Les effets supposés de l’acqua-tofana sur ses victimes sont résumés dans un avertissement adressé au public et publié à Rome à la fin des années 1650, lorsque la crainte du poison était à son zénith. Selon ce document, les symptômes principaux incluaient une douleur insupportable à l’estomac et à la gorge, des vomissements, une soif insatiable et la dysenterie.

Tous ces éléments suggèrent fortement un empoisonnement à l’arsenic, même si Ademollo cite des sources contemporaines selon lesquelles le poison préparé par Spara et ses complices contenait également de l’antimoine et du plomb. Une entrée dans le journal de Gigli fait référence à un quatrième ingrédient possible, le solimato, produit chimique corrosif très toxique utilisé à l’époque pour traiter des maladies vénériennes, et aujourd’hui plus connu sous le nom de chlorure mercurique.

Les femmes bafouées allaient trouver l'empoisonneuse Crédits : Yale Law Library

Les femmes bafouées allaient trouver l’empoisonneuse
Crédits : Yale Law Library

La manne de Saint-Nicolas

Ademollo recense plusieurs victimes supposées de l’acqua-tofana, mais nous ne pouvons examiner ici qu’un seul de ces cas en détail. Il s’agit de Francesco Cesi, duc de Ceri et probablement l’homme le plus riche et le plus puissant de tous ceux qui furent touchés dans cette scandaleuse affaire d’empoisonnement. Descendant d’une très grande famille (son père avait été un scientifique largement reconnu, proche de Galilée, et il était lui-même le neveu du futur pape Innocent XI), Cesi mourut subitement en juin 1657. Les soupçons s’abattirent sur sa jeune épouse – plus distinguée encore que lui –, Maria Aldobrandini, qui appartenait à l’un des clans les plus puissants et les plus influents de la noblesse romaine. Les faits, bien qu’hypothétiques, sont troublants.

Le duc avait au moins trente ans de plus que sa femme : il semble qu’il naquît aux alentours de 1608, et se maria pour la première fois en 1626. Aldobrandini, sa seconde épouse, n’avait que 13 ans lors de leur mariage en 1648, et n’avait donc pas plus de 22 ans lorsque le duc mourut. « Jeune et belle, courtisée par de nombreux hommes », sa beauté n’avait qu’à peine été touchée par les cicatrices de la variole, selon une enquête contemporaine recensant les femmes romaines. Ces éléments donnent du poids à l’argument d’Ademollo, même s’il tire ses informations des confessions de Giovanna de Grandis alors que celle-ci était menacée d’exécution, avec tout ce que cela implique en terme de crédibilité.

Selon les dires de De Grandis, la Duchesse était tombée désespérément amoureuse d’un soupirant : un beau comte – et débauché incorrigible – du nom de Francesco Maria Santinelli (1627-1697). Santinelli abreuva la jeune femme de poèmes d’amour qui, pour Ademollo, permettent de dater le début de la relation quelques mois avant la mort du duc de Ceri. Sa passion poussa Aldobrandini à se débarrasser d’un mari qui, selon Ademollo, était déjà souffrant.

Isolda with the Love Potion de Drederick Sandys

Frederick Sandys
Isolda with the Love Potion
1870

Le premier contact entre la duchesse et le cercle de Spara se fit par l’intermédiaire du Père Girolamo. Dans son témoignage, De Grandis affirme que le prêtre était venu la voir pour obtenir un poison capable d’agir sans laisser de traces. Aldobrandini avait peur d’administrer à son mari une potion qui le fît vomir si fortement qu’on en vînt à la soupçonner.

De Grandis, animée d’un grand respect pour la noblesse romaine et sa puissance, n’était pas très enthousiaste à l’idée de faire affaire avec elle, mais le Père Girolamo la rassura. Il lui rappela que l’acqua-tofana était un poison doux, qui ne causait que peu de vomissements, et ajouta que, dans tous les cas, la nourriture du duc passait entre tant de mains qu’il y avait peu de risques d’être soupçonnés.

De Grandis accepta de lui donner une fiole de son poison, alors dissimulé comme d’habitude sous le nom de « Manne de Saint Nicolas ». Le prêtre, de son côté, confia la fiole à une domestique de confiance de la duchesse et, dans les deux jours qui suivirent, le duc fut retrouvé mort (une des versions de l’histoire, dont la crédibilité n’est pas assurée, suggère que la fiole entière fut versée dans sa nourriture par erreur).

