses bottes et son pantalon. Mais il a eu une idée : s’il laissait la manivelle se débobiner entièrement, tout ce qui relierait l’Alert et le Kulluk serait une plaque de métal et deux boulons. Ils ne tiendraient plus ensemble. Matthews a laissé la manivelle tourner. La salle de commande s’est remplié de fumée et de morceaux de rouille. « Il s’est détaché, c’est bon ? » a demandé le capitaine. Matthews a encore donné trois tours de manivelles. Il essayait de ne pas laisser s’emmêler le câble qui se déroulait. « Il s’est détaché ? » a demandé une nouvelle fois le capitaine. « Il s’est détaché ? Laisse-le se détacher ! »
Il y a alors eu un boum sonore et une pluie d’étincelles : le Kulluk s’était détaché. Matthews s’est retourné pour voir pourquoi le capitaine semblait si nerveux. Il s’est alors retrouvé en train de fixer un mur d’eau – une vague de 15 mètres de haut, la plus impressionnante qu’ils aient jamais vue. L’Alert se trouvait droit face à la vague. « Il y avait cette impression de hauteur vertigineuse. Toujours plus haut, plus haut, plus haut, plus haut… », se remémore-t-il. Il a posé ses mains contre la fenêtre arrière, pour se stabiliser. De l’eau blanche a afflué par la fenêtre avant. Ils ne pouvait rien voir. « Quand est-ce que ça va s’arrêter ?! » a demandé le capitaine. Au sommet de la vague monstre, leur vue s’est dégagée : ils pouvaient soudain voir à des kilomètres. « Une lune incroyable était levée », dit Matthews. « Il n’y avait que l’océan. Ces montagnes d’eau. Les nuages de la tempête. C’était un spectacle d’une beauté incroyable. » Il a duré quelques secondes. L’Alert a alors basculé vers le bas, de l’autre côté, et c’est tout le remorqueur qui a tremblé au moment de plonger dans le creux de la vague. La fenêtre s’est changée en hublot, donnant sur vue sous-marine vert Pacifique. On aurait dit un aquarium. Matthews a regardé le Kulluk sur le radar. Il avait démarré lentement, mais, laissé libre par son câble, il accélérait. Il a touché la côte de gravier 45 minutes plus tard. Les vagues s’écrasaient sur sa coque, le vent soulevait les embruns et le rivage a bientôt été recouvert des canots de sauvetage du Kulluk, de gilets de sauvetage et de centaines de petits paquets argentés d’eau potable prévus pour les hommes perdus en mer. Il n’y a pas eu de marée noire. Aux premières heures du 1er janvier, l’US Coast Guard a volé en direction de l’épave. Sur les photos aériennes publiées partout dans le monde, la plateforme pétrolière est éclipsée par les collines brunes, couvertes d’herbe, de l’île inhabitée où elle a fini par s’échouer.
Fin de route
Huit semaines plus tard, Shell a annoncé une « pause » dans son exploration de l’Arctique. La compagnie souhaitait « préparer le matériel et sa stratégie pour une reprise de ses activités à une étape ultérieure ». Elle a déclaré sa plateforme hors d’usage, l’a transportée sur un grand bateau via Singapour, vers la Chine, où elle a été démantelée dans un chantier naval du sud de Shanghai. Shell a accepté la démission d’un de ses cadres de Houston supervisant l’exploration en Alaska et dans le reste de l’Amérique du Nord, un vétéran présent depuis 29 ans au sein de l’entreprise. La compagnie a fait l’objet de multiples rapports et enquêtes de l’US Coast Guard, du département de l’Intérieur et de l’Agence américaine de protection de l’environnement. Une enquête en particulier a abouti à un dépôt de plainte à l’encontre de Noble, l’un de ses sous-traitants. Au lieu d’engranger de nouvelles réserves, Shell les a brûlées. Début 2014, Shell a subi un avertissement sur ses profits, le premier depuis le scandale des réserves, une décennie plus tôt. Peu de choses ont changé dans la course à l’énergie, pourtant si incroyablement extrême. Shell a toujours besoin de pétrole, et les mers des Tchouktches et de Beaufort en regorgent. Shell a toujours droit d’user de ses possessions et, en août 2014, alors que le pétrole planait autour des 100 dollars le baril, la compagnie a annoncé son intention de retourner dans l’Arctique. Son nouveau projet d’exploration prévoit de placer deux plateformes pétrolières dans les Tchouktches, pour maximiser le temps d’exploration entre le retrait de la banquise et son retour. Une plateforme viendra remplacer Kulluk : tout aussi massive et sans propulsion elle aussi, mais pas ronde. Elle devra également être tractée.
L’autre plateforme est le Noble Discoverer, qui a une nouvelle fois été remis à neuf – jugé incapable de quitter seul l’Alaska en 2013, il avait été transporté en Corée du Sud sur un plus grand bateau –, qui fêtera ses 50 ans cette année. La compagnie a également annoncé avoir amélioré ses mesures de sécurité et vouloir encadrer de plus près ses sous-traitants. « Tout ceci pour dire que nous avons porté un regard critique sur les expériences que nous avons eues en Alaska ces dernières années », a déclaré au Times Curtis Smith, porte-parole de Shell, en août 2014, « et ce nouveau projet d’exploration tire les leçons de ces expériences ». Pete Slaiby, toujours en poste en Alaska, même après que son patron, à Houston, a été remplacé, a entrepris de répondre à un nouveau problème : si la production de pétrole ne débute pas bientôt dans les possessions arctiques de Shell, celles-ci vont expirer – la première d’entre elles en 2017. Slaiby a déposé une demande pour une extension sans précédent de cinq ans, dans les mers de Beaufort et des Tchouktches, et en a exposé les raisons dans une lettre de dix pages adressée aux autorités du Bureau of Safety and Environmental Enforcement (BSEE). « Malgré les meilleurs efforts de Shell et la diligence dont l’entreprise a fait preuve », écrit-il, « des circonstances hors de la responsabilité de Shell ont empêché, et continuent d’empêcher Shell de mener à bien sa première exploration dans la région. » Le géant du pétrole a depuis fait de nouvelles embardées, paraissant retrouver du pouvoir à chaque nouvelle étape : un partenariat, en juillet 2014, avec des villages inupiats ; une rencontre à la Maison-Blanche, en septembre, à propos de l’Arctique ; ainsi que des progrès, en novembre, dans une bataille juridique sur la légalité du forage dans les Tchouktches. L’avenir semble prometteur pour la compagnie, à un détail près : en septembre, presque aussitôt après l’envoi par Shell de son nouveau projet d’exploration, le prix du pétrole a entamé une chute libre. En octobre, le cours du pétrole est tombé de 90 à 80 dollars le baril, puis à 70 dollars en novembre – point à partir duquel le pétrole non-conventionnel tend à ne plus être lucratif. Le cours a ensuite chuté jusqu’à 55 dollars le baril, soit son plus bas prix en cinq ans. Pour l’anniversaire des deux ans de l’accident du Kulluk, l’Arctique a cessé d’être un projet enviable. Du moins pour l’instant.
Traduit de l’anglais par Pierre Guyot d’après l’article « The Wreck of the Kulluk », paru dans Deca Stories. Couverture : Le Kulluk aux bords de l’île Sitkalidak.