L’appel à la prière islamique, provenant de deux haut-parleurs, se répand dans tout Thet Kal Pyin, un camp de réfugiés situé à moins de 100 kilomètres de la frontière entre le Myanmar et le Bangladesh. L’appel résonne dans plusieurs allées de bâtiments larges et bas aux toits bleus. Chaque structure rassemble plusieurs familles. Le camp, lui, abrite quelque 5 000 personnes. La plupart, pour ne pas dire toutes, appartiennent à l’ethnie des Rohingyas, une minorité musulmane persécutée. En réaction à l’appel à la prière, des hommes barbus chaussés de sandales se rassemblent au crépuscule. Ils entrent dans une chaumière qui fait office de mosquée. À l’entrée, ils se lavent les mains et retirent leurs chaussures. Puis, une fois la nuit tombée, ils s’accroupissent sur des tapis en osier pour prier.
Ce camp a été créé il y a trois ans à la suite d’émeutes mortelles qui se sont déroulées dans la ville portuaire de Sittwe. Ces violences sont le résultats de tensions de longue date, qui ont finalement atteint leur paroxysme, entre les Rohingyas et l’ethnie bouddhiste des Rakhines. Les Rakhines sont une minorité ethnique présente au Myanmar, où les Birmans représentent le plus grand groupe ethnique. Ils sont toutefois majoritaires dans l’État de Rakhine, situé sur la côte ouest du pays, et beaucoup d’entre eux considèrent les Rohingyas comme des intrus. Selon des groupes de défense des droits de l’homme, le gouvernement du Myanmar refuse depuis des décennies d’accorder la citoyenneté à plus d’un million de Rohingyas, qu’il qualifie de « Bengalis », et a proposé des règles relatives à la citoyenneté qui, d’après ces groupes de défense, ont contraint les Rohingyas à quitter leur pays. Au cours des violences qui ont eu lieu en 2012, les Rohingyas ont souffert de manière démesurée et près de 140 000 d’entre eux ont ensuite été déplacés dans des camps, notamment celui de Thet Kal Pyin, qui encerclent désormais la banlieue rurale de Sittwe. Les Rohingyas faisaient également partie des milliers de réfugiés et apatrides qui ont tenté au printemps de rejoindre la Thaïlande, la Malaisie et l’Indonésie à bord de frêles embarcations dans l’espoir d’obtenir l’asile politique. Cependant, de nombreux Rohingyas déplacés sont restés au Myanmar et, pour ceux qui vivent dans des camps de réfugiés, les problèmes sanitaires sont particulièrement préoccupants. Comment peuvent-ils éviter d’être atteints du paludisme ou de la tuberculose, de souffrir de diarrhée ou d’autres infections qui sévissent au milieu des allées sales, des toilettes portables et des fossés d’évacuation propices aux invasions de moustiques ? Et si une personne vient à contracter l’une de ces maladies, où peut-elle obtenir un traitement ? « Nous avons surmonté de nombreuses difficultés durant le chaos qui régnait en 2012. Mais la question sanitaire est devenue notre principale préoccupation », m’explique Abdul Rahim, 43 ans, qui habite à Thet Kal Pyin.
Au Rakhine
Au Myanmar, un territoire situé au carrefour entre l’Asie du Sud-Est, la Chine et le sous-continent indien, les services de santé et la politique sont étroitement liés. La junte militaire répressive qui a pris les rênes du pouvoir au début des années 1960 a coupé le financement de services sociaux, et notamment liés à la santé. Bien que ses dirigeants aient cédé le pouvoir à un gouvernement théoriquement civil en 2011, des experts estiment qu’il faudra des années, voire des décennies, pour réinstaurer un système de santé qui a été négligé pendant un demi-siècle. D’autant plus que le Myanmar reste, dans une certaine mesure, un pays en guerre. L’ancienne colonie britannique a porté officiellement le nom de Birmanie jusqu’en 1989. Des conflits couvent dans l’arrière-pays entre l’armée et plusieurs milices ethniques, dont certaines contrôlent de vastes étendues de territoires autonomes. Depuis la transition politique en 2011, des violences mortelles ont également éclaté dans de nombreuses villes, comme à Sittwe, entre bouddhistes et musulmans. Ces conflits ont engendré de nouvelles barrières physiques et idéologiques empêchant d’améliorer la situation sanitaire de la population.
