Le 13 septembre 2020, un manifeste qui a changé le monde fêtait ses 50 ans. Écrit par l’économiste américain Milton Friedman, penseur de l’ultralibéralisme, il s’intitulait « La responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître son profit » et a été publié dans les pages du prestigieux New York Times Magazine en 1970. Lettre d’amour à la dérégulation des marchés, la doctrine qu’il professait a profondément influencé les politiques économiques de nombreux dirigeants, comme Ronald Reagan et Margaret Thatcher.
Milton est mort en 2006 à San Francisco, un an avant la sortie du premier iPhone, dans un monde où Jeff Bezos n’était même pas dans le Top 10 des personnalités les plus riches du monde. Il n’a pas vu non plus les nuages rouges sous lesquels les habitants de la ville californienne suffoquent actuellement, en raison des incendies qui consument des centaines de milliers d’hectares dans les États de la côte Ouest des États-Unis. « Ça va se refroidir, vous allez voir », commentait Donald Trump en souriant il y a quelques jours lors de son passage en Californie. « Je ne pense pas que la science comprenne grand-chose au climat. »
Mais à l’heure de la crise climatique, la science commence justement à comprendre que le capitalisme hors-sol prêché par Milton, adoré par Trump et tant d’autres sur la planète, a quelque chose à voir avec la fournaise.
Capitalisme du désastre
Une forêt sort de l’eau. Au matin du 15 mars 2019, des arbres ont poussé dans le détroit de Beira, au sud du Mozambique. Du moins, c’est l’impression laissée par un survol de la zone en hélicoptère, avant que des maisons émergent aussi des flots saumâtres. Car en réalité, c’est l’océan qui a envahi la côte, s’insinuant partout, au mépris des construction et des vies.
Sur une aire de 3 000 km², le cyclone Idai a flétri les palmiers, arraché les toits et emporté des habitants à coups de rafales dépassant les 170 km/h. « Nous sommes à 25 km de la mer mais on dirait qu’on est au-dessus », s’exclame le pilote. Les morts se comptent par centaines, les disparus par milliers. Ce pourrait bien être « le pire désastre naturel de l’histoire de l’hémisphère sud », s’alarment les Nations Unies.
Dans le sillage de l’aide humanitaire, les institutions internationales se penchent sur la galère mozambicaine. Le 19 mars, la Banque mondiale annonce une aide de 90 millions de dollars afin de gérer les risques de catastrophes. Ce programme « cherchera à maximiser les approches de financement innovantes en incitant le gouvernement à acheter des produits de transfert du risque souverain sur les marchés de capitaux et d’assurance afin de gérer les impacts financiers d’un désastre. Le gouvernement pourrait alors lever jusqu’à 120 millions de dollars de capitaux privés pour financer la réaction à une catastrophe. » Autrement dit, la réponse doit venir du marché.
Au début du mois, une équipe du Fonds monétaire international (FMI) a atterri dans la capitale, Maputo, pour analyser les politiques monétaires menées par le gouvernement. Après avoir découvert une dette cachée de deux milliards de dollars en 2016, l’organisation présidée par Christine Lagarde avait suspendu ses financements. Ils ont été rouverts à certaines conditions : des efforts en faveur de la paix et de la transparence, l’assouplissement des conditions monétaires, le remboursement des arriérés, des réformes pour améliorer l’environnement des affaires, et enfin une « plus grande ouverture aux investissements étrangers, en particulier dans le domaine du gaz naturel liquéfié ».
En 2010, d’immenses réserves de gaz on été découvertes sur la côté de ce pays situé au sud-est de l’Afrique, en face de Madagascar. Seulement, les recherches étaient menées par le consortium américain Anadarko Petroleum, en partenariat avec le Japonais Mitsui et l’Indien Videsh. Le Français EDF, le Britannique Centrica et le groupe nippon Tokyo Gas ont déjà signé des contrats pour profiter de ces ressources.
Dans la région, l’Italien Eni et l’Américain ExxonMobil ont aussi des projets. Pendant que cette énergie polluante sort de leur sol, seuls 2 % des Mozambicains ont accès à du combustible pour faire la cuisine, selon la fondation Hivos. Il y a pourtant trois milliards de tonnes de charbon. Et la compagnie nationale qui exploite de grands barrages, Hidroelectrica de Cahora Bassa (HCB), exporte 73 % de l’électricité qu’elle produit vers l’Afrique du Sud.
Avec l’ouverture voulue par les institutions internationales, cette fuite des ressources ne risque pas de ralentir. C’est partout pareil, regrette l’activiste américaine Naomi Klein. « Là où vous avez une concentration de communautés noires et métisses, une crise économique ou une catastrophe naturelle devient le prétexte à l’imposition de mesures d’austérité qui réduisent l’autonomie et la démocratie », constatait-elle après le passage de l’ouragan Maria à Porto Rico. Dans le livre The Battle For Paradise: Puerto Rico Takes on the Disaster Capitalists, l’autrice pointe les liens entre l’économie de marché et les désastres écologiques.
