Ma vie en l’air

« Quand mes filles étaient petites, dès qu’elles voyaient un avion dans le ciel, elles disaient : “Oh, Papa !” Dans les années 1990, j’ai passé ma vie à me balader, à droite, à gauche », raconte Marc Neyret, installé dans la salle d’accueil de sa brasserie, plantée au bord d’une petite route de Saint-Père, paisible village niché au pied de la mythique et mystique colline de Vézelay. Marc, la jeune cinquantaine, sirote son café en jetant un œil au beau temps sec de la campagne bourguignonne d’un côté, à ses immenses cuves pleines de bière en devenir de l’autre. Vue d’ici, cette vie d’avant semble loin, très loin. Cet enfant de la rue Mouffetard a du sang russe dans les veines, des attaches en Corse et dans la vallée du Beaufortain. Le petit parisien a été berger en Tarentaise et a fait son droit des affaires à la Sorbonne. Il a ensuite passé des années à diriger les ressources humaines de grosses entreprises. « Chez Orange – enfin ça ne s’appelait pas encore Orange mais France Télécom Mobiles International –, je suis arrivé dans une petite boîte. Quand je suis parti, il y avait plus de 10 000 salariés. J’ai participé au développement des activités internationales dans le mobile, en créant des filiales à l’étranger », se souvient-il. Il poursuit sa route dans l’informatique et les télécoms, notamment pour des groupes américains. Dans toutes ces boîtes, son job relève du « développement ou de la réorganisation, principalement en Europe, mais aussi au Moyen-Orient. J’ai été amené à bosser dans 25 pays différents. » Embaucher et virer, en somme. Comment donc a-t-il atterri dans cette situation nouvelle, producteur de bières dans un coin paisible de l’Yonne, patrie de fabuleux vins de Bourgogne ?

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Marc Neyret, aujourd’hui
Crédits : Guillaume Langlais

C’était il y a cinq ans. Plus envie. Marre de tout ça. Besoin d’arrêter, de changer, d’aller vers autre chose, sans aucune idée précise sur la suite. Salut le boulot en CDI, et ciao le statut de cadre sup’ bien installé : « Il y a cinq ans, j’ai dit basta. J’avais fini ma mission. J’avais mon bureau à la Défense, mais j’intervenais de Moscou à Tel-Aviv, en passant par Dubaï. Mon bureau, c’était en fait l’avion, mon ordinateur et mon téléphone portable, pour bosser partout, tout le temps. Là, je me suis dis : j’arrête, j’ai fait le tour. » Petit détour par la Tunisie quand même, pour aider un copain à monter une filiale, avant une chute de ski qui blessera ses mains. Une fois remis quelques mois plus tard, Marc part pour un grand voyage, au volant de son nouveau bébé, un Land Rover Defender, gros véhicule tout-terrain renforcé de tous côtés : « Quand j’ai eu suffisamment de force pour soulever une roue et la changer, j’ai taillé mes rosiers, je suis passé à Vézelay pour me recueillir une demi-heure, et j’ai pris la route. » Vézelay, ce village de l’Yonne perché sur une colline abritant une fameuse et magnifique basilique… Tiens, tiens. Et pourquoi donc Vézelay ? « C’est magnifique comme endroit, tout simplement superbe. C’est un lieu chargé d’histoire. Il n’y a pas de dimension religieuse pour moi, car je ne suis pas croyant. Mais une dimension spirituelle… Cette nature, la beauté de cet art, le fait que ce soit un lieu de rencontre européen. C’est chargé de sens. En fait, j’ai toujours aimé les églises. Et tous les lieux de recueillement d’ailleurs. » Marc Neyret a également acheté, dix ans auparavant, une maison dans les parages, dans le Morvan, pour « avoir la paix, un peu de tranquillité et de contact avec la nature ». Le « petit gars de la Mouff’ » taille la route. Traverse la Suisse, l’Autriche, les plaines hongroises. Entre en Roumanie par Oradea, monte dans les Carpates, file en Moldavie. Roule sur des routes défoncées vers Odessa, Sébastopol, Yalta. Boit de la vodka avec un camionneur géorgien dans un bateau naviguant sur la mer Noire, atteint la Géorgie, puis le Kurdistan, prend un vieux monsieur en stop, chargé de têtes de moutons saumurées. Ils écoutent Bach.