L’empoisonnement ne paraît pas avoir été tout de suite suspecté, et il n’y eut pas d’autopsie, même si les causes de la mort n’étaient guère claires. Mais quand De Grandis alla voir le corps, placé dans un cercueil ouvert dans la basilique de la Minerve, elle comprit immédiatement que le duc était mort empoisonné. Maria Aldobrandini était coupable du meurtre de son mari, et elle le paya cher : Federico Gualdi note que sa propre famille l’enferma pour éviter qu’elle ne se précipite dans un second mariage scandaleux et déshonorant avec son amant, Santinelli. Elle parvint toutefois à échapper à tout soupçon quant à sa responsabilité dans la mort foudroyante du duc, jusqu’à l’arrestation du cercle de Spara l’année suivante.

La façon dont les activités meurtrières de l’organisation furent révélées demeure opaque. Plusieurs sources populaires suggèrent que Spara et ses consœurs étaient devenues excessivement confiantes et cupides, laissant leurs clients provoquer un si grand nombre de morts, en un laps de temps si court, que la prolifération des décès parut évidente à tout le monde. Selon David Stuart, « il avait été porté à l’attention du pape Alexandre VII qu’un grand nombre de femmes, jeunes et plus vieilles, confessaient à leur prêtre avoir empoisonné leur époux à l’aide de nouveaux poisons lents. Dans les rues, il était usuel de penser qu’il y avait un nombre inhabituel de jeunes veuves. »

Elles furent pendues au Campo di Fiori devant une foule exceptionnellement nombreuse.

Il est possible de trouver une version alternative des événements dans le cinquième livre de la Vita di Alessandro VII, une longue biographie de Pietro Sforza-Pallavicini publiée après sa mort. Pallavicini, un des cardinaux d’Alexandre, écrit que le premier signe du scandale était venu du confessionnal : une des clientes de Spara avait confessé à son prêtre qu’elle avait planifié le meurtre de son mari. Après une consultation rapide au cours de laquelle elle obtint une offre d’immunité, toute l’histoire fut bientôt révélée. Ce récit mérite d’être considéré en détail : non seulement Pallavicini était un des membres les plus anciens du gouvernement de Rome, mais Ademollo ajoute qu’il était également personnellement impliqué dans les interrogatoires des membres du cercle de Spara, et qu’il était ainsi dans la position idéale pour offrir un résumé crédible de leur chute. Il existe cependant une troisième version de la découverte de l’identité des empoisonneuses.

Des chroniques romaines et des archives légales suggèrent que la bande fut démasquée non pas par les contacts de Spara au sein de l’aristocratie, mais par les clients de basse extraction, qu’elle avait relégués à Giovanna de Grandis. Dans cette version, De Grandis était le maillon faible de l’affaire de Spara : elle avait attiré l’attention des autorités et avait déjà été détenue à trois reprises. Sa chance tourna court à la quatrième arrestation : cette fois, elle fut capturée en possession d’un échantillon de poison – bien qu’elle affirmât qu’il ne s’agissait que d’une potion visant à ôter les marques indésirables sur le visage de ses clientes, ses gardiens ne le voyaient pas du même œil. Toujours d’après cette version des événements, les autorités romaines choisirent d’agir discrètement et d’attendre, comportement inhabituel pour la police du XVIIe siècle.

Lorsqu’ils comprirent que De Grandis ne pouvait travailler seule, ils la relâchèrent, lui permettant de retourner à ses repaires habituels, tandis qu’ils élaboraient un piège complexe pour attraper l’empoisonneuse et ses complices. On fit venir en ville une aristocrate florentine, la signora Loreti, qu’on fit passer pour la « Marchesa Romanini ». Après avoir fait montre de sa richesse en emménageant dans un immense manoir situé dans un quartier très à la mode, Loreti commença à rendre visite à De Grandis. Au début, la fausse marquise recherchait les services d’un astrologue, mais, peu de temps après, elle se confia sur son mariage malheureux, et offrit de grandes sommes à son interlocutrice pour une bouteille d’acqua-tofana. Un rendez-vous fut fixé, et dès que l’échange fut accompli, deux officiers et un notaire émergèrent de derrière un rideau. Le liquide dans la fiole vendue à Loreti fut testé sur plusieurs animaux errants ; ces derniers moururent rapidement, et le cercle de Spara fut arrêté et mis en examen.

