Premières lignes
À l’entrée de l’hôpital Sainte-Perrine, dans le XVIe arrondissement de Paris, une silhouette carrée se découpe entre les cercles verts qui bordent le portail. Au bout de ses biceps, un seau et un sac poubelle tanguent légèrement à mesure que l’homme avance, le visage couvert par un masque et une charlotte. De son expression, on ne distingue qu’un regard doux mais déterminé. Comme tous les matins, de 7 à 13 heures, Bakary Meité s’apprête à nettoyer les poignées de portes, les boutons d’ascenseurs et les interrupteurs de cet établissement qui reçoit des malades du coronavirus (Covid-19). Il s’est porté volontaire pour être en première ligne, lui qui occupe habituellement le poste de troisième ligne.
Joueur de rugby à l’US Carcassonne, en ProD2, Bakary Meité a profité de l’arrêt de la saison pour donner un coup de main aux soignants. Alors que son engagement est salué partout, le sportif n’estime pas faire quelque chose d’exceptionnel. « Ma mère a fait ça toute sa vie depuis qu’elle est arrivée en France en 1978 », souligne-t-il. L’éducation a donc compté dans sa décision, mais le rugby n’y est pas complètement étranger. « La solidarité est une valeur cardinale du rugby », ajoute-t-il. D’ailleurs, quatre joueuses de l’équipe de France de rugby œuvrent aussi dans les hôpitaux pour traiter les personnes infectées et repousser la pandémie.
Infirmière dans un Ehpad en Isère, la troisième ligne du FC Grenoble Emeline Gros a par exemple accepté de faire plus d’heures que d’habitude pour soulager ses collègues. Elle a depuis reçu de nombreux messages de remerciements. « Je suis infirmière, et je garde le sourire malgré tout », affirme-t-elle. « Continuez de nous soutenir, non pas pour quelques mois, mais pour des années entières. »
Un autre rugbyman a décidé de s’engager pour sauver des vies. Il s’agit de Maxime Mbanda, international italien évoluant chez les Zèbres de Parme. Après avoir intégré la Croix Jaune pour fournir de la nourriture et des médicaments aux personnes âgées, il est devenu ambulancier. « Dans les hôpitaux, la situation est chaotique », déplore le rugbyman. En s’investissant malgré des conditions extrêmes, il espère transmettre aux Italiens son esprit de solidarité.
« Mon corps est fatigué mais vu ce que je vois à l’hôpital, je n’ai pas le droit d’être fatigué », insiste-t-il en bon rugbyman. « Je sais que je suis sur le droit chemin et comme moi, il y a de nombreux volontaires qui risquent leur vie pour aider les gens. » Il compare volontiers la préparation difficile d’un ambulancier à celle d’un match de rugby, pendant laquelle il faut rester concentré et rigoureux du début à la fin.
D’autres joueurs et équipes de rugby font preuve de solidarité en cette période difficile à la fois pour les hôpitaux, mais aussi pour les personnes confinées. Les rugbymen de Salles, dans le bassin d’Arcachon, se sont proposés pour aller faire les courses des anciens de la commune. En Belgique, les rugbymen s’allient aux footballeurs du RFC Liège pour compléter une cagnotte de 35 000 euros dans le but d’acheter un respirateur pour l’hôpital. Le rugby fait-il, plus que n’importe quel autre sport, de meilleurs êtres humains ?
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La grande mêlée
Bakary Meité a découvert le rugby sur le tard. L’international ivoirien qui a grandi à quelques pas de la Porte de Clignancourt est d’abord passé par le basket. Formé à Levallois, il jouait au poste d’intérieur en cadet puis en espoir, jusqu’à atteindre la Nationale 3 de Franconville. C’est au cours de ses études en STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives) qu’il s’est trouvé une passion pour le rugby. Il a alors été repéré par de grands clubs et a gravi les échelons en quelques mois. Ses exigences athlétiques et ses valeurs lui allaient comme un masque et une charlotte.
Par un hasard du destin, le premier club de rugby est né à l’hôpital. Selon la légende, la discipline est apparue lorsqu’en 1823, un footballeur facétieux, William Webb Ellis, a décidé de prendre le ballon à deux mains pour l’amener derrière les buts de la ville anglaise de Rugby. Vingt ans plus tard, le Guy’s Hospital Football Club de Londres, qui organisaient des parties entre médecins, a créé une section rugby, fondant ainsi le premier club au monde. Après une première codification en 1846, les deux sports se sont éloignés au fur et à mesure que leurs règles se précisaient.
Selon l’ethnologue et chercheur au CNRS Sébastien Darbon, « le rugby est un sport de combat dont la violence et, corrélativement, les limites que l’on doit mettre à cette violence sont inscrites dans les règles mêmes du jeu. Et en même temps, ceci expliquant peut-être cela, c’est très certainement le plus collectif de tous les sports collectifs. Pour prendre un exemple (mais on pourrait en prendre dix), les règles du rugby instituent une forme particulière de remise en jeu du ballon par ce que l’on appelle la “mêlée”, c’est-à-dire huit avants arc-boutés contre les huit avants adverses. »
Dans cet entrelacs de muscles, chacun a un rôle à jouer à la fois précis et essentiel. « Une équipe efficace n’est pas une équipe où brillent quelques individualités, c’est une équipe où chaque joueur joue, au sein de la collectivité, un rôle parfois très obscur, souvent invisible aux yeux du profane et parfois même du connaisseur », poursuit Darbon. Autrement dit, chacun a besoin de l’autre, en sorte que des relations interpersonnelles se tissent entre les 15 joueurs d’une équipe. La confiance, la complémentarité sont des facteurs essentiels à la performance.
N’importe quel geste doit mettre le partenaire dans les meilleures conditions. Lorsqu’un joueur porte la balle et va fixer son adversaire, c’est pour libérer un maximum d’espace à son partenaire, à qui il prévoit de faire la passe. Le rugby est un sport constructif qui apprend à se mettre au service de l’autre. Mais la solidarité ne se limite pas aux coéquipiers. « Traditionnellement au rugby, faire la fête était, par exemple, de mise pour célébrer une victoire », observent Pascal Duret et Muriel Augustini dans la Nouvelle revue de psychosociologie. « La troisième mi-temps est encore souvent donnée par les joueurs comme indispensable à la cohésion. » Et elle rapproche des adversaires, qui partagent une certaine culture du sacrifice.
Chez Bakary Meité, cet esprit d’équipe confine à l’oblativité. « Je ne me plains pas, je sais qu’il y a pas mal de Français qui sont chez eux, qui ne sortent pas et qui en souffrent, il faut se dire les choses », insiste-t-il. « Moi j’ai des journées bien remplies, je suis privilégié de ce côté-là. Alors me lever tôt pour aller travailler dans un hôpital, si c’est le prix à payer pour avoir des journées bien remplies, ça ne me dérange pas. »
Couverture : Quino AI