À l’instar de bon nombre de ses rivaux de longue date dans l’arrière-pays, le gouvernement du Myanmar tente d’instaurer la paix. Ainsi, certains experts sont plus optimistes concernant des campagnes et d’autres projets de « convergence », qui permettent à des travailleurs du secteur de la santé de collaborer avec des collègues de régions autonomes rivales. Ils estiment également qu’une réforme du système de santé constituerait un moteur potentiel pour un processus de paix continu. La réforme de la santé peut cependant aggraver les tensions. Des accusations sont portées par les deux camps. Des organisations qui luttent pour l’amélioration des soins de santé dans des régions de l’est du Myanmar ont, par exemple, accusé le gouvernement central d’avoir détourné une part de l’aide internationale dont elles dépendent afin de sauver des vies dans des communautés minoritaires. De son côté, le gouvernement a accusé Médecins sans frontières (MSF) d’avoir injustement apporté son aide à des musulmans au détriment de bouddhistes. En 2014, il a ainsi ordonné à MSF de quitter l’État de Rakhine, où l’organisation d’aide humanitaire fournissait des soins médicaux d’urgence dans des camps de réfugiés, notamment à Thet Kal Pyin, après avoir déclaré publiquement qu’elle s’occupait de victimes de violence sectaire. « La “convergence” est un sujet porteur pour les acteurs de l’aide et du développement. Mais il n’est pas simple de laisser la politique de côté. Le passé est pétri de ressentiment », déclare Bill Davis, ancien directeur de projets au Myanmar pour le groupe Physicians for Human Rights, basé à New York.
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L’été dernier, quelques mois après le départ de MSF du camp de Thet Kal Pyin, le ministère de la Santé du Myanmar a créé son propre centre de santé à un kilomètre de là. Cette clinique, installée dans un bâtiment en béton dont les murs ont été peints en jaune, dispose de plusieurs salles de consultations propres et lumineuses. Lors de ma visite cet hiver, Naing Lin Oo, un employé, m’a expliqué que ce centre possédait 15 lits et qu’il était possible d’effectuer des accouchements et de traiter des maladies telles qu’un simple rhume ou une diarrhée. « Si c’est plus sérieux, nous envoyons les patients à l’hôpital situé à proximité de Sittwe », a-t-il précisé.
La crise sanitaire qui touche les Rohingyas est l’une des plus graves que le pays ait connu.
De retour au camp, plusieurs Rohingyas avouent qu’ils portent encore des séquelles morales du conflit de 2012 et qu’ils ne font confiance ni aux Rakhines, ni au gouvernement du Myanmar en général, au point qu’ils ne veulent obtenir de traitement médical qu’à l’intérieur du camp. L’un des habitants explique qu’il est techniquement possible de rejoindre l’hôpital général de Sittwe en cas d’urgence, mais qu’ils ont trop peur de s’y rendre et d’être maltraités. Comme ses voisins, il se demande quand MSF, dont l’absence se fait sentir, sera autorisée à revenir. En janvier, MSF – qui n’a pas souhaité faire de commentaire – a annoncé avoir repris ses activités à la fin de 2014 dans l’État de Rakhine pour des « dizaines de milliers » de personnes. Toutefois, Matthew Smith, directeur exécutif de Fortify Rights, un groupe de défense des droits de l’homme basé en Thaïlande qui surveille les conflits et les violations en la matière au Myanmar, m’a confié en janvier que l’organisation humanitaire était « loin d’être opérationnelle » comparé à ses précédentes activités dans l’État de Rakhine. Et d’ajouter que la crise sanitaire qui touche les Rohingyas déplacés dans cet État était l’une des plus graves que le pays ait jamais connu.
