Le lac de Koman
Jusque très récemment, deux ou trois ans peut-être, le lac de Koman était encore un secret bien gardé. Un des plus spectaculaires, pourtant, que l’Albanie ait à offrir : il s’étire sur plus de trente kilomètres le long de pentes raides coiffées de maquis, de canyons étroits et sinueux, de grottes béantes dans des murailles de roche nue. L’eau est froide et transparente, tour à tour jade, turquoise ou émeraude. Perdus dans ce paysage austère, on distingue ici et là une maison, un carré de céréales, quelques arbres fruitiers, un peu de bétail. Certaines habitations ont l’air abandonnées. Les foyers qui restent, éparpillés sur des kilomètres carrés dans cette zone difficile d’accès, échappent à tout recensement.
C’est un barrage hydroélectrique qui donna naissance au lac, en 1985 : un des derniers projets commandités par le dictateur Enver Hoxha, décédé cette année-là après quarante ans au pouvoir. La région de Koman était alors très pauvre, isolée au sein d’une Albanie elle-même exsangue. L’apparition du réservoir, en permettant la navigation, contribua à désenclaver la vallée, l’ouvrant sur l’extérieur tandis que le reste du pays s’extrayait lentement du joug autoritaire. Un service de ferrys fut lancé, transportant passagers et véhicules entre les deux extrémités du lac. Les bateaux de Mario, eux, tournent sans relâche d’avril à octobre. Trop petits pour charger des voitures, ils promènent chaque jour touristes et locaux, bagages, vélos, motos, mules, chèvres, marchandises ou gros électroménager – on voit de tout. Les trois heures de traversée sont ponctuées de haltes sur des pontons de fortune, à l’embouchure de minuscules sentiers qui semblent n’aller nulle part. Les riverains y débarquent leurs emplettes du jour, saluent le capitaine et disparaissent en un instant, avalés par la végétation.
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C’était le début de l’été 2014 lorsque je me suis rendu à Koman pour la première fois, curieux de cette traversée qu’on dit l’une des plus belles d’Europe. J’ai d’abord rencontré Marjana, la petite sœur de Mario, qui assure la distribution de pancakes aux passagers. Treize ans au compteur, vive et souriante, la jeune fille répond dans un excellent anglais aux sollicitations des touristes. C’est elle qui, au retour de l’excursion, m’a présenté son frère.
Ce qui frappe au premier regard, chez Mario, c’est son gabarit colossal. Très grand, cou de lutteur, poitrail de fauve, bras de bûcheron : dans l’entourage de ce géant, les choses et les gens semblent plus fragiles que nature. Constamment en mouvement, pendu à ses deux téléphones, il supervise avec une même énergie ses pilotes, ses guides et ses touristes, les tracas administratifs et les moteurs récalcitrants. Sa puissance, sa détermination en imposent. On lui donnerait facilement la trentaine. Il n’a que vingt-trois ans. Lorsque Mario est né, en 1992, les premières élections régulières en Albanie marquaient une étape décisive dans une longue période de transition démocratique. Pour le pays, que quatre décennies de stalinisme paranoïaque avaient complètement isolé du monde extérieur, c’était le début d’une période de brusques décompressions – non sans turbulences. Les barons du business succédaient aux pontes du Parti ; la majorité des Albanais continuait à se débattre dans la pauvreté. Dans la seconde moitié des années 1990, des scandales de fraude, de corruption éclatèrent. En 1997, des soulèvements d’une extrême violence mirent le pays à feu et à sang. Mais de son enfance, Mario se rappelle surtout la maison au bord du lac, les longues parties de pêche, les escapades dans le maquis, les journées passées à garder les chèvres. Les jeux dangereux, aussi, dans lesquels l’entraînait son frère aîné lorsque leurs parents étaient absents. Les caves des maisons, après les émeutes de 1997, étaient pleines d’armes pillées dans les dépôts pendant les émeutes. Les deux galopins subtilisaient mines ou grenades, imaginaient des systèmes de bric et de broc pour les faire exploser à distance, s’essayaient à tirer à la Kalachnikov. La vie était simple et le confort spartiate. Les Molla habitaient une bâtisse de pierre perchée au-dessus de l’eau, à une heure en bateau de Koman. Un étage, deux chambres, pas d’électricité. Le père, qui l’avait construite de ses mains, tirait l’essentiel de ses revenus de la pêche. Tout au long de ces années de transition, de nombreuses familles albanaises quittaient la précarité des campagnes pour tenter leur chance en ville, profitant d’une liberté de mouvement que le régime d’Enver Hoxha avait abolie. En 2000, les parents Molla décidèrent de suivre cette tendance : en quête d’une existence moins frugale, ils déménagèrent la famille à Shkodra.