« Les programmes d’ajustement structurel sont souvent mis en place après un choc, pour profiter de l’état d’urgence dans lequel se trouve la population ; le fait est qu’il est très dur de s’investir politiquement quand vous devez faire la queue pendant trois heures pour de la nourriture et de l’eau. Rester en vie est un job à plein-temps. » Et dans un monde de plus en plus pollué, les embauches se multiplient.
Sans limites
Au milieu d’une poussière de glace, dans les eaux gelées du pôle, un navire avance péniblement avant de disparaître derrière un texte : « Il y a trente ans, nous avons eu une chance de sauver la planète », annonce l’article du New York Times publié sous de belles images de la Terre, le 1er août 2018. L’écrivain Nathaniel Rich y évoque « cette période de dix ans allant de 1979 à 1989 durant laquelle l’humanité a commencé à comprendre les causes et les dangers du dérèglement climatique. »
À l’époque, « les conditions du succès ne pouvaient pas être plus favorables », soutient l’auteur. « Les faits étaient connus et rien n’entravait la voie. Rien à part nous. » L’analyse a le don d’agacer Naomi Klein. Ce « nous » escamote selon elle la responsabilité des compagnies pétrolières et des politiciens qui les ont laissées faire. La conjoncture leur était particulièrement favorable dans les années 1980.
Au contraire, rétorque-t-elle, « on peut difficilement imaginer un moment plus inopportun » à la lutte contre la pollution. « Pourquoi ? Parce que la fin des années 1980 correspond au zénith de la croisade néolibérale, à l’apogée de la critique de l’action collective au nom de la libération des marchés. » Rien ne sert selon elle de chercher dans l’être humain une quelconque inclination naturelle à l’excès, par quoi il infligerait une pollution rampante à son environnement.
C’est le système économique, élaboré par une caste de privilégiés au service de son propre intérêt, qui menace aujourd’hui l’ensemble du globe. « Nous n’avons pas fait le nécessaire pour réduire les émissions de CO2 parce que cela rentre fondamentalement en conflit avec le capitalisme dérégulé », observe -t-elle dans This Changes Everything: Capitalism vs. The Climate.
Naomi Klein n’est pas seule. Dans une tribune publiée par le Guardian le 18 mars dernier, le journaliste économique britannique Phill McDuff assure que « le changement climatique est le résultat de notre système économique et industriel ». Vu l’état de la planète, « des ajustements politiques tels que la taxe carbone ne suffiront pas », juge-t-il. « Nous devons réévaluer notre relation à la propriété, au travail et au capital. » Le ver est dans le fruit. Ce n’est pas assez de brider les compagnies pétrolières et de réglementer les marchés. Il faut condamner le capitalisme. Mais essayez donc de convoquer au tribunal cet accusé sans visage.
Les entreprises refusent de prendre en compte les dégâts qu’elles causent à l’environnement, tant que cela n’affecte par leur production
Pour le cerner, l’économiste français de l’écologie Antonin Pottier rappelle que par capitalisme, on entend « un mode particulier d’institutionnalisation du processus de production, celui de la propriété privée des moyens de production ». En soi, ce partage des tâches entre donneurs d’ordres et exécutants n’empêcherait pas « l’existence de limites écologiques ». La baisse tendancielle du taux de profit n’a pas abouti à une auto-destruction du capitalisme, comme le théorisait Karl Marx.
Mais voilà, tout à leur stratégie d’accumulation du capital, les entreprises refusent de prendre en compte les dégâts qu’elles causent à l’environnement, tant que cela n’affecte par leur production. Or, elles ne peuvent prévoir les formes que prendra insidieusement la pollution. Qui a vu venir le cyclone Idai ?
Mon royaume pour du charbon
Avec Naomi Klein, l’économiste suédois Andreas Malm rejette ce qu’il appelle le « mythe anthropocène ». L’homme n’est pas un loup pour l’homme : il n’a pas, par nature, vocation à scier la branche sur laquelle il est assis. C’est ce que suggèrent les climatologues Michael Raupach et Josep Candell quand ils expliquent que nos malheurs tirent leur source dans la découverte, par de lointains ancêtres, de la combustion des énergies fossiles.
Cela revient à dire, critique Malm, qu’ « à partir du moment où elle avait brûlé son premier arbre mort, l’humanité ne pouvait que brûler un baril de pétrole des millénaires plus tard ». Or, ajoute-t-il, ça n’a pas été si évident : le pétrole a été un choix capitaliste.
Utilisé par les Romains pour éviter le froid dans les garnisons et les villas, le charbon demeure assez peu exploité jusqu’au XVIe siècle, où les foyers britanniques commencent à s’en emparer. Ils sont nombreux à se chauffer et à cuisiner avec autour de 1800. « Cela ne suffisait pas à donner naissance à une économie fossile », souligne Andreas Malm. « Tant que le charbon était cantonné aux milieux domestiques, il ne pouvait constituer le moteur de la croissance économique ».
