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La vérité et le reste
Après sa conversion, Blahyi a vécu à Monrovia dans un appartement misérable, avec des câbles électriques apparents. Il a commencé par travailler comme garde du corps pour le cadre d’une banque, puis il a vendu des enregistrements audio de ses sermons dans la rue. Son message théologique était simple et personnel : si Dieu peut me sauver, il peut vous sauver vous aussi. En 1997, Charles Taylor a été élu président avec le slogan de campagne : « Il a tué ma mère, il a tué mon père, je voterai pour lui ». La formule était d’une sombre ironie : Taylor affirmait qu’il était le seul chef assez puissant pour empêcher une nouvelle guerre d’éclater. Mais une fois au pouvoir, il a utilisé l’armée pour traquer ses ennemis, Blahyi inclus. Craignant pour sa sécurité, ce dernier s’est enfui au Ghana où il a vécu dans un camp de réfugiés durant une grande partie de la décennie qui a suivi. Il y a appris à lire et à écrire, a étudié la Bible, et il a commencé à donner des sermons au camp, puis dans le reste de l’Afrique. Le camp de réfugiés était rempli de Libériens qui avaient fui le conflit. « Ils voulaient se venger », raconte Blahyi. « Ils disaient : “C’est à cause de toi qu’on est ici. Qu’est-ce que tu fais parmi nous ?” »
Au début de l’année 2008, quand ont commencé les audiences de la Commission vérité et réconciliation, un grand nombre d’anciens seigneurs de guerre ont été appelés à témoigner. Au départ, la plupart d’entre eux refusé, et notamment Charles Taylor, qui devait être jugé à La Haye. (Il a plus tard été condamné pour crimes de guerre pour son implication dans la guerre civile en Sierra Leone.) Prince Johnson, un ancien commandant rebelle, a été filmé en train d’ordonner à ses hommes de torturer le président Doe. Devenu entre-temps sénateur, il a averti que les violences pourraient reprendre si on le forçait à comparaître devant la commission. Blahyi est ensuite retourné à Monrovia et il s’est porté volontaire pour témoigner. Son acte de contrition publique a satisfait un besoin profond, comme me l’a expliqué C. Y. Kwanue, reporter pour le Daily Observer de Monrovia : « Il n’y a que Joshua qui ait dit : “Je suis désolé, accordez-moi votre pardon.” » « Il a vraiment fait sensation », m’a confié Lansana Gberie, un expert en résolution de conflit originaire de Sierra Leone. « Joshua Blahyi a débarqué de nulle part, et il se faisait encore plus gros qu’il ne l’avait été pendant la guerre. Il a utilisé la commission comme un tremplin pour sa carrière de showman. Il veut atteindre la notoriété, une notoriété de guerrier. »
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À Monrovia, je fais la connaissance de Mohammed Toure, un homme mince à la voix rocailleuse qui travaille dans l’industrie du diamant. En tant qu’ancien commandant rebelle, il a vu Blahyi en action lors de la bataille du 6 avril. Blahyi était « un meurtrier notoire », reconnaît Toure. « Il taillait les gens en pièces. Avec lui, ils ne restaient pas en vie. » Cependant, quand je l’informe que Blahyi prétend être responsable de la mort de 20 000 personnes, Toure reste incrédule. « C’est un mensonge. Il n’aurait même pas pu atteindre un millier de personnes. C’est impossible. » Nicholai Lidow, chercheur indépendant, me dit pour sa part que Blahyi n’a jamais été rien de plus qu’un « commandant de peloton avec une quarantaine de personnes sous ses ordres grand maximum ». Si 200 000 personnes ont été tuées en douze années de combats au Liberia, il semble peu probable qu’un peloton, actif environ trois ans, puisse avoir été responsable de la mort de 10 % d’entre eux. Quand je fais remarquer à Blahyi que les preuves de ses exactions semblaient maigres, il me répond : « Si seulement il n’y avait eu aucune victime… Si seulement c’était exagéré… »
Le récit de son enfance en tant que prêtre tribal – un aspect central de l’histoire qu’il raconte sur sa conversion – semble aussi tiré par les cheveux. David Brown, un ethnologue qui travaille au Liberia depuis les années 1990, me dit n’avoir jamais entendu parler d’une société secrète correspondant à la description qu’en fait Blahyi. Les nombreux autres experts avec qui j’en ai discuté sont du même avis – l’un d’entre eux a même qualifié son histoire de « ridicule ». Blahyi a aussi raconté à quelques-uns de ses bienfaiteurs qu’il avait rencontré Steven Spielberg à Monrovia, et que celui-ci lui avait proposé 900 000 dollars pour acquérir les droits de son histoire. Il aurait refusé car le cinéaste voulait atténuer les aspects religieux de sa biographie… J’ai depuis interrogé Marvin Levy, porte-parole de Steven Spielberg, au sujet de cette affaire. « Steven n’en a jamais entendu parler », m’a-t-il.
