Un club de garçons

À la sortie du dernier virage, Jamie Chadwick exulte. Encore quelques mètres sur le circuit de Brands Hatch, au sud-est de Londres, et sa monoplace violette peut rentrer au stand en faisant ronronner le moteur. Un gant triomphant sort du cockpit. Cette quatrième place obtenue sous le soleil du 11 août 2019 est synonyme de titre.

Puis, le contact à peine coupé, Chadwick s’arrache au siège pour grimper sur la carrosserie et lever les bras vers le ciel. En quelques secondes, sa mère et son mentor, Rupert Svendsen-Cook, sont aussi là, suivis de près par un journaliste. Pour lui répondre, Chadwick retire son casque dévoilant de longs cheveux bruns. Jamie est une femme.

En course automobile, la chose est encore assez rare pour surprendre. Alors qu’aucun règlement ne précise le sexe des pilotes, l’intégralité des 20 participants au championnat du monde de Formule 1 sont des hommes. Ils ont été près de 900 à prendre le départ depuis 1950 contre deux femmes. L’Italienne Lella Lombardi est la seule à avoir glané un pauvre demi-point en 1976.

Crédits : W Series

Pourtant, Katherine Legge a pour habitude de dire que « la voiture ne fait pas la différence » entre les genres. Aujourd’hui exilée aux États-Unis, cette Britannique a été recalée par l’écurie Minardi en 2005. Il lui reste cependant quelques points « super licence » qui permettent de conduire en Formule 1. « Je dois encore les avoir pour un an mais ensuite ils expireront », confie-t-elle au téléphone depuis Atlanta. Après avoir conduit en DTM et en Nascar, elle enchaîne maintenant les courses indépendantes et n’envisage de toute façon pas de s’en servir.

Heureusement, d’autres ont depuis été attribués. Grâce à son sacre sur le circuit de Brands Hatch, Jamie Chadwick possède 18 points sur les 40 nécessaires. Elle les a récoltés en remportant la première édition des W Series, une compétition de Formule 3 réservée aux femmes. « Les participantes ont une chance d’intégrer la Formule 1 avec l’aide de ces points », résume la patronne, Catherine Bond-Muir.

Repérées pour leur potentiel, les 20 jeunes conductrices n’avaient pour une fois pas à se soucier de trouver des financements. Tout était réglé. Il ne leur restait qu’à rouler et, en prenant l’aspiration de l’événement, à passer à la vitesse supérieure. « J’étais relativement inconnue au début de la saison et les W Series m’ont donné un énorme coup de pouce », insiste Jamie Chadwick. À 21 ans, l’Anglaise a gagné un prix de 500 000 dollars.

Arrivée troisième, sa compatriote Alice Powell avait mis entre parenthèses sa carrière de pilote en 2014 faute d’argent. La Formule 1, réalisait-elle, est un « club de garçons milliardaires ». Mais maintenant que les W Series l’ont remise dans la course, elle compte bien changer ça. « Dans 10 ans, il y aura tellement de femmes en sport automobile que ce sera quelque chose de banal », prédit Catherine Bond-Muir. « Il faudra nous rappeler qu’en 2019, nous pouvions compter le nombre de femmes à courir en monoplaces sur les doigts d’une main. »

Crédits : W Series

Les candidates à l’élite se bousculent. À court de moyens lors de son éviction de l’académie Renault en 2017, l’Espagnole Marta Garcia a touché 100 000 dollars pour sa quatrième place, enveloppe qu’elle compte investir dans une participation aux prochaines Toyota Racing Series, en Nouvelle-Zélande. De son côté, l’Italienne Vicki Piria est plutôt satisfaite de sa neuvième place, accrochée après une pause de 5 ans, mais elle vise mieux l’an prochain. Vu le niveau « très concurrentiel » des confrontations, elle pense qu’une femme pourrait accéder à la F1 dans les 5 ans à venir.

À en juger par le classement des W Series, elle ne sera pas française. Le drapeau tricolore était cette année complètement absent. Il a pourtant été hissé au sommet par une femme de la région parisienne, au début du siècle dernier.