Une famille albanaise
C’est à Shkodra, justement, que je retrouve le jeune homme, à l’automne qui suit notre première rencontre. Il habite avec sa famille, dans une banlieue modeste au nord de la ville. Devant la bâtisse de plain-pied, un grand potager détrempé par les averses ; derrière, un appentis qui sert d’abri à deux vaches. Les meubles à l’intérieur sont fonctionnels, la décoration concise. Dans le salon, un Christ, une Vierge, le portrait d’un arrière-grand-père sur des murs nus par ailleurs, et une télévision qui – fait exceptionnel ici – reste éteinte à mon arrivée. Mario a tout juste le temps de partager un café turc avant de partir. La saison touristique a beau être terminée, il y a fort à faire : superviser la maintenance de ses bateaux, rendre visite à un partenaire, organiser le rapatriement vers Koman d’un canot rapide qu’il vient d’acquérir. Il s’éclipse, me laissant avec les femmes de la maison. Marjana, malade, sèche le collège aujourd’hui. La jeune fille démarre l’ordinateur portable de son frère, ouvre Google Maps pour localiser les maisons où ont grandi ses parents. Les pages traînent à charger, elle s’impatiente, se tortille sur sa chaise, clique frénétiquement. Elle ressemble à une ado française rafraîchissant sa page Facebook. Pourtant, les réseaux sociaux lui sont encore interdits, elle est trop jeune (et puis c’est une fille). Réaliste, elle qualifie ses parents de plutôt « ouverts d’esprit » par ailleurs.
L’adolescente au regard bleu planté bien droit dans le mien partage avec son frère le charisme des battants.
Ce n’est pas une évidence. La place des femmes en Albanie, particulièrement au sein des familles les plus traditionnelles, n’est pas très enviable. Surveillées jalousement dès l’adolescence, mariées jeunes, puis installées au sein de leur belle-famille où elles sont corvéables à merci, leur rôle reste souvent cantonné à la cuisine et aux enfants. « C’est à cause du Kanun », se désole Marjana : ce code d’honneur vieux de cinq cents ans, encore vivace dans bien des esprits, compare les femmes « à un sac, dont la fonction est de tout endurer tant qu’elles vivent sous le toit de leur mari ». Cela semble extrême, sûrement le fait d’une minorité ultra-conservatrice ? La jeune fille ne le croit pas. Au sein de la fédération qui organise les activités sportives des jeunes de son âge, elles sont 13 filles pour 70 garçons, et certaines de ses amies n’iront pas jusqu’au lycée. Elle s’emporte : « Si l’auteur du Kanun était vivant, je le tuerais de mes propres mains. » Pendant que nous discutons, sa mère, Dalina, va et vient autour de nous, sèche comme un piquet d’acacia, bras puissants et peau tannée. Dans son foyer, c’est elle, assistée par sa belle-fille, qui prépare les repas, fait la vaisselle et la lessive, s’occupe des bêtes trois fois par jour et du potager tout au long de l’année. C’est dur, admet-elle. Elle ajoute, comme on énonce un fait évident : « Bien sûr, je préférerais être un homme. Je souffrirais un peu plus mais j’aurais tellement plus de droits… » À l’âge de Marjana, elle trimait déjà toute la journée pour la coopérative. Une heure et demie de marche à travers les montagnes pour se rendre sur site, huit heures de travail harassant, puis le retour à la nuit. Sortir, voir des amis était un rêve impossible. Elle s’est mariée à dix-huit ans : un arrangement entre familles. Depuis, elle n’a jamais pris de vacances. Marjana, pour sa part, ira au lycée l’année prochaine, si elle réussit les examens de fin d’année. En l’espace d’une génération, moins de trente ans, un double carcan s’est effrité : celui du communisme et celui de la tradition – même si le second a la peau plus dure. La jeune fille est consciente de sa chance de grandir au sein d’une famille libérale. Elle dit ne pas faire grand-chose à la maison, se décrit comme « paresseuse ». On a du mal à la croire. L’adolescente blonde et costaude, au regard bleu planté bien droit dans le mien, partage avec son frère le charisme des battants.
