Le monde du silence
À l’entrée de la baie de San Francisco, dans une villa construite en haut d’une falaise, un barbu est assis face à l’arche du Golden State. Par la baie vitrée, les rayons du levant caressent son visage aux yeux fermés. Comme tous les matins, Jack Dorsey médite. Puis il avale un mélange d’eau, de citron et de sel de l’Himalaya et marche 8 kilomètres pour se rendre aux bureaux de Twitter, la société qu’il a cofondée il y a 12 ans. À la naissance du réseau social, « je prenais 5 ou 10 minutes pour méditer », confie-t-il. « Avec les années, grâce à des applications et des professeurs, j’ai acquis plus de discipline, jusqu’à ce que je découvre le vipassana. »
Suivant cette tradition bouddhiste, il s’est mis en retraite pendant dix jours il y a deux ans, en décembre 2017. Pendant que près de 6 000 tweets affluaient à chaque seconde sur sa plateforme, le quadragénaire se tenait simplement assis, seul avec lui-même, dans la banlieue de Dallas, au Texas. « J’étais silencieux sans pouvoir ni lire ni écrire. Je ne pouvais pas avoir d’appareil électronique, et regarder quelqu’un dans les yeux était interdit. Même tenir la porte pour quelqu’un aurait été contraire à la méthode. » Levé à 4 heures du matin, il plongeait dans l’introspection un quart d’heure plus tard pour n’en sortir que vers 21 heures. « Le sixième jour était très dur », admet-il. Mais Jack Dorsey aime ça.
Chez lui, après avoir achevé une partie de ses deux heures de méditation quotidiennes, le PDG s’immerge dans un sauna infrarouge à 200 °C censé faire respirer la peau et tendre les muscles de manière à brûler les toxines. La désintoxication est toutefois assurée par les reins et le foie, précisent les scientifiques qui contestent l’efficacité de la méthode. Il jette ensuite son corps chaud dans un bain de glace. Ayant décidé de travailler à la maison les mardis et jeudis, debout devant son bureau, l’entrepreneur américain s’astreint à une gymnastique de sept minutes quand il ne fait pas sa promenade d’1 h 15.
En dehors de quelques comprimés de vitamines, Dorsey ne prend qu’un seul repas, entre 18 h 30 et 21 h, à base de poisson, de poulet ou de bœuf, accompagné d’une salade, d’épinards, d’asperges ou de choux de Bruxelles. Ce dîner d’ascète est parfois accompagné d’un verre de vin et ponctué de fruits rouge et de chocolat noir. « Je me sens beaucoup plus concentré pendant la journée », assure-t-il. « J’ai plus d’attention sur ce que je fais en sautant le petit-déjeuner et le déjeuner. » Et, le soir, il affirme non seulement pouvoir s’endormir bien plus vite qu’avant mais aussi passer une meilleure nuit.
Sobre du lundi au jeudi, le PDG a essayé à trois reprises de rester complètement à jeûne le vendredi et le samedi, se contentant d’eau jusqu’au dimanche. « La première fois, j’ai eu des hallucinations le troisième jour », explique-t-il. « C’était bizarre mais les deux fois suivantes, j’ai réalisé à quel point nos journées étaient tournées autour des repas, et combien le temps ralentissait quand je jeûnais pendant plus longtemps. » Résultat, Jack Dorsey est plus pâle et mince que jamais, ses rides se sont creusées et des poils gris parsèment sa barbe. Tandis que certains s’inquiètent pour sa santé, d’autres le prennent en exemple, faisant de lui une sorte de gourou.