L’état des finances
Un après-midi à la maison du JAV de Chocolate City, une douzaine de jeunes garçons regardent Missing à la télévision, une série américaine sur une ancienne agent de la CIA à la recherche de son enfant disparu. « Je suis prête à tout pour retrouver mon fils », dit-elle à un lieutenant de police corrompu. Un moment plus tard, un bus se gare devant la maison et les garçons prennent la route de l’aéroport avec Blahyi pour accueillir Brenda Weber, l’une des sponsors du JAV. Weber est une chrétienne fervente venue de Walnut, dans l’Illinois. Elle voyage avec sa sœur et son beau-frère, Beverly et Dan Jakubek, deux pentecôtistes de l’État de Washington. Deux des résidents du JAV – Dauda Watson, un garçon élancé à la voix posée, et Prince William, dont l’infaillible bonne humeur lui a valu le surnom de No Bad Day – portent une bannière sur laquelle on peut lire : « Bienvenue au Liberia à nos mamans chéries et à papa Dan. On vous aime ! »
Weber, 53 ans, s’occupe d’une petite pharmacie avec son mari. Après avoir vu The Redemption of General Butt Naked, un documentaire sur la vie de Blahyi, elle l’a contacté via Facebook, où il compte presque 5 000 amis du monde entier. Ils ont discuté plusieurs fois au téléphone. « Sa sincérité était évidente. Je savais qu’il n’était plus la même personne, qu’il avait totalement changé. » En 2012, elle a fondé une petite ONG pour soutenir les œuvres de Blahyi. C’est elle qui a financé en grande partie la maison de Chocolate City, la nourriture, les lits et le matériel. Weber s’est découvert un amour pour ces anciens soldats, qui l’appellent Mama Brenda. C’est une femme bienveillante mais qui manque parfois de jugement. « Vous devriez les voir quand quelqu’un s’intéresse à eux, tout particulièrement une femme blanche venue d’Amérique », me dit-elle. « Ça leur donne l’impression de valoir quelque chose pour la première fois depuis très longtemps. » Elle raconte souvent que Blahyi et elle ont l’intention de « nettoyer le ghetto ». L’aéroport principal du Liberia a essuyé des dommages importants durant la guerre, c’est la raison pour laquelle les passagers arrivent par un entrepôt anciennement destiné au fret. Alors que Weber et les Jakubek émergent du terminal, les garçons accourent à leur rencontre en applaudissant et en chantant. Dauda Watson pose sa tête sur la poitrine de Weber. Un autre jeune homme la prend dans ses bras, la soulevant du sol. Sur le chemin du retour, Blahyi fait réciter une courte prière au groupe. Puis Dan Jakubek, un grand homme au teint rosé, se lève pour se tourner vers les jeunes. « Je tiens à ce que vous le sachiez : par-delà les ombres du doute, quelque chose de bien plus grand que nous est en chemin vers vous », dit-il. « Dieu m’a dit qu’il attendait une génération entière de Joshua. Pas un unique Joshua Blahyi, mais toute une génération. Cette génération qui est allée en Terre Promise. » « Merci, papa ! » répondent-il d’une seule voix. Ils s’élancent à l’avant du bus et Jakubek pose ses mains sur la tête de chacun d’entre eux. « Jésus vous bénisse », leur dit-il.