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Les Highlands
Crédits : John McSporran

Vient ensuite la Syrie, Damas si belle alors, puis la Jordanie, la Turquie, la Grèce, l’Italie. Le périple dure cinq mois. « Pendant ces semaines, je regardais comment les choses se passaient dans ces pays, car c’est ça le voyage. Je suis un passionné de relations internationales, j’adore comprendre ce qu’il se passe », dit-il. Mais une fois rentré, c’est toujours la page blanche pour la suite des événements : « En arrêtant mon travail, je n’avais qu’une idée : faire un break, tout plaquer, sans projet professionnel pour la suite. Pire que ça, quand j’étais au Kurdistan, une grosse boîte de télécom m’a appelé pour me proposer un gros poste, avec une rémunération supérieure au chiffre d’affaires que je fais aujourd’hui. J’ai dis non. Je n’avais plus envie. » Quelques semaines en Corse, au Danemark, et voilà que Marc Neyret repart. En Écosse. Nous y voilà. « J’avais une carte d’Écosse, depuis longtemps. Je suis fan de cartes et d’atlas depuis que je suis gamin. Donc j’y suis allé, je suis parti marcher dans les Highlands », raconte le baroudeur futur brasseur. Là, il s’agit de se lever tôt et de cheminer longuement, de manger du poisson fumé, de boire du thé, du whisky, et bien sûr… de la bière.

La loi de pureté

« Et un jour, on y arrive, je faisais du canoë, sous la flotte. Et je me dis, voilà, je vais monter une brasserie. Ça m’est venu comme ça », se souvient Marc. Comme ça ? Pas tout à fait : « Il y avait quand même quelque chose au fond de ma tête depuis longtemps. En Corse, j’ai vu le développement de la bière Pietra. Et je trouvais que c’était une bonne idée, la bière locale… Et au cours de mes voyages, j’ai toujours bu des trucs locaux, vins, bières, etc. Et la bière, j’aime beaucoup parce que c’est convivial, simple, c’est une boisson qu’on trouve partout, extrêmement ancienne, à la fois très simple et très compliquée à faire. » Il file chez un brasseur dont il avait aimé les breuvages, à Inverness. Ils discutent, Marc observe les installations, et roulez jeunesse.

Sous une violente tempête de neige, la famille prend la route pour rencontrer le Maître Brasseur bavarois.

Une première fois au téléphone, Marc annonce son idée à sa compagne, Annette, Danoise vivant en France depuis 1994, acheteuse d’art numérique de son état. « Il avait terminé un chapitre et faisait une pause pour chercher autre chose. Il m’appelait régulièrement pour me dire : “Ah, je pense savoir ce que j’ai envie de faire !” », raconte-t-elle aujourd’hui. « Il a eu différentes idées, comme réaliser des reportages géopolitiques par exemple… Quand il m’a téléphoné des Highlands en me disant qu’il voulait ouvrir une brasserie, j’ai d’abord pensé qu’il parlait d’un restaurant. » Une fois la nature de l’idée éclaircie, Marc parle de son envie d’un lieu, le coin si aimé de Vézelay. « J’étais un peu scotchée. Je ne m’y attendais pas, c’était une idée un peu farfelue, très loin de ce qu’il savait faire ou de ce qu’il faisait avant », se souvient Annette. De retour à Paris, le projet est précisé, pensé, explicité, discuté. « Et voilà, l’aventure a commencé ! Comme Marc est très fort en auto-persuasion, il a su se donner les moyens et les bonnes idées pour monter cette brasserie. Et je l’ai suivi en essayant de l’aider ! » se rappelle-t-elle encore.