Routine
Jack Dorsey n’a jamais fait l’unanimité. Au lycée catholique Bishop DuBourg de St Louis, dans le Missouri, ce fils d’un constructeur de spectromètres et d’une femme au foyer « était le plus populaire des élèves impopulaires », se souvient Charlie Kelly. Avec ce camarade et un autre ami, Tim Brouk, il mange chaque jour à la même table. Doté d’un ordinateur dès l’âge de 8 ans, ce grand introverti apprend la programmation seul et commence des études d’informatique sans aller au bout. Navigant entre différentes villes au gré de ses relations amoureuses, il peine à rester en couple à cause de sa tendance à « trop rester dans [s]a tête ».
Après avoir lancé plusieurs projets en solitaire, le jeune homme rejoint l’agrégateur de podcasts Odeo, où il rencontre Biz Stone, avec lequel il fonde Twitter, en 2006, aidé par un troisième homme, Noah Glass. D’abord patron de la société, Dorsey est désavoué par ses associés tant il préfère passer du temps au yoga ou à des concerts de punk rock qu’au bureau. Il retrouvera le poste en 2015 après avoir investi dans Foursquare et fondé le service de paiement Square. Entre-temps, Twitter s’est lancé en bourse, ce qui lui a rapporté plusieurs milliards d’euros.
À cette période, lors d’un chat, Jack Dorsey explique se lever chaque jour à 5 heures pour méditer, faire de l’exercice, boire un café, pour aller se coucher à 23 heures. « J’aime avoir une routine bien établie », explique-t-il aux internautes. « Faire la même chose chaque jour donne une stabilité qui me permet d’être plus efficace quand je dois réagir. » En sautant des repas, il devient aussi la figure de proue d’un communauté de jeûneurs, WeFast, qui compte aujourd’hui 25 000 membres. « Personne n’a autant d’influence que Jack », indique Geoffrey Woo, dont la start-up vend des produits de jeûne.
Harpreet Rai, qui vend des produits pour contrôler le sommeil via la société Oura Ring, est aussi « très contente qu’il passe le message ». Et le fondateur de SaunaSpace, qui vend des appareils censés réguler les ondes électromagnétiques, ne pouvait rêver de meilleure publicité que d’être cité dans la presse par le patron de Twitter. Depuis, « la demande est folle », sourit Brian Richards. « Il nous donne de la légitimité car il y croit très fort. »
En décembre 2018, pour son anniversaire, le PDG réalise un nouveau vipassana. Cette fois, il passe dix jours dans le silence complet à Pyin Oo Lwin, au Myanmar, et se fend même d’une chaîne de tweets pour décrire l’expérience. « L’objectif est de hacker la couche la plus profonde de l’esprit pour la reprogrammer : au lieu de réagir de façon inconsciente à des émotions de douleur ou de plaisir, vous observez en conscience que la douleur et le plaisir ne sont pas permanents et vont finalement passer et se dissoudre. » En se centrant sur ses émotions, il en oublie les autres, critiquent les nombreux internautes qui pointent le décalage entre sa retraite zen et le génocide des Rohingyas en cours.
Jack Dorsey reconnaît alors qu’il aurait dû s’informer sur la situation sur place avant de s’y rendre. Mais cela ne remet guère en cause sa qualité de gourou. Son influence est telle que Geoffrey Woo conseille de ne pas suivre tous ses conseils et de toujours s’en référer à la science. Si le PDG consomme moins de 1 000 calories par jour, comme il a l’air de le suggérer, il est bien en-dessous des 3 000 conseillées par la plupart des nutritionnistes. Une étude de 2017 démontre aussi que le jeûne régulier n’a pas « d’avantage significatif ». Si la mode est à l’ « optimisation cognitive », pour reprendre un terme de Geoffrey Woo, les techniques de Jack Dorsey sont loin de faire l’unanimité.
« La méditation est devenue tendance et une image idyllique a été construite – peut-être par l’industrie du bien-être – mais ce n’est pas la panacée », indique Marco Schlosser, auteur d’une récente étude selon laquelle un quart des méditants ont déjà eu de mauvaises expériences. Les fans de Jack Dorsey sont prévenus.
Couverture : Jack Dorsey. (TedX)