Circe de J. W. Waterhouse (1911-15)

J.W. Waterhouse
Circe
1911-15

Il en résulta un procès scandaleux dont Ademollo retrouva des traces écrites lors de ses recherches dans les archives de Rome. Les membres principaux du groupe furent rapidement condamnés, et, même si les verdicts ne sont pas détaillés dans le rapport, nous savons que le 6 juillet 1659, Spara elle-même, De Grandis, Maria Spinola, Laura Crispolti et Graziosa Farina furent pendues au Campo di Fiori devant une foule exceptionnellement nombreuse. Ademollo précise que cinq complices furent également jugées, mais qu’il ne reste aucune trace de ce qui leur est arrivé. La Vita di Allesandro VII ajoute que 46 clientes furent par la suite emmurées à vie.

La majorité, si ce n’est l’intégralité des femmes reconnues coupables appartenaient certainement à la clientèle populaire de De Grandis – les journaux de Gigli notent que ces femmes furent envoyées en prison au lieu d’être exilées ou mises au couvent de force, châtiments habituellement réservés aux criminelles de bonnes familles à cette période. Certains éléments suggèrent qu’on essaya de limiter l’ampleur du scandale. Certaines personnes très haut placées et très puissantes s’étaient retrouvées impliquées dans l’enquête, et Ademollo raconte qu’Alexandre VII lui-même demanda à ce que le nom de Maria Aldobrandini soit retiré du procès de Spara : la duchesse ne fut apparemment jamais accusée et vécut jusqu’en 1703. Le douteux Père Girolamo est également un grand absent des rapports du procès. On ignore s’il était déjà mort, ou s’il fut effacé par les autorités religieuses, mais il ne fut jamais interrogé ou jugé. En outre, il n’y eut aucune tentative – publique, du moins – de découvrir le réseau complet des relations du prêtre dans le milieu criminel ou au sein de la haute société.

Ce manque complique considérablement notre compréhension de l’affaire car, comme nous le verrons, des ecclésiastiques renégats de la trempe de Girolamo étaient indispensables au bon fonctionnement du « réseau magique » souterrain qui semble avoir existé dans les plus grandes villes d’Europe à cette époque. Quelles conclusions peut-on tirer à ce stade concernant le poison de Tofana ? Il semble n’y avoir aucune raison de douter que Teofania di Adamo et Girolama Spara aient réellement existé et qu’elles aient été exécutées pour empoisonnement, respectivement en 1633 et 1659.

Giulia Tofana, en revanche, demeure une figure parfaitement mystérieuse, même si les transcriptions du procès trouvées par Ademollo, ainsi qu’un avertissement adressé aux citoyens de Rome décrivant en détail les symptômes produits par un poison vendu dans la Cité Éternelle durant les années 1650, sont autant de preuves suffisantes de l’utilisation de l’arsenic à Rome à cette époque. Toutefois, si Francesca Flores avait livré des informations sur les activités de Spara aux autorités, et si Spara elle-même paraît s’être confessée de son plein gré au pied de la potence, une partie des preuves utilisées contre le cercle furent probablement obtenues sous la torture, ce qui amoindrit leur crédibilité.

The Love Philtre de J. W. Wtaerhouse (1913-14)

J. W. Wtaerhouse
The Love Philtre
1913-14

Il existe pourtant des preuves d’activités criminelles, hormis les confessions des acolytes. Sur ce point, le témoignage de la signora Loreti est particulièrement accablant, mais la sœur de Spara avait aussi laissé les autorités fouiller les quartiers du groupe et rassembler des preuves. Ademollo mentionne également le témoignage d’un certain Franscesco Landini, capitaine au sein des forces papales, qui découvrit dans la maison de Spara où il s’installa après son exécution une flasque enterrée contenant un liquide translucide. Lorsqu’il fut testé sur un chien errant, ce liquide se révéla être un poison létal.