Le futur brasseur commence alors à bosser d’arrache-pied. Lit des tonnes d’ouvrages sur la fabrication de la bière, visite des brasseries, étudie soigneusement le marché, établit un business plan. C’est là qu’intervient Stefan Peter Stadler, véritable gentleman bavarois. Par l’entremise d’un fameux réseau social en ligne et de connaissances danoises d’Annette, Marc est mis en contact avec ce fier gaillard d’âge mûr, Maître Brasseur allemand installé au Danemark, incontestable pays de bière. Sous une violente tempête de neige de décembre, la famille prend la route pour le rencontrer. Un parcours épique, dans des conditions glaciales ; mais Marc veut avancer, coûte que coûte : il a rendez-vous. À la brasserie du Maître, l’accueil réchauffe. Les deux futurs compères goûtent des bières directement dans le tank : « Je crois qu’il a vu sur mon visage, non pas que j’étais touché par la grâce, parce que ça ne m’est jamais arrivé, mais quelque chose dans ce genre là », raconte Marc. « C’est fantastique, ton truc ! » « Viens, je vais te montrer des choses. » Dans le bureau du brasseur, Stefan commence à noircir du papier. Est-il en train d’écrire ses recettes, comme ça, tout à fait généreusement ? Oui. Enfin du moins les éléments principaux – il est sans doute encore un peu trop tôt pour les petits secrets… Le courant passe. Et un « dialogue incroyable », selon les mots de Stefan, commence alors. C’est le début d’une solide amitié houblonnée. « Stefan s’est tout de suite mis dans une position de transmission de savoir-faire », explique Marc.

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Stefan, le mentor
Crédits : Stefan Peter Stadler

Et dans la tête du brasseur bavarois, à ce moment-là, une surprise admirative : « J’ai pensé que ce devait être un homme courageux ! Apprendre aux gens de Bourgogne, la patrie du meilleur vin du monde, à boire de la bière, n’est pas un boulot que tu fais par hasard ! » Le Maître Brasseur lui fait visiter son royaume de fond en comble, avec fierté, beaucoup de fierté. Annette raconte qu’il a « très vite compris ce dont Marc avait besoin. Il a senti son enthousiasme et a proposé de l’aider, de transmettre son métier. Culturellement, les deux sont sur la même longueur d’onde, curieux, avec un esprit ouvert, dans l’échange. Dans ce sens-là, c’était une belle rencontre. » En effet, l’amitié durera, et Marc apprendra mille choses avec Stefan. Plus tard, les deux compères commencent à réfléchir ensemble à des recettes, avec la méthode des plus irréductibles brasseurs, c’est-à-dire en suivant à la lettre une norme de qualité très stricte : la Reinheitsgebot, ou « loi de pureté », une ancienne règle bavaroise datant de 1516, selon laquelle le breuvage doit être fabriqué avec de l’eau, du malt et du houblon. Un point c’est tout. À l’époque, on ne savait rien des levures qui fermentent naturellement la bière.

Aujourd’hui, Marc et Stefan en ajoutent tout de même. En revanche, zéro colorant, zéro sucre ajouté ou additif n’est permis. L’Union européenne autorise le rajout de tout un tas de poudres de perlimpinpin (sirop de glucose, arômes…) dans la bière, pour faire plus vite, moins cher, différemment. « Comme dirait Stefan, on n’est pas des confiseurs. Donc le seul sucre qu’on utilise, c’est celui de la maltose, mais pas de fructose », précise Marc. Mais respecter la loi de pureté demande une gestion de la fermentation dans les tanks pointue et précise, des équipements bien particuliers, car le liquide est déjà gazeux au moment de la mise en bouteille, et nécessite des matières nobles, plus chères, car le sucre ne viendra pas corriger faussement les goûts. Pas de possibilité de retoucher le breuvage : il faut être précis du premier coup. Tout cela produit des bières moins alcoolisées. « Or, l’alcool est un exhausteur de goût. Donc on a intérêt à être bon, avec des arômes puissants », explique encore Marc. Pour Stefan, il ne s’agit pas seulement de pureté dans la boisson, c’est aussi « la façon de produire de manière authentique et honnête. En étant simple, concis, et sans tricher ! » Bref, rigueur et grande qualité seront, assurément, les mots d’ordre de la future brasserie de Marc.

Le V de victoire

Une fois toutes ces connaissances et techniques emmagasinées, il faut aller voir les banquiers, les convaincre. Ce n’est pas facile, ils ne se montrent pas follement emballés. « Ce qui est compliqué, c’est de trouver des financements pour se développer. En France, il y a quelques gros groupes bancaires. Regardez en Allemagne, en Italie du nord, dans les pays scandinaves : il y a plein de petites boîtes qui financent l’économie locale. Qui parfois même prennent des participations », regrette aujourd’hui Marc. Mais le bonhomme est du genre à savoir convaincre pour arriver à ses fins.