La reine Bugatti

« La course va bientôt commencer ! » Dans le crâne de Helle Nice, cette phrase sonne comme un coup de massue. Elle vient d’être hurlée par un organisateur et résonne avec douleur sur ses tempes. Au volant d’une Omega Six, la jeune femme s’apprête à prendre le départ de la troisième Journée féminine de l’automobile à Montlhéry, au sud-ouest de Paris. Ce dimanche 2 juin 1929, son corps est encore engourdi par la morphine, le champagne et le sexe de la veille. Elle a passé sa soirée à danser au cabaret Les Acacias. C’est son travail. Mais après avoir remporté cette course, lointaine ancêtre des W Series, elle va changer de métier.

La trajectoire d’Helle Nice épouse celle du sport automobile. À sa naissance le 15 décembre 1900 à Aunay-sous-Auneau, les voitures sont encore rares sur les routes françaises. Il n’y en a probablement aucune dans ce village d’Eure-et-Loir. Trois ans plus tard, alors que Mariette Hélène Delangle (son vrai nom) découvre la danse, on en compte un peu plus de 2 000 à Paris. Cette année-là, une grande course automobile part de la capitale pour rallier Madrid. C’est un tel événement que des familles entières se massent au bord du parcours. Chez les Delangle, la piètre forme du père, Léon, et du bébé, Henri, immobilisent tout le monde. Heureusement, le maître d’école propose d’emmener Hélène avec lui.

Une seule femme, Camille Dugast, participe à l’épreuve ponctuée par une série d’accidents mortels. Elle ne le sait pas encore mais Hélène Delangle prendra bientôt sa relève. À 16 ans, alors que son père a succombé à une maladie et que sa mère a déménagé à Sainte-Mesme, dans les Yvelines, l’adolescente quitte le domicile pour habiter Paris. Comment vit-elle ? « C’est un secret mais j’aurais peut-être le temps de vous le raconter bientôt », répondra-t-elle à la presse. Toujours-est-il que la rencontre du réalisateur René Carrère lui permet de devenir modèle. Sa silhouette se retrouve sur les affiches des cabarets.

Quelques cours de danse plus tard, la voilà sur scène. Helle Nice a du succès. Avec l’argent des spectacles, elle achète sa première voiture et file, en Citroën, vers les pistes de ski. À Megève, dans les Alpes, elle se heurte aux risques du hors-piste : poursuivie par une avalanche, en 1929, elle tente un saut périlleux qui abîme le cartilage de son genoux. La danse est terminée. Alors Nice décide d’aller faire des tours de pistes ailleurs.

Helle Nice

À Montlhéry, le 2 juin 1929, elle l’emporte malgré le champagne et la morphine. Sa conduite est « magnifique », juge le journal L’Intransigeant. « Après avoir vu ça, personne ne peut affirmer que les femmes conduisent moins bien que les hommes. » Le lendemain, la pilote reçoit un contrat du grand constructeur français Bugatti. Aussitôt enrôlée, elle gagne les Championnats des acteurs, une compétition mixte. Des affiches de cabarets, elle passe sur les posters de Lucky Strike. Helle Nice est célèbre. Elle devient la femme la plus rapide du monde en conduisant à 197,7 km/h. On l’invite aux États-Unis, où elle prend le volant sans casque. « La foule aime voir mes cheveux quand je conduis », observe-t-elle.

Non contente de rivaliser avec des hommes à Paris et au Grand Prix de Monza, Helle Nice les défie jusqu’au Brésil. À São Paulo, en 1936, sa voiture dérape et part dans la foule. Six personnes sont tuées sur le coup. La pilote passe trois jours dans le coma et, une fois rétablie, remonte en selle. Avec quatre autres femmes, elle établit un record de 10 jours et 10 nuits consécutives de conduite. Il tient encore aujourd’hui.

Sa trace se perd sous l’occupation, pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout au plus sait-on, grâce au livre de Miranda Seymour, The Bugatti Queen, qu’elle s’installe à Nice en 1943 avec son mari, Arnaldo. En 1960, il part avec une femme plus jeune et la laisse sans le sou. Victime de problèmes de santé, Nice vieillit dans la misère. Des années plus tard, ses voisins la voient, affamée, voler le lait dans la coupole du chat. Elle s’éteint en 1984, à l’âge de 83 ans.