Au final, croire ou non en l’existence d’un seul et unique poison, l’acqua-tofana, dépend de l’évaluation de deux preuves ambiguës. D’une part, on trouve la déclaration d’Ademollo selon laquelle le duc de Ceri mourut paisiblement – fait rare dans les cas d’empoisonnement à l’arsenic. Ceci pourrait suggérer que les potions de Spara étaient effectivement d’une rare subtilité. On peut également en conclure que le duc était déjà souffrant et serait mort de causes naturelles. D’autre part, les preuves produites au procès de 1659 suggèrent que le cercle avait rassemblé une clientèle considérable.

On pourrait en conclure qu’elles étaient connues pour la fabrication et la vente de produits toxiques particulièrement efficaces. Cependant, leur succès pouvait tout aussi bien être le résultat de coïncidences et de vœux pieux. Rien ne démontre formellement dans les rapports restants que Di Adamo, Tofana elle-même ou Spara avaient la moindre expertise en ce qui concernait les poisons. À cette époque, on en savait si peu sur le fonctionnement des potions qu’il est difficile de croire qu’elles aient pu accidentellement découvrir des secrets qui demeurent impénétrables aujourd’hui. Une des solutions possible est la suivante : la « Manne de Saint Nicolas », largement vendue par le groupe, n’était qu’un poison ordinaire à base d’arsenic, guère plus spécial ou raffiné que les autres substances de l’époque, et l’empressement des autorités à croire que l’acqua-tofana possédait des pouvoirs presque surnaturels était le produit de la peur.

Plus précisément, celui de la peur qui ronge les classes dominantes lorsqu’elles se retrouvent soudain vulnérables face aux machinations des plus démunis. En effet, l’idée que les effets de l’acqua-tofana étaient grandement fantasmés aide à expliquer l’existence de ce deuxième ensemble de récits détaillant les activités d’une seconde Tofana dans la Naples du début du XVIIIe siècle. Ces rapports sont moins nombreux que les sources manuscrites consultées par Ademollo et Salomene-Marino. Ils ne sont pas tout à fait contemporains et se contredisent. Mais les autorités qu’ils citent sont loin d’être négligeables, et il est nécessaire de les examiner de près pour saisir pleinement l’histoire de la mort par empoisonnement en Italie.

Trois hommes, trois récits

Il existe trois sources d’autorité attestant de l’existence de cette seconde meurtrière. La première vient du missionnaire dominicain français et voyageur Jean-Baptiste Labat, qui décrit la capture et l’exécution d’une vieille femme qui vendait des bouteilles de Manne de Saint Nicolas remplies de poison à Naples, en 1709. La seconde source est Pius Nikolaus von Garelli, médecin personnel de Charles VI, le souverain du Saint-Empire romain germanique. Garelli écrit, dans une lettre à son ami le docteur allemand Friedrich Hoffman, qu’un empoisonneur avait utilisé de l’acqua-tofana pour tuer plus de 600 hommes, femmes et enfants dans la même ville. Enfin, Johann Georg Keysler, qui vivait à Naples en 1730, note qu’une vieille femme qu’il appelle « Tophana » était retenue en prison dans cette ville, au moins jusqu’en 1730.

Il est plus aisé, en premier lieu, de commencer par le récit de Labat. Celui-ci s’étend sur quatre pages d’un journal de voyage publié un quart de siècle plus tard, et décrit les activités d’une meurtrière qui pratiquait son art à Naples sous la protection de l’Église. Labat écrit qu’elle changeait souvent de logement pour éviter d’être capturée, et qu’elle se retirait immédiatement dans un monastère ou un couvent lorsqu’elle sentait la moindre menace, arrangement qui lui permettait d’être « particulièrement audacieuse ». Ce récit circula largement aux XVIIIet au XIXe siècle, et un grand nombre de sources secondaires, incluant l’Encyclopédie Londinensis, nomment explicitement cette empoisonneuse « Tofana ».