Le lendemain, Weber ouvre des sacs en toile remplis de cadeaux : des t-shirts, des bouteilles de parfum, des jeux vidéo et des ordinateurs portables, remis en état et équipés de logiciels de catéchisme. Quelques petites disputes éclatent concernant le partage des cadeaux, mais elles sont rapidement résolues. « Leurs progrès sont flagrants », commente Weber avec un sourire. L’un d’entre eux allume une guirlande de pétards, dont le bruit évoque des coups de feu. Exultant, Blahyi lance un « Move it ! » sonore – son ancien cri de guerre. Depuis 2012, Weber envoie environ 800 dollars par mois à Blahyi. La moitié est destinée aux frais alimentaires du programme, l’autre est pour Blahyi. (D’autres donateurs américains envoient également de l’argent à Blahyi et à son équipe. Les Libériens gagne en moyenne 38 dollars par mois.) En un an, Weber avait dépensé les 40 000 dollars d’économie de sa famille, un élément qu’elle n’avait pas encore dévoilé à son mari au moment de son voyage au Liberia. Elle a également contracté un crédit de 50 000 dollars et vendu certains de ses sacs à main Coach à la brocante. « Je suis sûre que tout se passera bien. Il n’est pas possible de donner encore et encore sans rien recevoir en retour. » Mais même avec l’aide de Weber, le JAV donne l’impression d’être au bord du naufrage. Un des résidents a volé une partie des chaises en plastique de l’église de Blahyi pour les revendre. En dépit des restrictions religieuses, la gonorrhée est un problème récurrent. Weber a dépensé une partie de son argent pour inscrire les jeunes hommes à des leçons de conduite : ils ont tous réussi leur examen et le JAV a organisé une grande fête en leur honneur, avec des ballons et un gâteau. Mais pour travailler comme chauffeur à Monrovia, un permis commercial est nécessaire, sans parler des voitures, et Blahyi ne prévoie d’acquérir ni l’un ni l’autre. Un des garçon, Abraham Fahnbulleh, m’a confié que ses camarades et lui avaient besoin d’un travail pour « qu’ils aient de quoi s’occuper et qu’ils ne pensent plus à leur passé ».
« Ils raisonnent comme des gamins. Je sais ce qui est bon pour eux. »
Un autre résident m’a un jour pris à part pour me révéler que Blahyi détournait l’argent du programme : « Sa famille gère tout et personne ne remet ça en cause. » Parfois même, a-t-il ajouté, les résidents doivent se passer de petit-déjeuner, ou bien se contenter d’une simple assiette de riz avec du sel et du poivre. Quand les journalistes occidentaux arrivent, raconte-t-il, « Blahyi et son équipe nous disent : “OK, allez dire à cette caméra que vous êtes les bénéficiaires de Joshua Blahyi.” Mais de quoi j’ai bénéficié au juste ? » Quand un des résidents a envoyé un SMS à Weber pour lui signaler qu’on ne leur donnait pas de petit-déjeuner, elle s’est mise à envoyer 300 dollars de plus par mois. Elle croyait que Blahyi n’avait rien dit pour ne pas qu’elle s’inquiète de l’état de ses finances… « Je fais entièrement confiance à Joshua. Si jamais il lui arrive de faire une erreur, ce n’est pas intentionnel. » Blahyi nie avoir détourné des fonds et conteste également le fait que son programme n’a pas réussi à offrir aux résidents de formation professionnelle. « Ils sont tous chauffeurs », me dit-il, en parlant des leçons qu’ils ont prises. Il affirme qu’en plus de l’argent qu’il reçoit de Weber et des autres mécènes, il soutient financièrement le JAV avec les bénéfices de ses livres et des dons récoltés lors de ses prêches. Même s’il a dû renoncer à certaines promesses, il explique que « ces garçons sont très jeunes. Ils raisonnent comme des gamins. Je sais ce qui est bon pour eux. »
Le pénitent
En 2009, la Commission vérité et réconciliation au Liberia a publié un rapport de 500 pages. Elle demandait la création d’un tribunal pour juger les crimes de guerre et recommandait que soient jugés 116 criminels parmi les « plus célèbres », dont Prince Johnson. Le rapport proposait aussi que 49 politiciens ayant soutenu les factions rebelles – y compris Ellen Johnson Sirleaf, prix Nobel de la paix et présidente du Liberia depuis 2006 – se voient interdit l’exercice d’une fonction publique pour une durée de trente ans. (Johnson Sirleaf a admis avoir financé Charles Taylor à hauteur de 10 000 dollars aux premières heures de la guerre.) Vers la fin du rapport, la commission recommandait d’accorder le pardon à 38 personnes qui, bien qu’accusées d’avoir violé des droits humains, « ont parlé avec sincérité devant la commission et ont exprimé des regrets concernant leurs actions passées ». Les deux premiers noms sur la liste sont ceux d’Eugene et d’Emmette Gray. Le quatrième est celui de Joshua Blahyi.