La réforme
Près de 500 000 personnes meurent chaque année au Myanmar, un pays qui compte environ 52 millions d’habitants. Si le taux mortalité infantile et l’espérance de vie – d’à peine 65,2 ans, soit légèrement plus élevée qu’au Rwanda – se sont améliorés de manière marginale sous le régime militaire, bon nombre des problèmes qui touchent les pays les plus pauvres existent toujours dans les régions rurales du Myanmar, où vivent 70 % de la population. Dans certaines communautés, le taux de mortalité infantile des enfants de moins de cinq ans est proche de celui de la Somalie. Les maladies infectieuses sont une menace de taille au Myanmar : les taux de tuberculose sont trois fois plus élevés que la moyenne mondiale et l’un des plus élevés d’Asie. La tuberculose multirésistante a, elle, été détectée en 2007. Une précédente épidémie de VIH semble désormais sous contrôle, mais seul un patient sur trois bénéficie du traitement provenant du gouvernement. En outre, les experts en matière de santé craignent que les taux d’infection du VIH augmentent de nouveau si le problème de longue date du Myanmar concernant la consommation d’héroïne s’aggrave car, selon une enquête du gouvernement datant de 2012/2013, 20 % des consommateurs de drogues injectables sont atteints du VIH.
C’est aux frontières du Myanmar que certaines des plus grandes menaces sanitaires mondiales rôdent. Les frontières tropicales constituent souvent un foyer pour la propagation du paludisme, notamment là où le climat est propice et la population démunie. Bien que le taux annuel d’infection du paludisme ait diminué ces dernières années, il reste le plus élevé dans la sous-région du Bassin du Mékong, soit 91 cas pour 10 000 personnes. D’autant plus que la souche trouvée dans les zones frontalières du Myanmar semble de plus en plus résistante au traitement. La résistance clinique à l’artémisinine, un agent largement utilisé pour lutter contre le paludisme, a été découverte pour la première fois il y a près de dix ans au Cambodge. La résistance à ce traitement est désormais également présente dans les quatre autres pays du Bassin du Mékong : le Myanmar, le Vietnam, le Laos et la Thaïlande. Au Myanmar, la résistance à l’artémisinine s’est longtemps limitée à sa frontière orientale mais, en février, la revue The Lancet a apporté des « preuves solides » que la résistance est désormais présente dans les régions du nord-ouest, notamment à proximité de la frontière indienne. Les résultats de l’étude viennent s’ajouter aux craintes déjà existantes que la résistance à l’artémisinine pourrait se propager en Inde et atteindre l’Afrique. Au Myanmar, mais pas seulement, « tous les efforts fournis ces dix dernières années pour lutter contre le paludisme dans de nombreuses régions du monde, en particulier en Afrique, pourraient être anéantis par la propagation de la résistance à l’artémisinine », explique Philippe Guérin, directeur du Worldwide Antimalarial Resistance Network, un réseau de recherche basé au Royaume-Uni. Il précise que de nouveaux médicaments en cours de développement pourraient un jour remplacer l’artémisinine dans certaines régions, mais que les négociations avec les gouvernements ainsi que la formation des professionnels de la santé afin d’introduire ces médicaments à grande échelle représenteraient un processus long, coûteux et compliqué.
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Le processus de réforme politique du Myanmar a commencé il y a cinq ans, lorsque Aung San Suu Kyi, lauréate du prix Nobel de la paix et à la tête du parti d’opposition, la Ligue nationale pour la démocratie, a été libérée après avoir passé plus de vingt ans en maison d’arrêt. Lors d’élections législatives partielles en 2012, Aung San Suu Kyi et les membres de son parti ont gagné 43 des 45 sièges du parlement.