View of the Royal Palace at Naples de Gaspar van Wittel (1706)

Gaspar van Wittel
View of the Royal Palace at Naples
1706

Selon Labat, il fallut recourir au vice-roi de Naples lui-même, autrichien du nom de Wilrich von Daun, pour faire arrêter la vieille femme. Ignorant les protestations de l’Église, Von Daun ordonna qu’on la retire de force du couvent où elle avait trouvé asile, et qu’on l’amène au Castel Dell’Ovo, un fort situé dans la baie de Naples où on pourrait l’interroger en toute tranquillité. L’arrestation provoqua un scandale, surtout parce qu’elle représentait une remise en cause explicite du pouvoir de l’Église. Labat note que le cardinal-archevêque de Naples, Francesco Pignatelli, était si outré par la profanation de Von Daun du droit d’asile religieux qu’il menaça d’excommunier toute la ville si la prisonnière ne lui était pas remise sur le champ.

Le vice-roi contra le cardinal en propageant la rumeur selon laquelle sa captive venait de confesser son intention d’empoisonner toutes les sources d’eau de la ville, ainsi que les granges à grain et les fruits du marché. Cette conspiration supposée contre la vie de tous les Napolitains suffit à faire basculer le soutien de Naples du cardinal vers les autorités civiles. Von Daun fit exécuter sa captive, et, comme noté plus haut, répondit à la protestation de Pignatelli en rendant le corps de sa prisonnière à l’Église d’une façon odieuse, jetant le corps par-dessus le mur du couvent où elle s’était réfugiée. Il est possible de faire concorder certaines informations du récit de Labat avec la version de Garelli, qui parle lui aussi d’une empoisonneuse opérant à Naples. Garelli s’intéressait à la composition de l’acqua-tofana, qu’il décrit comme « rien d’autre que de l’arsenic cristallisé et dissout dans de l’eau, mais auquel s’ajoute – j’ignore dans quel but – l’herbe cymbalaria (le muflier) ».

Il était apparemment bien informé, puisque sa source principale était l’Empereur lui-même, qui avait lu l’intégralité du rapport du procès. Il ajoute que l’empoisonneuse fut capturée puis qu’elle se confessa, et était encore en vie à l’heure où il écrivait. Cette déclaration peut, à son tour, être reliée aux preuves de J.G. Keysler [le nom est parfois orthographié « Keyssler » ou « Kessler »], qui, dans sa « Lettre 57 » de mars ou avril 1730, écrivait à Naples :

« Tophana, la fameuse empoisonneuse, qui donna son nom à l’Aqua Tophana, est toujours en prison ici-même, et la plupart des étrangers viennent la voir par Curiosité : C’est une vieille femme, qui a appartenu à une communauté de religieuses, Raison pour laquelle sa Vie fut épargnée ; même si elle envoya des centaines de Gens hors de ce Monde, et, en particulier, était très généreuse de ses Gouttes dont elle faisait Charité auprès des femmes mariées, qui, on l’imagine, n’avaient aucun Mal à se débarrasser de leurs désagréables Maris. Quatre à six Gouttes de ce liquide suffisaient à achever un Homme, et d’aucuns disent qu’on peut préparer une Dose pour qu’elle ne prenne Effet que plus tard. »

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Le Caravage
Judith décapitant Holofernes
1598-99

Ainsi coexistent trois récits portant tous sur les empoisonnements à Naples, écrits entre 1700 et 1730, et tous, comme les preuves le suggèrent, parlant d’une seule meurtrière active dans la ville à cette époque. La principale difficulté est que s’il est possible de relier les trois versions – en supposant que la lettre non datée de Garelli faisant référence à « cette empoisonneuse notoire, encore à Naples » fût composée avant l’exécution de la prisonnière de Von Daun, que la « petite vieille femme » mentionnée par Keysler « toujours » en prison en 1730 était bien la captive mentionnée par Garelli – une réécriture considérable est nécessaire.

La mention par Keysler d’une « Tophana » qui avait « appartenu à une communauté de religieuses » pourrait être une référence opaque à l’empoisonneuse dont Labat nous dit qu’elle cherchait fréquemment asile dans les couvents. Mais même si le moine français était à Civitavecchia, à près de 300 kilomètres de Naples, lorsque les incidents qu’il décrit se déroulèrent (ce qui suggère qu’il aurait obtenu ces détails de seconde main et d’une source peu fiable), il existe peu de raisons, hormis la facilité, d’accepter sa description d’une tueuse se cachant dans des couvents, alors qu’on rejette l’histoire de son arrestation et de son exécution. Une autre préoccupation, bien plus importante, n’apparaît qu’en examinant à nouveau les versions originales des trois témoins.