Certains Libériens ont applaudi la condamnation des criminels de guerre par la commission. Mais d’autres ont eu du mal à comprendre que le rapport prône des sanctions sévères à l’encontre de ceux, comme la présidente Johnson Sirleaf, qui ont commis des offenses somme toute mineures, tout en amnistiant un meurtrier de masse autoproclamé. Dans la revue African Affairs, Jonny Steinberg, un universitaire sud-africain, décrit le rapport comme étant un « modèle extraordinaire de confusion morale ». Ce débat est avant tout théorique, car seul un petit nombre des recommandations du rapport ont été mises en œuvre.
En 2011, la Cour suprême du Liberia a jugé anticonstitutionnelle la proposition de destitution de certaines personnalités politiques. La création d’un tribunal pour crimes de guerre nécessiterait l’accord du pouvoir législatif – dont Prince Johnson et d’autres anciens criminels font encore partie –, et il en découlerait des poursuites à l’encontre d’une portion non-négligeable des dirigeants nationaux. Beaucoup de Libériens, vivant désormais en relative sécurité, craignent qu’un tel chamboulement ne fasse sombrer le pays dans un nouveau conflit. Dans un mémo confidentiel, rendu public par WikiLeaks, l’ambassadeur des États-Unis au Liberia écrit que le rapport de la commission « reflète le fossé qui existe au sein de la société libérienne, entre les partisans d’une justice réparatrice et les partisans de la réconciliation ». Et que penser d’un homme qui semble avoir exagéré ses méfaits dans sa quête de célébrité et de pardon ? Mieux vaut avoir un sauveur imparfait que pas de sauveur du tout, diront certains. Mais Blahyi fait souvent montre de fierté, voire d’un orgueil surdimensionné : posture troublante pour un pénitent. Quand l’un des membres de la commission lui a demandé pourquoi il avait accepté de témoigner, il a cité son « passage préféré de la Bible », Jean 8, 32 : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira » – avant de se lancer dans la promo de ses livres. Tina Susman, l’une des premières journalistes occidentales à avoir écrit au sujet de Blahyi après sa conversion, m’a dit avoir travaillé sur beaucoup de seigneurs de guerre : « Quand la guerre est finie, ils doivent se réinventer. C’est comme ça qu’ils survivent. » Elle pense que Blahyi a su anticiper les désirs d’un peuple en quête d’un récit séduisant. « Ils veulent une histoire à laquelle ils peuvent se raccrocher, qu’il s’agisse de gens normaux à la recherche d’un miracle ou de journalistes en quête d’une histoire palpitante. »
Blahyi est malin et rusé, mais sa foi a l’air sincère. Une nuit, alors que je logeais chez lui, je me suis réveillé à quatre heures du matin et l’ai entendu prier à voix basse dans le noir. Gberie, l’universitaire de Sierra Leone, s’interroge : « Qui au Liberia retient autant d’attention, hormis la présidente, lauréate d’un prix Nobel ? C’est un exploit pour un truand de petite envergure. » Le regretté Stephen Ellis, un historien britannique qui avait travaillé sur la guerre civile libérienne, m’a confié avant sa mort qu’il doutait en grande partie de la véracité du récit de Blahyi, mais qu’il comprenait son pouvoir d’attraction. Selon Ellis, l’histoire de sa conversion se situe « dans la tradition évangélique du pécheur repentant qui se dresse et dit : “J’ai été un voleur, j’ai été un ivrogne, j’ai fait toutes ces choses horribles, et puis j’ai découvert le Christ”. Et plus graves ont été les péchés, plus grand est le repentir. »
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Avant que Weber et les Jakubek ne repartent aux États-Unis, Blahyi leur organise une visite du comté de Sinoe, à une journée en voiture de Monrovia. Des membres de la famille éloignée de Blahyi lui ont fait don de 1 200 hectares de forêt dense. Il prévoit de déboiser la zone et de construire une ville sur une colline, en partie financée par Weber, avec une clinique, un programme d’apprentissage et des dortoirs pour 480 anciens enfants soldats. Blahyi a loué un chauffeur et un Land Cruiser. Dan Jakubek est du voyage, tout comme Gabriel Jalloh, un ami de Blahyi qu’il a rencontré lors de son séjour au Ghana. À environ une heure de route de Monrovia, le chauffeur s’arrête à un check-point en face d’une exploitation de caoutchouc de plus de 40 000 hectares appartenant à Firestone. Des millions d’hévéas sont alignés avec une rigueur militaire, leurs gobelets de récolte comme des feux rouges. Au check-point suivant, Blahyi se penche par la fenêtre du conducteur et dit : « Je suis Joshua Milton Blahyi. »