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La brasserie, à Saint-Père dans l’Yonne
Crédits : Guillaume Langlais

Et puis, il s’agit bien sûr de trouver l’endroit propice. L’étude de marché est solidement ficelée, mais manque encore le lieu. Par hasard, en cherchant dans cette Yonne qu’il affectionne, quelqu’un lui parle d’un terrain libre, au bord d’une petite route de Saint-Père. « On s’est fait avoir. Au début, je voulais utiliser un bâtiment existant, et non pas construire. On m’a dit : “Si, si, venez, on va vous aider à créer l’entreprise.” » Au final, Yonne Equipement, une société d’économie mixte détenue en partie par le département – qui a pour objet de maintenir et développer le tissu économique local – finance la construction du bâtiment. Chaque mois, la jeune entreprise devra payer un loyer, contre une promesse de vente à la fin. « Quand j’ai signé le bail, en octobre 2012, il y avait déjà les machines. On avait commencé à travailler. Je n’avais pas d’autre choix que de signer. Après on a fait faire une expertise, le prix du loyer est de 35 % au dessus du prix de l’immobilier dans le coin. Quand vous leur dites que ça ne va pas, ils vous appellent et vous disent : “T’es rien, personne ne te connaît dans l’Yonne.” On vous fait croire ceci, et il arrive cela. À tel point que vous vous demandez s’ils n’ont pas envie que vous vous cassiez la gueule », raconte Marc. Ceci dit, « il y a des gens qui nous ont super bien suivis, c’est la région. Ils ont été clean et très intelligents. » Il y a quand même de quoi décevoir l’entrepreneur : « J’ai fait ce choix d’un parcours entrepreneurial, de créer des emplois. Mais les conditions du développement ne sont vraiment pas réunies. » Le bâtiment de plus de 800 m2 est donc construit, entièrement avec du pin douglas – exceptée la partie préposée à l’accueil du public, construite avec des parpaings – et peint avec de l’ocre naturel. Le matériel est installé : 700 000 euros à débourser. Une bière exigeante et respectant cette fameuse loi de pureté requiert un matériel exigeant. Un gros pari. Rares sont les brasseurs artisanaux à se lancer d’entrée avec un tel équipement. Un certain nombre commencent par une étiquette, une marque bien pensée, et vont faire produire leur breuvage en République tchèque, en Allemagne ou en Belgique.

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Les stocks du breuvage
Crédits : Guillaume Langlais

Quand tout est prêt, Stefan débarque – comme il reviendra pour conseiller chaque nouveau responsable de production, ou comme ça, dès que possible, pendant ses vacances d’été, pour travailler avec son copain –, ainsi qu’Eugénie Maï-Thé, jeune ingénieure agronome passionnée par la bière, fraîchement embauchée. L’équipée houblonnée fait des tests, fignole les recettes. Mais comment on fait au juste, pour élaborer une formule magique ? « On exprime des touches de goût, en disant j’ai envie de tel type d’amertume, de tel type de floralité, de telle onctuosité, ou pas, de telle longueur, ou pas… À partir de là, on commence à imaginer quel type de malt on va utiliser, quel type ou quel mélange de houblon, quel type de levure… Moi, je ne sais pas faire ça tout seul, je ne suis pas un grand maître brasseur. Par contre, je sais exprimer ce que je veux. Et Stefan sait mettre en musique tout cela. Comme un compositeur qui va avoir toutes les notes dans sa tête », explique Marc. Par exemple, par une belle journée de février, Stefan finira de mettre au point la recette de la Lager en faisant la sieste sur un transat, au soleil, juste devant le bâtiment. Après une bonne séance de travail, le Maître Brasseur pique un petit somme, se lève, et c’est parti : une recette parfaite qui n’a pas été retouchée ensuite. L’esthétique, l’image que renvoie cette bière sont aussi soigneusement étudiées avant de démarrer. La brasserie et la bière seront « de Vézelay », même si le lieu de production est à Saint-Père – dit « Sous-Vézelay ». De la triche ?