C’est la fin de l’après-midi, Mario est de retour, nous partons rendre visite à son grand-père. Le jeune homme profite du trajet en voiture pour reprendre le fil de sa propre histoire. L’installation des Molla à Shkodra, en 2000, a marqué pour la famille le début d’une période difficile. Tout était plus cher, en ville. Le père peinait à subvenir aux besoins de son foyer, se mit à jouer, à boire. Disette. On mangeait, tout juste. Mario avait huit ans à l’époque. Pour lui aussi, l’adaptation fut compliquée. La modernisation du pays, accélérée par l’aide internationale, avait été bien plus rapide en ville que dans la région reculée où il avait grandi. À l’école, on moquait ses origines montagnardes et son accent, ses références. Il ne comprenait pas les petits citadins, ni leurs jeux ni leur argot. « Et encore, l’écart s’est creusé depuis », s’amuse-t- il. « Si un gars des montagnes débarquait à Shkodra aujourd’hui, il serait complètement perdu. » Le grand-père de Mario nous accueille sur la terrasse de sa maison. Le vieux monsieur de 85 ans, casquette, petits yeux clairs et mains tordues par les rhumatismes, passe là le plus clair de ses journées, à fumer sa pipe et boire du raki. Il a quitté son hameau des montagnes il y a sept ans pour s’installer dans cette maison de banlieue, où il vit avec sa femme, un de ses fils, sa bru et ses cinq petits-enfants. Le village lui manque, mais il n’aimerait pas retourner y habiter. « La vie y était trop rude. » Pourquoi ? La réponse sort dans un grommellement laconique : « Malit. » Les montagnes. Comme en écho à la dernière remarque de Mario, il avoue ne pas comprendre grand-chose à l’Albanie d’aujourd’hui. « Il n’y a plus de discipline, plus de règles, plus de gouvernement. » Les valeurs traditionnelles se perdent. On sent percer dans la voix du vieil homme une pointe de nostalgie pour l’époque communiste. « C’était dur, mais au moins on savait où on en était. » Il ne voit pas très bien pourquoi les touristes s’intéressent à sa région. Qu’est-ce qui peut les pousser à sillonner ce lac sans plages, ces montagnes sans routes, à venir dormir dans ces maisons sans confort ? Et puis l’Albanie a tout ce qu’il faut d’hôtels et de sable fin par ailleurs… Non, décidément, ça ne durera pas. Cette opinion, partagée par l’essentiel de la famille Molla, agace Mario. Il travaille dur à les convaincre que son affaire a de l’avenir, que le tourisme va se développer, que c’est une chance à saisir. On ne l’écoute que d’une oreille, lui opposant toujours le même argument : les touristes ne tarderont pas à se lasser de Koman. Le jeune homme désespère. « Ils croient que ce sont toujours les mêmes qui reviennent ! » Il explique, s’énerve, hausse la voix, fait de grands gestes, échoue à entamer les pessimismes. On ne veut pas le comprendre. Là encore, en une seule génération, le pays a changé bien plus vite que les mentalités.
Un peu de fraîcheur s’installe. Le grand-père tire sur sa pipe. On fait griller, sur la braise d’un feu allumé dans la cour, des épis de maïs qu’on grignote en guise d’apéritif. On se coince plein les dents de ces grains noircis, coriaces, au goût de noisette et de cendre. Puis le dîner, classique : marinade au vinaigre, légumes grillés, pain et fromage frais, un peu d’agneau. Les hommes s’installent et mangent ; les femmes et les filles, assises sur un lit disposé à l’autre bout de la pièce, participent de loin à la conversation. Ont-elles dîné avant ? « Les cuistots n’ont jamais faim », rigolent mes convives. Quand vient la fin du repas, les cigarettes et les conversations se rallument autour de la table. On sort pour un dernier verre. Sur le petit lit près de la porte, blotties les unes contre les autres, les petites et la grand-mère se sont endormies.
Bouleversements
C’est le milieu de l’hiver quand je reviens voir Mario, il pleut à verse sur Shkodra, et bien que je retrouve le bonhomme fidèle à lui-même, constamment sur la brèche, il s’est produit pour lui des changements importants. Il est papa d’une petite fille, d’abord. La mère, Annika, une Allemande dont il est séparé depuis quelques mois, est rentrée accoucher à Hambourg. Il est allé les voir, n’a pu rester longtemps. C’est compliqué. Il n’a pas très envie d’en parler. Un autre bouleversement est survenu dans sa vie : son père est décédé une semaine plus tôt dans un accident de voiture. Du verglas sur la route défoncée qui relie Koman à Shkodra.
