Un charme discret
Dans l’ouest de l’Allemagne, avant de se jeter dans le Rhin, le Neckar coule près d’une forêt d’immeubles gris. Le charme de Mannheim est discret. Détruite par les bombardements alliés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette ville de 300 000 habitants présente un visage taillé à la serpe, égayé par les quelques monuments de la Friedrichsplatz. Giulia Enders aime l’endroit. Partie étudier à Francfort, la jeune femme revient avec plaisir voir ses parents le week-end. Mais les réunions de famille lui donnent des maux d’estomac.
Tout commence pourtant bien. À chaque fois qu’elle évoque son cursus de médecine à un parent lointain, les visages s’illuminent. Puis, quand elle précise de quoi il retourne, ils se crispent. Giulia Enders s’intéresse en particulier au système digestif, autrement dit au colon. Des années plus tard, en 2014, elle publie même un livre sur le sujet, Le Charme discret de l’intestin. Traduit en français l’année suivante, cet inattendu succès de librairie inspire une exposition sur cet « organe mal aimé » visible jusqu’au 4 août 2019 à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris.
Malgré le tabou qui l’entoure, l’intestin joue un rôle cardinal et insoupçonné. Jeudi 18 juillet, une équipe de l’université de Montréal a montré qu’une infection de cette partie du tube digestif pouvait provoquer la maladie de Parkinson chez les souris. Et le même jour, une étude du British College of Nutrition and Health remettait en cause le statut communément attribué au syndrome de l’intestin irritable (SII), un mal qui, bien que méconnu, touche près de 5 % de la population française. Selon les chercheurs, un SII a été diagnostiqué à 13 millions de Britanniques alors que leurs symptômes communs pourraient en fait être liés à d’autres pathologies comme la maladie de Crohn ou la maladie cœliaque.
« Hélas, il arrive souvent qu’on leur attribue une étiquette avant de leur dire : “Nous ne pouvons pas faire grand-chose” », explique Ben Brown, l’auteur de l’étude. Le syndrome de l’intestin irritable, aussi appelé colopathie fonctionnelle, est un trouble du fonctionnement de l’intestin, causé notamment par une hypersensibilité du colon. Il provoque entre autres des douleurs abdominales et des ballonnements associés au trouble du transit, qui se traduisent par une alternance de constipations et de diarrhées.
« Nous pensons que ce syndrome touche 7 à 15 % de la population mondiale, et qu’il a des coûts médicaux très élevés », assure Jane Muir, chercheuse à l’université Monash de Melbourne, en Australie. Les femmes sont trois fois plus affectées que les hommes. Parmi les 5 % de Français atteints du syndrome, beaucoup ont constaté entre 25 et 30 ans qu’ils devaient adapter leur alimentation, voyant que leurs symptômes s’aggravaient en fonction de ce qu’ils mangeaient. Mais sont-ils véritablement affectés par la même maladie ?
Le mur
À Mannheim, en 1990, Giulia Enders est née sous césarienne. Comme les autres bébés sortis du ventre par chirurgie, elle n’a donc pas été en contact avec les bactéries présentes dans le vagin de sa mère. Or, celles-ci protègent l’intestin contre certains agents pathogènes. Elle était donc plus susceptible que les autres d’avoir une digestion perturbée. Et ça n’a pas raté. À 17 ans, la peau de l’Allemande a commencé à se couvrir de plaques. « Aucun docteur n’était capable de m’aider, ils me donnaient des diagnostics vagues », se souvient-elle.
Par chance, Enders a découvert l’histoire d’un homme présentant les mêmes symptômes après avoir pris des antibiotiques. Elle s’est alors souvenue en avoir avalé juste avant de voir naître les rougeurs. À partir de là, la jeune femme s’est mise à chercher une solution du côté intestinal plutôt que dermatologique. Sans qu’elle sache précisément comment, divers probiotiques ont fini par venir à bout de la maladie. Et en 2009, Enders a démarré ses études de médecine à l’université Goethe de Francfort.
Peut-être sa pathologie n’avait-elle rien à voir avec le SII. Toujours est-il que comme beaucoup de personnes rencontrant des soucis intestinaux, elle s’est heurtée à un mur. Auteur de plusieurs recherches sur le syndrome de l’intestin irritable, le gastroentérologue lillois Pierre Desreumaux juge que « cette maladie est négligée en France, certainement parce qu’elle ne se complique pas, elle n’ira jamais jusqu’à former des trous ou des cancers par exemple ».