« Ah, l’homme de Dieu », répond le garde en nous ouvrant la voie d’une signe de main. L’asphalte laisse la place à un chemin de terre qui s’enfonce dans la forêt tropicale, la canopée baignant dans la brume. Dans l’un des villages situés le long de la route, Blahyi salue le préfet local, un homme édenté portant un t-shirt Dolce & Gabbana déchiré. Dans un autre village, il plonge la main dans un sac en plastique noir plein d’argent pour offrir des billets à une poignée d’habitants. À la nuit tombée, nous arrivons à un camp de baraques en briques rouges au milieu de la jungle. Blahyi, exhibant un large sourire, salue une foule de femmes et d’enfants, dont certains font partie de sa famille élargie. Le lendemain matin, par un dimanche pluvieux, nous visitons la propriété. Nous roulons sur quelques kilomètres avant de nous retrouver face à un mur végétal infranchissable. « C’est ici que nous devrions construire la pension », explique Blahyi. « Ce projet est énorme. C’est quelque chose de… » « D’inédit », termine Jalloh. « Nous aurons des écoles pour les enfants du village », complète Blahyi. Il est prévu qu’il y ait un centre informatique, de l’eau potable et des générateurs électriques. Des missionnaires doivent venir des États-Unis, du Canada et d’Australie. Blahyi dit à Jakubek : « L’école théologique portera ton nom. » « Quel cadeau du ciel », répond ce dernier. Nous atteignons finalement un hameau de baraques au toit de zinc et nous garons devant une petite église. Un groupe d’hommes est assis sous un arbre, où ils boivent de la bière. Sur une pancarte à côté de l’entrée de l’église, une bâtisse mal éclairée avec un sol de terre battue, on peut lire : « Messe du dimanche », mais seule une poignée de personnes ont pris place sur les bancs. Un des représentants de l’église, de ceux qui buvaient sous l’arbre, fait son entrée en titubant quelque peu. Blahyi le sermonne au sujet de la faible affluence du jour. « Il s’est mis à pleuvoir », explique l’homme. « Je ne pense pas que tu donnerais ce genre d’excuses au Christ », intervient Jalloh. « C’est vrai », répond l’homme, le regard baissé vers le sol. « Si j’amène ces gens ici, ce n’est pas pour que des blancs nous fassent des cadeaux », ajoute Blahyi. « Nous voulons qu’ils se rendent compte que cette région peut changer. Nous n’avons pas seulement besoin de leur soutien financier, nous avons besoin de leur expérience. »
Blahyi entame ensuite son prêche et une douzaine d’hommes et de femmes de la ville, ainsi que quelques enfants curieux, entrent dans l’église les uns à la suite des autres. « Quand je donnais un ordre, tout Monrovia s’activait pour l’exécuter », déclame Blahyi. « J’étais dans un immeuble de trois étages. Ce n’était pas ma maison. Les propriétaires, je les avais mis dans les quartiers des garçons. Ils allaient me chercher de l’eau, ils faisaient ma lessive. Je veux juste vous montrer le pouvoir que j’avais à l’époque. » « Et puis j’ai découvert Jésus et j’ai laissé tout cela derrière moi. Pour avoir abandonné toutes ces choses, que m’a offert Dieu ? Mes enfants sont nés. » Les paroissiens se mettent à applaudir, mais Blahyi les arrête. « Ce n’est pas le meilleur. Et ce ne sont pas non plus les choses. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit d’un nom qui restera à jamais gravé dans l’histoire du Liberia. » « Amen », répond la congrégation. Blahyi termine son prêche et sort de l’église. La pluie a cessé et le ciel commence à s’éclaircir.
Traduit de l’anglais par Alexis Gratpenche d’après l’article « The Greater The Sinner », paru dans le New Yorker. Couverture : Joshua Milton Blahyi (The Redemption of General Butt Naked).