Météores

Vers la fin de sa carrière, Hélène Delangle s’est rapprochée de l’Italie. Elle a d’abord quitté Bugatti pour s’engager avec Alfa Romeo, avant de s’installer à Nice, en face de golfe de Gênes. Pour ne pas oublier l’odeur de l’essence, elle a suivi ses meilleures effluves jusqu’au pied des Alpes. Les champions d’avant-guerre s’appellent Rudolph Caracciola, Tazio Nuvalori et Achille Varzi. En 1946, ce dernier remporte le Grand Prix de Turin sur une Alfa Romeo 158 Alfetta. De nouvelles règles sont en vigueur et de nouveaux pilotes vont sortir du paddock.

Au premier championnat du monde de Formule 1, organisé en 1950, un trio infernal se détache. Sur le podium, les Italiens Giuseppe Farina et Liugi Fagioli sont accompagnés d’un fils d’immigrés, l’Argentin Juan Manuel Fangio. Aucune femme n’intègre cette élite. Mais sur son île, la Napolitaine Maria Teresa De Filipis commence à gêner ces messieurs. Au Tour de Sicile de 1950, les organisateurs prétendent avoir vu quelqu’un l’aider au départ pour la disqualifier. Il en faut plus pour l’abattre. Poussée derrière un volant par ses frères, qui la mettaient au défi de conduire aussi vite qu’eux, la jeune femme arrive deuxième d’un championnat national en 1954. Elle rejoint l’écurie Maserati un an plus tard.

Maria Teresa De Filipis

En Formule 1, même si De Filipis ne parvient pas à se qualifier au Grand Prix de Monaco en 1958, elle fait mieux qu’un certain Bernie Ecclestone, futur grand argentier de la discipline. Un mois plus tard, en Belgique, c’est la première femme à participer à une course du championnat du monde. Dix-neuvième sur la ligne de départ, elle termine dixième à la faveur d’une vague d’abandons. « Elle avait des tripes et était respectée par ses concurrents pour ça », dira le vainqueur du jour Tony Brooks. « Elle ne luttait pas pour le titre mais elle était très compétente. » Passée chez Porsche, elle se retire à 33 ans après l’accident mortel de son coéquipier, le français Jean Behra.

La voie est entre-ouverte. Maria Grazia « Lella » Lombardi s’y engouffre dans les années 1970 en se faisant remarquer en Formule 3. Invitée à montrer son talent au Mexique, la Piémontaise y devance le futur sextuple vainqueur de grands prix, Jacques Laffite. À force de persévérance, elle aligne sa voiture sur une étape du championnat du monde à Barcelone. Au 25e tour, celle de l’Allemand Rolf Stommelen part en tribune et tue cinq spectateurs. La course est arrêtée. Au lieu du point qu’elle pouvait espérer remporter, Lombardi en récolte un demi. Aucune femme ne fera mieux. « C’est un exemple en tant que pilote mais aussi en tant que femme », souligne Vicki Piria.

Lella Lombardi
Crédits : NL-HaNA, ANEFO

Dans les décennies qui suivent, les femmes passent en Formule 1 comme des météores. La Sud-Africaine Désirée Wilson fait quelques tours de piste en 1981 et l’Italienne Giovanna Amati tente en vain de se qualifier à trois grands prix en 1992. En Formule 3, « je devais souvent changer la décoration de ma voiture », raconte la seconde dans le livre Fast Life. « Comme ça, les garçons ne pouvaient pas m’identifier d’une course à l’autre. Pour eux, c’était inconcevable d’être battus par une femme. Ils préféraient souvent provoquer un accident que de me voir les dépasser. »

La fin du désert

Un petit drapeau triangulaire vacille au bord d’une piste de karting du Surrey, dans le sud de l’Angleterre. En ce jour de 1989, Katherine Legge vient de disputer sa première course. À neuf ans, elle l’a gagné. « Ils m’ont donné un drapeau mais je n’étais pas assez forte pour le porter », se souvient-elle. Cela ne l’empêchera pas d’être la première à franchir la ligne d’arrivée encore de nombreuses fois. « Bien sûr les hommes ont une force physique supérieure », admet Vicky Piria. « Mais nous pouvons travailler dur pour arriver au même résultat. »