Or, les patients ayant une qualité de vie considérablement dégradée du fait de maux chroniques, c’est la première cause d’absentéisme au travail.
Évoqué pour la première fois dans les années 1970, le SII peut être provoqué, entre autres, par des infections gastro-intestinales, l’utilisation d’antibiotiques ou un stress aigu. La prise de médicaments anti-inflammatoires de type non stéroïdien (AINS) figure aussi au rang des causes. Ses origines demeurent toutefois souvent mystérieuses. « Le syndrome est deux fois plus fréquent chez les femmes », souligne Jane Muir. Quant à ses conséquences, elle ont des chances de s’avérer dramatiques : les problèmes intestinaux sont des facteurs d’isolement social voire de dépression.
Pendant son premier semestre à l’université Goethe, Giulia Enders s’est retrouvée assise à côte d’un garçon à l’haleine pestilentielle. « Ce n’était pas une mauvaise odeur normale », pointe-t-elle. Au bout de quelques minutes, l’étudiante en médecine est allée s’installer ailleurs. Le lendemain, le jeune homme s’était suicidé. « Je ne pouvais pas arrêter d’y penser », raconte-t-elle. « Peut-être était-ce une maladie de l’intestin qui avait suscité cette odeur ?Cela pouvait-il avoir affecté sa psychologie ? »
FODMAP
Pour le docteur Desreumaux, la solution passe avant toute chose par une meilleure information délivrée aux patients. Lorsqu’ils se rendent chez leurs généralistes, ces derniers se voient souvent répondre que « c’est dans la tête ». « En persuadant les malades que c’est simplement psychologique, ils finissent par culpabiliser », explique Desreumaux. Pensant que c’est de leur faute, certains préfèrent subir en silence.
En école de médecine, « il n’y a pratiquement aucun cours sur la colopathie fonctionnelle et très peu d’informations sont données aux étudiants », ajoute-t-il. Ce manque pourrait selon lui être en partie une question d’argent. « Des traitements existent mais comme ils ne peuvent être remboursés, la souffrance des malades a tendance à être banalisée. On leur fait croire que ce n’est pas si grave. »
Ces troubles de l’intestin peuvent pourtant être soignés grâce au régime Fodmap (Fermentable, Oligosaccharides, Disaccharides, Monosaccharides And Polyols), « la seule approche alimentaire avec une efficacité clinique prouvée », affirme Jane Muir. Ces repas limitant les glucides fermentescibles soulageraient les trois quarts des patients. Et il ne s’agit pas que de manger sans gluten ou d’éviter les produits traités chimiquement : on y découvre par exemple que les asperges, les pommes ou les pistaches sont la kryptonite des personnes atteintes d’un SII, tandis que les œufs, le camembert ou les carottes ne présentent aucun risque pour eux.
« Il y a donc une base scientifique solide appuyant ce régime thérapeutique », explique Jane Muir. Cela dit, « les symptômes sont contrôlés plutôt que guéris », explique l’Australienne, tout en prévenant que les personnes ne présentant aucun trouble intestinal fonctionnel ne doivent pas suivre le régime. Et il ne fonctionne pas à tous les coups.
Ceux qui n’en ressentent pas les effets figurent peut-être parmi ceux qui « passent des années à croire qu’ils sont atteints de l’SII alors qu’ils ont une autre maladie », explique Muir. C’est d’autant plus difficile à déterminer que, comme le pointait le British College of Nutrition and Health, les frontières du SII ne sont pas si nettes. « Il est vrai qu’une grande partie des patients sont atteints d’autres maladies intestinales et ne sont finalement pas traités correctement », précise-t-elle.
De son côté, Giulia Enders explique qu’ « éliminer des produits quotidiens du régime peut avoir des effets positifs sur les troubles intestinaux et [que] cela ne vous fera pas de mal. » En complément, « plusieurs études ont montré l’efficacité du Lactobacillus plantarum et du Bifidobacterium dans le traitement du syndrome de l’intestin irritable. » Là encore, la rémission n’est pas garantie. Car le syndrome de l’intestin irritable est un mal aussi tortueux que leur hôte.
Couverture : Pawel Czerwinski