L’HISTOIRE EFFROYABLE DE CHUCKIE TAYLOR, LE PRINCE GANGSTER DU LIBERIA
Chuckie était le fils du dictateur libérien Charles Taylor. Né et élevé en Floride, il allait bientôt commander l’unité la plus meurtrière du régime.
L’obscurité était tombée tôt et le ciel était clair. Mais pour les adjoints du bureau du shérif du comté d’Orange qui patrouillaient de nuit dans le Secteur Trois, il n’y avait pas grande différence entre le soir du 25 février 1994 et n’importe quelle autre soirée passée dans la banlieue chaude à l’ouest d’Orlando, en Floride. Lorsque l’appel est arrivé en provenance du 1428 North Pine Hills Road, c’était simplement l’annonce d’un braquage à main armée parmi les dizaines d’autres que l’adjoint Cindy Turek recevait par radio tous les mois. Lorsqu’elle est arrivée sur les lieux du crime, peu après 20 h 30, Turek a recueilli les témoignages des deux victimes : Steven Klimkowski, 16 ans, lui a dit que trois hommes lui avaient demandé de l’argent et avaient essayé de l’attaquer. Klimkowski est parvenu à se libérer et à s’enfuir. Il est allé chercher son père, Robert, et tous les deux se sont lancés à la poursuite des trois braqueurs – qu’ils ont plus tard identifié comme étant Roy Belfast Jr., Daniel Dasque et Philip Jackson. Quand ils ont rattrapé le trio, Belfast, un jeune homme de 17 ans, a sorti un flingue – un petit Lorcin .380 noir automatique.
D’après les témoignages, Belfast a d’abord pointé son arme sur le visage de Robert, puis sur celui de Steven, alors que Jackson – à 21 ans, le plus âgé des trois agresseurs présumés – criait à Belfast de presser la détente. Mais les Klimkowski se sont échappés et ont appelé la police ; Belfast, Dasque et Jackson ont été arrêtés dans l’heure. La plupart des personnes impliquées dans la tentative de braquage de Pine Hills allaient devenir des visages familiers du système de justice pénale de Floride : Même si les charges retenues contre Jackson cette nuit-là ont finalement été abandonnées, il a plus tard été arrêté pour possession de drogue ; Dasque a passé plusieurs années en prison pour trafic de cocaïne ; et même Steven Klimkowski a été récemment coffré pour voies de fait graves. Turek – à 49 ans, l’une des vétérans du bureau du shérif du comté, avec 22 ans de service – se rappelle peu de choses au sujet de Belfast. Il est juste rentré tranquillement ; il n’y avait rien de remarquable à son sujet, dit-elle.
Et pourtant, après cette nuit durant laquelle il avait dégainé son arme en un éclair sur North Pine Hills Road, la vie du voyou allait prendre un virage soudain, qui le rendrait tragiquement célèbre à travers tout un continent. Peu après son arrestation, Roy Belfast Jr. ne s’est pas présenté à sa convocation au tribunal et a disparu ; il allait s’écouler douze ans avant que les autorités américaines ne lui remettent la main dessus. Lorsqu’ils l’ont retrouvé, il était connu sous son nom de naissance – Charles McArthur Emmanuel, alias Chuckie Taylor, le fils illégitime de Charles Ghankay Taylor, leader de la guérilla, reconnu coupable de crimes de guerre, supposé cannibale, et ancien président du Liberia. Et ce jour-là, les choses qu’il avait faites à la droite de son père avaient fait de lui l’un des hommes les plus craints et les plus haïs de toute l’Afrique. Le 30 mai 2006, Emmanuel, 1 m 75, arborant des tatouages et affichant une ressemblance frappante avec Charles Taylor, a été arrêté à l’aéroport international de Miami par les membres du Service de l’immigration et de l’application des règles douanières des États-Unis, et inculpé pour usage de faux passeport ; il avait déclaré que le nom de son père était Smith. Détenu à Miami, il est le premier Américain dans l’histoire du système pénal états-unien à être reconnu coupable de crimes de torture perpétrés dans un pays étranger. En tant qu’ancien commandant de l’Unité Anti-Terroriste (ATU) de son père, le petit criminel du centre de la Floride a été accusé de diriger des forces paramilitaires comptant 2 500 hommes qui ont violé, assassiné et terrorisé la population du Liberia pendant plus de cinq ans.
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