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La bière de Noël
Crédits : Guillaume Langlais

« Vézelay, c’est international… Et puis l’idée d’une bière pure va bien avec la pureté associée à Vézelay », justifie Marc. Graphiquement, le V est élégant. Le logo a été débattu, un soir, avec une assemblée d’amis, directeurs artistiques et autres créatifs de tous poils. Pas question de choisir un graphisme avec trolls et folklore. Après moult essais et collages, le V de la victoire est choisi. L’orientation va clairement vers un positionnement haut de gamme et un design soigné, car « ce n’est pas parce que la bière est populaire que ça ne doit pas être élégant. C’est une boisson très noble. Au Moyen-Âge, on en buvait parce que l’eau était contaminée », affirme le patron. Vient juin 2012, et un jour de fierté : celui du premier brassin. Marc en sourit, avec le recul. Les premiers brassins n’étaient pas tout à fait proches de la perfection, beaucoup trop amers… Mais les techniques se précisent, les goûts s’affinent. La première mise en vente date de juillet 2012. En 2013, la jeune Brasserie de Vézelay est déjà médaillée de bronze au concours général agricole pour sa bière blonde, l’année suivante pour sa brune.

Le plan

En plus du gros boulot sur la finesse des goûts et les saveurs bien particulières, la démarche de la Brasserie de Vézelay se veut, dès le début, écologique et durable. Les bières sont biologiques et 80 % du malt vient de Bourgogne ; les cartons et palettes, aussi, sont fabriqués dans la région. L’objectif est, à terme, de développer une filière locale de houblon bio. Et bien sûr, l’entreprise utilise l’eau de source du Morvan, très pure. Ce qui n’est absolument pas négligeable, puisque la bière est constituée à 90 % d’eau, et nécessite donc un liquide pur et de bonne qualité, qui influencera les propriétés gustatives… Les eaux usées issues la production sont traitées, grâce à plusieurs cuves et différents systèmes permettant le recyclage et la réduction des niveaux de rejet. Le résidu du malt, appelé drèche, est recyclé pour l’alimentation des vaches du voisin, qui, paraît-il, adorent ça. Toute cette démarche est reconnue, puisque l’entreprise a reçu le trophée du développement durable de Bourgogne au printemps 2014. Aujourd’hui, Marc et son équipe continuent à produire une bière artisanale très aromatique, de fermentation haute, chauffée en 6 à 9 paliers de température, ni filtrée, ni pasteurisée, ce qui permet de mieux conserver les arômes du malt et du houblon. Marc a sa vision de la bonne bière : « C’est une bière que j’aime boire, qui est propre. Il n’y a pas plein de levure au fond, il faut qu’elle soit bien équilibrée, digeste, avec des saveurs fines et une belle palette d’arômes. » La brasserie est certifiée ISO 9001, un standard international obligeant à des processus bien calés, respectés à la lettre, planifiés. Ils sont aujourd’hui cinq personnes à travailler à la brasserie : Marc, Julien, l’apprenti, Laure à l’accueil et à la communication, Ludovic, le commercial, et Abdou, responsable de production depuis plus d’un an.

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Abdou
Crédits : Guillaume Langlais

Ce nantais, titulaire d’un DEA en microbiologie et d’un Master Génie des Procédés alimentaires et fort d’une expérience de six années, connaît les subtilités du breuvage, les réactions physiques, chimiques, et les processus de fabrication sur le bout des doigts. « Nous sommes des ingénieurs, la recette est déjà écrite, on tient compte des caractéristiques des différents ingrédients. Il est donc rare que ça rate ! » sourit Abdou. Il contrôle toutes les étapes de la lente transformation de la boisson, veille à la fermentation dans les tanks de 3 000 litres, où naît selon les jours une bière blonde, blanche, brune, ou ambrée, une bière de Noël, une lager, ou encore une IPA (India Pale Ale). Alors, en 2015, où en est la brasserie ? En 2014, Marc et son équipe ont produit 1 600 hectolitres de bière, et les prévisions pour cette année tournent autour de 2 000/2 200 hectolitres. La Brasserie de Vézelay est donc au-delà du qualificatif de micro-brasserie (300 à 1 000 hectolitres par an), et joue dans la cours des brasseries artisanales (1 000 à 10 000 hectolitres par an). Il faut dire que la période est plutôt propice, et qu’en France, la bière artisanale connaît, au même titre que la torréfaction artisanale du café, un stupéfiant renouveau. En 2010, on dénombrait 339 brasseries ; en 2014, il en existe plus de 600. Selon Brasseurs de France, 70 % des bières consommées en France sont produites sur le territoire. Et les Français boivent mieux, commencent à chercher des goûts plus fins et complexes que ceux des bons vieux packs de bières industrielles. « Ça marche pas mal », affirme le patron. « On est toujours en phase de décollage, donc fragiles. On commence à exporter, au Japon notamment. On continue les investissements, mais il y a les déboires sur le bâtiment… » Les déboires, c’est peu dire.