Dans un entretien à la BBC, le docteur Riccardo Ceccarelli, consultant pour les écuries Toro Rosso et Lotus, explique que la course demande « des muscles dans le cou et le haut du corps pour avoir l’énergie de conduire sans ressentir de fatigue. Mais une fois un certain niveau atteint, ça ne sert à rien de continuer à muscler cette partie, c’est l’endurance qui compte. » Encore étrangère à ces questions, Katherine Legge continue de conduire sans faire de plan sur le futur. « Je ne savais pas que j’allais devenir pilote, je ne savais même pas que c’était possible car il n’y avait pas beaucoup de femmes qui le faisaient. »

Vicky Piria acquiesce. Elle aussi venue du karting, elle n’imaginait pas faire carrière « car il n’y avait aucun exemple ». Habituée à jouer avec des garçons, la native de Milan aime finalement beaucoup plus la course automobile que ses deux frères. Noyée dans une masse d’adolescents en compétition, elle essayé de ne pas remarquer les différences car « si tu ne remarques pas les différences ça signifie que celles-ci n’existent pas. » Lella Lombardi lui sert de modèle. De son côté, Katherine Legge va chercher l’inspiration du côté de la voile, en prenant exemple sur la navigatrice Ellen MacArthur.

Vicki Piria

Si les femmes pilotes de Formule 1 sont si rares « c’est avant tout une question de statistique », remarque Vicky Piria. « Elles ne représentent que 2 % des conducteurs en sport automobile et il est donc plus compliqué pour elles de faire partie des meilleurs. C’est comme si vous essayiez de trouver un champion dans un tout petit pays. » Pour ne rien arranger, le « club de garçons milliardaires » freine des deux pieds. Au cours d’une conversation rapportée par le livre The Pits: The Real World of Formula One, paru en 2004, un responsable de Mercedes avoue qu’il y a « d’excellentes pilotes, très talentueuses. Le problème c’est qu’elles ne sont pas… comment dire… très jolies. Elles sont fortes, elles sont rapides. Mais elles ne sont pas jolies. Plutôt moches même. On dirait des hommes. »

Recalée par Minardi l’année suivante, Katherine Legge estime alors que « le problème, c’est qu’aucune équipe ne veut être la première à engager une femme pilote, et risquer d’être ridicule si la fille n’arrive pas à finir la course ». En 2012, l’équipe Williams offre finalement un contrat à la Britannique Susie Wolff en tant que pilote de tests. Elle prend part aux sessions d’entraînement sur le Grand Prix de Grande-Bretagne, sans véritablement convaincre. Bernie Ecclestone y va alors de sa remarque sexiste : « Si Susie est aussi rapide dans une voiture qu’elle est belle à l’extérieur, ce sera un grand atout. » En 2015, il s’avoue séduit par l’idée d’un championnat féminin dans la mesure où cela pourrait attirer « beaucoup d’attention, de publicité et de sponsors. »

Crédits : W Series

Bien sûr, les conductrices des W Series apprécient le surcroît de lumière que leur apporte la compétition. Mais elles ne sont pas là pour montrer leurs corps. « Le focus devrait être mis sur les machines », songeait Jamie Chadwick en 2018, quand les « grid girls », ces filles alignées sur la ligne de départ, ont été interdites du championnat du monde. « Si vous venez pour voir les grid girls, vous n’êtes pas au bon endroit. » Maintenant qu’elle est auréolée du titre, la Britannique espère attirer les sponsors et les écuries. « Mes aspirations dépassent les W Series, je veux accomplir beaucoup de choses dans ce sport », affirme-t-elle.

D’après Katherine Legge, Chadwick est la mieux placée pour intégrer l’élite avec la Colombienne Tatiana Calderon, qui conduit en Formule 2. « Mais ce ne sera pas l’an prochain », nuance-t-elle. D’autres candidates se positionnent en vue d’un futur un peu plus lointain. À seulement 12 ans, la Japonaise Juju Noda pense très sérieusement pouvoir devenir championne du monde de Formule 1. Et elle a quelques arguments pour ça : l’an dernier, la jeune fille a battu le record de Formule 4 des – de 17 ans. « Il y a déjà eu des femmes en F1 mais pas encore de vainqueure », constate-t-elle. « Je veux être la première. » Les garçons sont prévenus.


Source : Vicki Piria/W Series