Il a fallu assurer la cérémonie, l’enterrement, accueillir comme il se doit les quelque mille personnes passées chez eux présenter leurs condoléances. Dans ce genre de situation, c’est l’aîné qui devrait endosser le rôle du patriarche, mais c’est Mario qui supporte financièrement les Molla depuis plusieurs années, lui qui défend leurs intérêts, lui qui porte la besa – le crédit, l’honneur de la famille. Ce n’est pas rien. Dans la société albanaise, les équilibres traditionnels disparaissent, les clans explosent, mais la besa a toujours un caractère sacré. Voilà Mario chef de famille. Nous avons rendez-vous au centre ville : depuis un mois, le jeune homme s’est mis en tête d’y ouvrir un bistrot. Il veut en faire un point de ralliement pour ses touristes, une billetterie, une vitrine pour son activité. Lorsque j’entre dans le local, c’est la pause. Avec les copains venus l’aider, Mario grille des cigarettes dans la salle en travaux, une vaste pièce sombre et crasseuse qui sent la fumée. À l’arrière, la future réserve prend l’eau par le toit crevé. Il s’est donné deux semaines pour ouvrir son bar à la clientèle. J’ai déjà croisé les gaillards qui lui donnent un coup de main. La plupart ont entre dix-huit et vingt-cinq ans. Quoi de neuf ? Quels projets ? Réponses vagues. L’un d’eux, un jeune homme d’une vingtaine d’années que Mario emploie comme guide pendant l’été, me dit : « On attend… » Il ne précise pas quoi. Ici, près du tiers des 15-30 ans est sans emploi. L’ambiance générale dans laquelle on baigne à Shkodra, aimable et détendue de prime abord, a cet autre visage : celui du chômage, de l’ennui, du désœuvrement. Mario, pour sa part, n’attend pas : il doit aller chercher du matériel. Pendant que tout le monde se remet au travail, il me dépose chez lui avant de repartir pour sa course. Dans la maison familiale battue par la pluie, le silence a changé de qualité, semble plus dense, plus triste, les secondes plus lentes. La télévision a disparu. Dalina est habillée de noir. Au mur du salon, un portrait de son mari a rejoint celui de l’ancêtre. Marjana est déjà rentrée de l’école. Pour ses quatorze ans, elle a obtenu d’ouvrir un compte Facebook qu’elle remplit de photos de sa nièce toute neuve, de selfies pris avec les copines et de citations inspirées. Pour elle, le réseau social est une fenêtre ouverte. Hormis Koman et Shkodra, elle connaît peu son propre pays, n’est allée qu’une fois à Tirana pourtant toute proche. Communicative, curieuse, diablement fière, elle n’a pas la mollesse un peu blasée qu’on prête souvent aux adolescents. Elle me montre deux exposés qu’elle a dû écrire ces dernières semaines pour le collège. Ils sont consacrés à Nelson Mandela et Steve Jobs, deux personnages qu’elle admire éperdument. Elle aime les inspirateurs, les faiseurs. Et que veut-elle faire après le lycée ? C’est un peu loin. Elle me confie, voix forte et bien timbrée : « J’aimerais bien être comme Mario. » Un avenir hors du foyer, de ses espaces vides d’hommes, de son silence habité de cris d’enfants et d’animaux, dans le vacarme du monde.
Ce soir-là, un orage imposant s’abat sur Shkodra. La pluie cogne les vitres à les faire éclater, le vent pousse des mugissements d’apocalypse, arrache des gerbes d’étincelles immenses aux installations électriques désordonnées qui courent dans la rue. La tempête calmée, Mario m’emmène boire un verre en ville. Assis autour d’une pression, il revient sur son adolescence, ses difficultés d’intégration. « De toute façon, je n’étais pas vraiment taillé pour l’école », résume-t- il. Le collège péniblement terminé, il n’a passé que quelques mois au lycée avant de quitter définitivement le monde scolaire et le foyer familial. C’était l’année 2007, il avait tout juste quinze ans. Sa famille était aussi fauchée qu’à son arrivée à Shkodra. Années d’errance. Mario fait des saisons au Monténégro, trime dans les champs ou sur des chantiers, passe des frontières avec des valises de drogue, joue l’argent facile et le perd, chaparde du lait frais sur le bord des routes de campagne pour ne pas crever la faim. Un soir, à la sortie d’un bar, un gang concurrent tente de l’assassiner. Mario dit ne se souvenir de rien, sinon qu’il en a laissé plus d’un assommé sur le trottoir. Effectivement, vu le calibre du bonhomme, il eût mieux valu apporter une arme lourde que des couteaux.