Ces textes furent écrits en français, latin et allemand, et n’étaient que rarement consultés par les autorités qui compilèrent ensuite des récits sur l’acqua-tofana en anglais aux XIXe et XXe siècles. Au lieu de cela, ces écrivains tardifs partirent de suppositions, ou se copièrent les uns sur les autres, de sorte que leurs ouvrages contiennent des récits quasiment identiques, qui attribuent eux aussi les morts de Naples à une empoisonneuse nommée « Tofana » ou « Tophana ». Pour ne donner qu’un exemple représentatif, le New York Mirror du 13 avril 1833 affirme que « Labat dit qu’elle fut arrêtée en 1709 (…) et Garelli (…), dont l’autorité est sur ce point très sûre, écrivit à un ami, en 1719 environ, qu’elle était toujours en prison à Naples ».

Toute l’Europe ou presque pensait que les Italiens avaient un don particulièrement développé pour les potions létales.

Rien de tout cela n’est vrai. Dans son texte original, il apparaît clairement que seul Keysler dit avoir connu une « Tophana » au XVIIIe siècle. Le récit de Labat ne nomme pas la femme sortie de force d’un couvent en 1709, et ne fait que suggérer que le poison qu’elle utilisait devait être de l’acqua-tofana. Garelli, de même, fait d’abord référence à « un certain poison lent, que cette empoisonneuse notoire, toujours en vie à Naples, avait employé pour anéantir 600 personnes », et seulement plus tard à un liquide « connu par les Napolitains sous le nom d’acqua-tofana ». Il est impossible à ce stade de connaître avec certitude l’identité de la tueuse que Garelli considère comme si « notoire » qu’il ne la nomme même pas.

Dans les deux cas, toutefois, il apparaît clairement que les écrivains ultérieurs, en associant les empoisonneuses anonymes et le poison connu, partirent simplement du principe que cette meurtrière devait être Tofana. Il ne reste plus alors que l’énigme que nous laisse Keysler dans sa description sans ambiguïté de « Tophana, la fameuse empoisonneuse » vivant dans la prison de Naples en 1730, et dans son affirmation selon laquelle « la plupart des étrangers [venaient] la voir par Curiosité ». Dans ces circonstances, il est certainement acceptable de suggérer que, quelle qu’ait été cette mystérieuse empoisonneuse de 1730, elle put porter le sobriquet de celle qui l’avait précédée, ou qu’elle put  même s’approprier le nom de Tofana pour bénéficier de sa notoriété. Après tout, les nombreux visiteurs de l’empoisonneuse durent au moins la distraire. Plus vraisemblable encore, ils devaient lui donner des sommes extraordinaires pour entendre son histoire. Tout ceci, je pense, nous mène à deux conclusions.

La première, c’est qu’il est possible de situer la Giulia Tofana ayant réellement existé dans la Rome des années 1640 et 1650, ce qui nous permet de rejeter les rapports attestant l’existence de plusieurs « Tophana » meurtrières à Naples durant le premier tiers du XVIIIe siècle – erreur ayant provoqué la confusion durant deux siècles. La seconde conclusion est que la notoriété des empoisonneuses napolitaines révèle l’impact durable qu’eut la véritable Tofana sur l’Europe moderne. Il apparaît clairement que son nom était synonyme de poison, pas seulement en Italie mais bien au-delà de ses frontières.

Pour comprendre comment un unique procès sensationnel en 1659 a pu avoir un tel retentissement, et pourquoi l’acqua-tofana était si discutée et si crainte, il nous faut à présent prendre en compte la réputation qu’avaient les Italiens à cette époque. Il était communément admis qu’ils en savaient plus sur l’empoisonnement et son art que quiconque…

Retrouvez l’épisode 1 du Plus meurtrier des poisons : « L’empoisonneuse de Palerme ».

Lire l’épisode 3 du Plus meurtrier des poisons : « À la cour du Roi-Soleil ».

Lire l’épisode 4 du Plus meurtrier des poisons : « Le réseau magique ».


Traduit de l’anglais par Juliette Dorotte d’après l’article « Aqua Tofana: slow-poisoning and husband-killing in 17th century Italy ». Couverture : Détail de Vue du Campo Vaccino, de Claude Lorrain (1636).