La machine à vapeur inventée par James Watt en 1769 a ouvert la voie à la révolution industrielle mais, dans les usines de coton, on utilise encore majoritairement l’énergie hydroélectrique, pour une pollution quasi-nulle. Dans les années 1850, les roues à eau « coûtent bien moins cher que les machines à vapeur », souligne l’explorateur allemand Nick von Tunzelmann dans le livre Steam Power and British Industrialization.
Mais ces dernières présentent un avantage décisif : elle peuvent être placées au centre de grandes villes, là où la main d’œuvre est disponible. « L’invention de la machine à vapeur nous a libérés de la nécessité inconfortable de construire des usines près des chutes d’eau », peut-on lire sous la plume d’un certain McCulloch dans le recueil The Circulator of Useful Knowledge, Literature, Amusement, and General Information. « Ça nous a permis de les placer au centre des populations aux habitudes travailleuses. »
Le Royaume-Uni prend ainsi la route de la croissance. Alors que les méthodes de production étaient jusqu’ici liées aux éléments, que le temps du travail était calé sur celui des saisons et des jours, tout est désormais déraciné, dérobé au sol comme le charbon.
Ce sont les propriétaires des moyens de production qui ont enclenché le mouvement, préférant le charbon à l’eau. Le choix a donc été pris par « une petite minorité de Britanniques », relève Andreas Malm. À leur arrivée en Inde, ils ont découvert que les habitants savaient creuser et brûler le charbon mais qu’il n’en s’en souciaient guère. Londres les a donc forcés à le récolter pour son industrie. Et ce schéma a été répliqué ailleurs.
« Pendant près de deux siècles, les énergies fossiles ont généré un profit fantastique », admet l’économiste suédois. « Jusqu’à aujourd’hui, leur exploitation continue de faire tourner les affaires au mépris complet des effets nocifs qu’ils produisent sur l’environnement. »
Homo œconomicus
Sous la coupole du Capitole, un homme aux cheveux rabattus sur sa calvitie approche maladroitement le micro de sa bouche. James Hansen n’a pas l’habitude de prendre la parole devant le Congrès américain. Ce 24 juin 1988, vêtu d’une veste beige et d’une cravate bordeaux, le directeur de l’Institut Goddard de la NASA a toutefois un message important.
Bien sûr, avoue-t-il, il n’y a pas de chiffre magique pour prouver que l’effet de serre est responsable des changements climatiques. Mais « il est temps d’arrêter de gesticuler et d’admettre qu’il y a de bonnes preuves de l’existence d’un effet de serre ». Si bien que cette année-là, le magazine Time préfère décerner le prix de la planète de l’année à la « Terre en danger » plutôt que de choisir une traditionnelle « personnalité de l’année ». Et en novembre, les Nations Unies mettent en place un panel intergouvernemental sur le dérèglement climatique.
« Alors que les gouvernements commençaient à parler sérieusement du règne des énergies fossiles, le révolution néolibérale était à son apogée », écrit Naomi Klein. « Le projet de réforme économique et social est donc entré en contradiction avec les impératifs climatiques et de réglementation. » Au moment où les États-Unis et le Canada signent un premier traité d’échange, prélude à l’Accord de libre-échange nord-américain (NAFTA) de 1994, Margaret Thatcher achève son œuvre de déréglementation et de privatisation de l’économie britannique, et le président français, François Mitterrand, cohabite avec la droite après avoir pris le « tournant de la rigueur ». Les communistes ont depuis longtemps rendu leurs portefeuilles ministériels.
D’ailleurs, veut bien admettre Anreas Malm, « une économie fossile n’a pas nécessairement à être capitaliste ». L’Union soviétique, qui est alors sur le point de s’effondrer, exploite le charbon, le pétrole et le gaz de façon intensive. « Le stalinisme mérite sa propre enquête, mais nous ne vivons pas dans une mine de charbon de type goulag des années 1930 », pointe-t-il. « Notre réalité écologique est celle d’un monde fondé par les propriétaires des machines à vapeur et il y a des alternatives qu’un socialisme responsable pourrait prendre. »
Encore faudrait-il se défaire de quelques habitudes. « Le fonctionnement du capitalisme suppose aussi un certain type d’humain, motivé par le gain économique, recherchant méthodiquement et systématiquement le profit », souligne Antonin Pottier. « Ce type anthropologique, que l’on peut nommer Homo œconomicus, a été favorisé par les classes dirigeantes du XVIIIe siècle, qui voyaient dans les intérêts une matière à gouverner plus prévisible que les impétueuses passions qui avaient ensanglanté les sociétés européennes au XVIIe siècle. »
Désormais, ce sont les ouragans favorisés par les dérèglements climatiques qui ensanglantent les coins les plus vulnérables de la planète. Il va donc falloir essayer autre chose que dans les années 1980. Mais pour l’heure, au Mozambique comme ailleurs, le logiciel n’a pas tant changé.
Couverture : Patrick Hendry.