Mario n’a toujours pas le temps de flâner : la saison touristique approche à grands pas.
2008, 2009, les années passent, l’Albanie se stabilise doucement, reçoit la visite du président américain, rejoint l’OTAN, commence à lorgner vers l’Union européenne… Mario, lui, n’arrive pas à se fixer. Il tente d’émigrer en Italie, puis en Grèce. Il n’est pas le seul : à l’époque, on estime à plus de 500 000 le nombre d’Albanais dans chacun de ces deux pays, pour trois millions d’habitants en Albanie. Le jeune homme continue à galérer d’un expédient à l’autre, ne trouve pas de travail stable. Il doit emprunter de l’argent pour rentrer au bercail. Il n’a pas un radis, pas encore beaucoup de plomb dans le crâne, mais déjà de la ressource. De retour d’un de ses voyages, il décide d’apprendre à se servir d’un ordinateur et consacre à ce projet le peu d’argent dont il dispose. Il se rend dans un cybercafé, déclare de but en blanc : « Je veux faire un email. » La jeune fille de service pouffe puis, compréhensive, l’aide à créer un compte et rédiger un message. Au moment d’envoyer, déconvenue : « L’adresse ? » Du destinataire, il n’a que le nom. La discussion s’effiloche dans le fond de nos pintes. Mario parle sans façons de ces années tourmentées, mais il leur a définitivement tourné le dos. Il se lève pour partir. Une grosse journée l’attend demain – encore une. Nous sortons du bistrot dans les rues détrempées.
Le bâtisseur
Aux yeux d’un Français, le printemps albanais prend vite des allures estivales. Dès le mois d’avril, les températures montent, la pluie passe au rang des souvenirs, les terrasses se remplissent de buveurs de tous âges. Les plus vieux jouent aux échecs ou rebâtissent le monde autour d’un café-raki, les jeunes passent entre les tables en roulant des mécaniques, les coudes en dehors pour avoir l’air plus large, se montrent, s’observent, pianotent assidûment sur leurs smartphones. Tout le monde ragote énormément – car le gossip, ici, est un sport national.
Mario n’a toujours pas le temps de flâner : la saison touristique approche à grands pas. Depuis la terrasse de son bar, finalement ouvert avec deux mois de retard et baptisé Captain Mo, il prépare le redémarrage de son activité, sillonne la ville, passe coup de fil sur coup de fil, plus débordé que jamais. Il doit terminer les travaux sur chacun de ses bateaux, administrer les réservations, achever la restauration de la maison familiale au bord du lac, qu’il souhaite ouvrir aux visiteurs. Sous peu, comme chaque été, il y installera pour la saison sa mère et sa belle-sœur, les vaches, le chien, des vivres, tout le nécessaire à la vie quotidienne. Encore un chantier… Il se dit épuisé mais délègue peu : « Quand je confie une tâche à quelqu’un d’autre, c’est toujours moins bien fait. » Son entreprise, c’est son bébé. Il dit souvent : « Mon rêve. » C’est en 2011, au retour de ses errances, que le projet a commencé à prendre forme : cet été-là, avec son frère aîné, Mario loue à son père l’un de ses bateaux pour faire visiter le lac à des touristes. La barque minuscule sert le reste du temps à des pêcheurs, et les deux frères doivent la nettoyer chaque matin pour la rendre présentable. Malgré leurs efforts, des restes de poisson pourrissent dans les recoins inaccessibles de l’embarcation. L’odeur est épouvantable. Les visiteurs trouvent ça pittoresque, s’extasient sur le décor somptueux du lac. Mario voit l’opportunité : l’année suivante, il recommence. Avec un bateau de plus. Ce n’est pas venu tout seul. « On ne me faisait pas confiance. Je n’étais rien. » Tout a été compliqué, convaincre son clan, trouver l’argent, accomplir les démarches. Et puis, chevillée au corps, la peur d’échouer. Mario ne s’est pas découragé. Il a appris.