Début 2015, la brasserie est assignée en référé par son bailleur, Yonne Equipement, la société d’économie mixte. Celle-ci veut expulser la PME, pour cause de 50 000 euros de loyers présumés impayés. Marc Neyret conteste depuis longtemps le montant du loyer, déclaré bien au-delà du marché par une expertise, et donc cette somme impayée. S’ajoutent à cela des désaccords sur des montants de TVA. En avril, le tribunal de grande instance d’Auxerre décide de renvoyer l’audience concernant ce litige. En attendant le dénouement, le brasseur serre les dents, poursuit son activité, en pleine expansion, et gagne de nouveaux marchés. Fin de l’épisode juridique en juillet : au début du mois, la brasserie est condamnée à verser les loyers impayés, et à quitter les locaux. « On est en plein développement – on est cinq à travailler, on va lancer des palettes aux États-Unis –, mais ils voulaient nous exproprier. Je me rends compte de pratiques locales qui pénalisent le pays. On devait payer et partir. On ne va pas partir. Et faire appel, et demander des comptes sur l’utilisation de l’argent public dans l’Yonne. » En effet, le 20 juillet, Marc Neyret a obtenu une procédure de sauvegarde de l’entreprise par le Tribunal de commerce. « Le juge impose la poursuite du bail. Ils ne peuvent pas nous virer. Nous sommes protégés maintenant. Mais cela a des conséquences sur notre capacité à lever des fonds. On va y arriver car nous avons la confiance des banquiers, des clients et des fournisseurs, qui sont outrés, on les paye rubis sur l’ongle. J’ai un seul problème, celui-là… À part ça, les commandes explosent. On a augmenté de 50 % la capacité de production », poursuit Marc, en colère.

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Les cuves de la brasserie
Crédits : Guillaume Langlais

Le brasseur de Vézelay reste plus motivé que jamais. Des étoilés commandent de la bière de Vézelay. « Le dernier, c’est Jean-François Piège », raconte Marc. « On ne les connaît pas, je ne suis pas de ce milieu, donc c’est grâce à la qualité de la bière… Il y a des mecs qui ont goûté, qui leur ont fait goûter, et le sommelier nous appelle pour en prendre. » L’équipe d’Alain Ducasse s’est aussi intéressée, au tout début de l’aventure, à la bière de Vézelay. Un soir d’octobre 2012, Marc reçoit un coup de fil surprenant et fort réjouissant : il faudrait livrer des bières pour le lendemain, au Plaza Athénée, prestigieux palace parisien, pour accompagner un dîner spécial organisé pour la venue de chefs américains. Au menu, le premier plat est accompagné d’un prestigieux Vougeot premier cru. Le second mets, d’une bière de Vézelay. Marc, sur le moment, croit à une blague, mais non : « Des bières avec des qualités aromatiques telles que les nôtres permettent d’accompagner des plats très fins. Vous n’écrasez pas les saveurs avec du sucre, c’est une boisson très pure. On peut aller chercher 600 arômes dans la façon de faire nos bières, simplement avec du malt, du houblon, des bons choix de levure, des paliers de température. » Magique. Le voisin, Marc Meneau, chef étoilé de L’Espérance, propose aussi de la bière de Vézelay à ses clients. Un peu plus loin, chez Jean-Michel Lorain, à La Côte Saint-Jacques, à Joigny, on la sirote aussi. Arnaud Laplanche, chef sommelier du restaurant aussi étoilé, explique qu’il a été séduit par « sa finesse, son élégance. Et la proximité de la fabrication : nous travaillons très majoritairement avec des produits locaux, et nous recherchions donc une bière de la région. » Le suivi, la rapidité de livraison et le packaging ont aussi joué. En cuisine, le chef des lieux a déjà utilisé la bière blanche de Vézelay, en concoctant une émulsion pour accompagner un tartare de saumon. Sinon, les clients demandent plutôt la bière pour l’apéritif, ou dans l’après-midi. La bouteille au « V » local est dans les bars du coin, et part petit à petit à l’assaut de ceux de la capitale. « Je pense qu’il y a quelque chose à faire. Quand vous l’avez goûtée, vous ne prenez pas une Kro après, ce n’est pas possible. En même temps, quand vous comparez avec une autre bière artisanale, vous voyez une vraie différence. On aime ou on aime pas », martèle Marc Neyret.