Dans ce petit pays où tout le monde se connaît, le réseau est clé. « Tu dois être l’ami de tout le monde, mais ne pas te laisser approcher de si près qu’on puisse déceler tes faiblesses. » Il faut connaître les bonnes personnes pour rendre possibles les permis et les sauf-conduits, s’approvisionner au juste prix. Savoir qui décide, dans un monde où la dynamique des familles reste aussi importante que les arcanes des administrations. Décourager les pontes de Tirana avec leurs projets pharaoniques et leurs gros sabots farcis de millions. Être malin, enfin, face à la concurrence : l’année dernière, il a imaginé un système de réservations pour éviter qu’on ne lui pique ses clients sur le port de Koman. La conjoncture est bonne. Vingt-cinq ans après les premiers signes d’ouverture, l’Albanie est devenue recommandable, malgré sa réputation encore peu reluisante à l’étranger. Elle est riche en attractions naturelles et historiques, le réseau routier décent, la sécurité irréprochable. Les touristes ne s’y trompent pas : entre 2003 et 2013, le nombre d’entrées d’étrangers a sextuplé. Malgré les opportunités, les créateurs d’entreprise comme Mario restent rares. Le modèle qui fascine, relayé par les stars locales, les grands hommes d’affaire, les hauts fonctionnaires ou les seigneurs de la pègre, c’est plutôt le succès sans effort et le bling tapageur. Ce n’est pas très surprenant : les générations qui ont connu le régime d’Enver Hoxha se souviennent d’une époque où l’on manquait de tout, où il fallait faire trois heures de queue pour un litre de lait, où le chocolat, le café, une voiture étaient des luxes impossibles. Les plus jeunes, eux, rêvent de mettre les bouchées doubles. Réussir vite, conjurer le chômage endémique, la pauvreté toujours présente, les perspectives bouchées.
À la saison 2014, Mario a dégagé ses premiers bénéfices sérieux, une trentaine de milliers d’euros. Une coquette somme, dans un pays où un repas complet au restaurant se paie moins de quatre euros. Il possède cinq bateaux qui lui permettent de transporter 100 à 200 passagers par jour, deux voitures, un carnet d’adresses bien rempli. Il déborde d’idées, s’enthousiasme sur son projet d’ouvrir une guest house dans sa maison de famille. « Un séjour calme et confortable, de la nourriture locale et bio », annonce déjà son site. Les premières réservations commencent déjà à tomber, les agences de voyages de Tirana lui envoient des clients. Tout est plus facile. « Je suis quelqu’un, maintenant. On m’écoute », dit-il avec une fierté revancharde. Bien sûr, il reste des défis, à commencer par celui de l’environnement. La gestion des déchets n’est pas encore entrée dans les mœurs albanaises. Dans toutes les régions habitées, les cours d’eau prennent des aspects de dépotoir, tapissés de sacs en plastique, de bouteilles, d’ordures de toutes sortes. Le lac de Koman, si beau soit-il, n’échappe pas au problème : les détritus s’y accumulent par endroits, de façon si saisissante que les opérateurs touristiques du coin doivent se cotiser pour les draguer hors de l’eau. Mario est conscient du problème, mais il reste optimiste. « On trouvera bien une solution. » Jusqu’à présent, rien ne lui a résisté. Il en paie le prix. On ne le voit jamais qu’en action, occupé à gérer dix problèmes à la fois. Tout son temps ou presque passe dans son affaire, au détriment de sa vie sociale et de son couple. Et au fait, en quoi consiste-t-il exactement, ce « rêve » dans lequel Mario s’investit tant ? Il démarre une explication, s’emmêle les pinceaux. C’est un peu vague. Voir pousser son affaire, préserver la région qui l’a vu grandir, protéger la terre, former des employés en qui il puisse avoir confiance… Grandir « step by step », comme il le dit souvent. Au fond, il l’admet volontiers, ce qui compte vraiment, ce n’est pas d’arriver : c’est de faire. C’est d’avancer. Alors il avance, Mario, obstinément, tiré par ses victoires et par le respect qu’elles lui attirent. Il parle déjà de se poser, dans dix ans ou dans vingt, lorsqu’il aura gagné suffisamment d’argent pour se mettre à l’abri. Peut-être. Il intervient dans une conférence, ce soir, à Shkodra, sur le développement du tourisme dans la région. Il s’est offert un costume neuf pour l’occasion. Son téléphone sonne, il décroche, se lève, fait quelques pas avant de m’adresser un petit signe de la main. Je le regarde s’éloigner, ce colosse en marche qui fait si peu son âge, bad boy repenti métamorphosé en patron, et je me dis qu’on pourrait bien faire porter l’avenir de leur pays à de pareilles carrures, cou de lutteur, bras de bûcheron, et mains de bâtisseur.
Couverture : Vue du port, par Matthieu Perissé.