Loan Charles, responsable du bar du Louxor, à Paris, un lieu qui a pour vocation de faire découvrir des produits, raconte pourquoi elle l’a choisie : « C’est une bière bio, artisanale, très bien équilibrée, avec le goût naturel de la bière. Tout ce qu’on attend d’une bière ! » La collaboration et le dialogue se passent très bien : « Le produit est important, la personne qui est derrière aussi ! » Et les bières de Vézelay sont entre autres dans les rayons des Franprix locaux, dans ceux d’Auchan au niveau national, dans des Biocoop… La brasserie exporte en Scandinavie, aux Pays-Bas, aux États-Unis, et même au Japon. La vente directe, dans la grande salle du local de Saint-Père, est aussi bien sûr primordiale. Marc a voulu créer un lieu d’accueil, un endroit convivial. « Au restaurant, j’aime bien voir la cuisine. Ici, on voit les installations et la bière », déclare-t-il. En effet, derrière de grandes baies vitrées, on aperçoit les brasseurs qui s’affairent. On peut bien sûr goûter avant d’acheter. Et l’équipe essaye de proposer des nouveautés, des surprises, comme une stout, un seul brassin réalisé pour la Saint-Patrick. Cela a pris un peu de temps, mais les clients viennent et reviennent, bien contents. Et c’est le plus important. Les fûts de la brasserie de Vézelay sont désormais dans de nombreuses fêtes de village. Et les vignerons ? « Ils aiment bien aussi, il prennent de la bière pour les vendangeurs, avec la tireuse… La lager à 4°C, quand vous avez travaillé, ça vous désoiffe, c’est bon, vous n’êtes pas défoncé, ça se passe très bien ! »

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La bière est le fruit d’une technique complexe
Crédits : Guillaume Langlais

Marc est décidément bien content de ce changement fracassant de vie professionnelle, avide de voir la suite, malgré certaines embûches bien embêtantes. « C’est évidemment passionnant, très enrichissant, j’ai appris plein de choses. Si je regarde ce qu’on produit, c’est vraiment quelque chose de qualité. Quand on a la reconnaissance de sommeliers, d’hôteliers de renom, de cuisiniers, quand on voit la satisfaction de nos clients, on se dit qu’on fait quelque chose de bien. Et en même temps, ce qui est très agaçant, c’est l’environnement économique. Tous les freins qui sont mis. Ça m’attriste. Aujourd’hui, je me sens bien avec la population locale, l’endroit est magnifique, et je pense que c’est une très belle idée. Mais c’est juste très compliqué. » Marc vit entre Paris et Gâcognes. « C’est dans le Morvan, un tout petit bled près de Lormes », précise-t-il. « C’est vraiment la campagne, je vais courir dans les bois. Et je suis aussi à Paris, avec ma compagne et pour le boulot. » Annette, justement, voit bien les hauts et les bas, « tous les doutes que l’on peut avoir lorsqu’on commence un projet aussi ambitieux. Marc a eu une pression sur le planning de construction du bâtiment, les financements, l’arrivée de l’appareil de production, tous les éléments qui doivent s’emboîter les uns dans les autres, avec quelques moments d’inquiétude… Maintenant, il s’éclate, même s’il y a des moments de doute. » L’année dernière, Stefan a reçu une partie des actions de la brasserie, « tellement il en a fait pour  elle. Il fait partie de la brasserie. Si cette bière a du succès, ce sera grâce à lui. Entre autres ! » Le Maître Brasseur bavarois est quant à lui assurément optimiste. « La Brasserie de Vézelay est un super projet, avec un immense potentiel, et nous n’en sommes qu’au début. Nous avons beaucoup d’idées sur des créations de bières vraiment nouvelles. En même temps, nous travaillons à conserver et même augmenter la qualité de nos produits et à optimiser la production », affirme-t-il. Voilà le plan : ne rien lâcher, et continuer à fabriquer le meilleur.

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Les affaires vont bien
Crédits : Guillaume Langlais


Couverture : Marc Neyret devant ses cuves, par Guillaume Langlais.