Depuis, les gouvernements occidentaux ont mis fin à des sanctions commerciales de longue date à l’égard du Myanmar et les investissements venant aussi bien d’entreprises occidentales qu’asiatiques sont en forte hausse. Le Produit intérieur brut (PIB) pour 2014/2015 devrait atteindre 8 % et les donateurs internationaux, par le passé méfiants à l’idée de soutenir la junte militaire, ont augmenté leurs engagements humanitaires. Un fonds pour la santé, le 3MDG, géré par les Nations Unies, envisage d’investir plus de 300 millions de dollars d’ici 2016 afin notamment de réduire la mortalité infantile, d’améliorer les soins de santé maternelle et de lutter contre les maladies présentes au Myanmar. La Banque mondiale a, pour sa part, promis de verser 200 millions de dollars pour permettre au pays de fournir une couverture médicale à tous d’ici 2030. Ces deux initiatives représentent à elles seules 500 millions de dollars, soit presque 1 % du PIB du Myanmar pour l’exercice financier qui s’est terminé en 2014. Le gouvernement lance également des programmes visant à réformer le secteur de la santé. En 2011, par exemple, un plan national a défini une stratégie ambitieuse pour lutter contre le sida et prévenir de nouvelles infections. En 2013, le parlement a ajusté le budget national afin de permettre à plus de patients démunis d’avoir accès à des médicaments gratuits. La même année, le ministre de la Santé, Pe Thet Khin, a déclaré que l’objectif de fournir une couverture médicale à tous au Myanmar n’était « pas impossible ». Alors qu’approchent les élections qui auront lieu en novembre prochain, les responsables du gouvernement semblent prendre conscience que l’amélioration de l’accès aux soins de santé constitue une façon idéale de gagner la confiance du public dans une société démocratique naissante. Toutefois, selon un diplomate installé à Yangon, la capitale commerciale du pays, la réforme du système de santé national constitue un immense défi malgré toutes les discussions en cours.
Crise de confiance
Le Myanmar a-t-il les capacités et les infrastructures qui peuvent lui permettre de réparer son système de santé ? Il est clair que le ministère de la Santé prend davantage ses responsabilités pour lutter contre les maladies infectieuses et d’autres problèmes endémiques par rapport à 2010, reconnaît Saung Oo Zarni, qui gère un réseau de 17 cliniques ambulatoires au Myanmar pour Population Services International, une organisation à but non lucratif basée à Washington DC. Mais les infrastructures de santé du pays ne sont « pas prêtes à recevoir l’aide extérieure », m’explique-t-il dans son bureau de Yangon. Par conséquent, une part importante des fonds internationaux destinés à lutter contre la tuberculose, le VIH et d’autres maladies ne bénéficient toujours pas à de nombreuses portions vulnérables de la population.
Même à Yangon, les défauts des infrastructures nationales de santé sont aisément visibles. À l’hôpital général, un bâtiment colonial aux volets décolorés, des patients campent dans la cour car il n’y a pas suffisamment de lits à l’intérieur. Au crépuscule, une association caritative envoie cinq ambulances dans les rues encombrées de la ville. En théorie, les ambulances des hôpitaux publics de la ville fonctionnent 24 heures sur 24, mais la réalité est différente, surtout une fois la nuit tombée, explique Zaw Sai, un volontaire membre d’une des équipes d’ambulanciers. Un après-midi, je me suis rendu dans une paillote située dans la banlieue de la ville et qui fait office de maison pour quelque 60 personnes atteintes du VIH, et leurs enfants. Un homme m’a expliqué que MSF payait pour lui et ses voisins afin qu’ils reçoivent des médicaments antirétroviraux. Maintenant, ils ne peuvent plus payer les médicaments et ils « prient chaque nuit » pour que les aides financières se poursuivent. Je lui ai demandé s’il pensait que les soins de santé s’étaient améliorés depuis la transition marquante du Myanmar en 2011. « Un peu », m’a-t-il répondu, « pas énormément. »
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Même si la bureaucratie en matière de santé était plus efficace, le Myanmar ne possèderait pas assez de personnel médical. Le nombre de médecins, d’infirmières et de sages-femmes a augmenté de 20 % entre 2006 et 2011, soit 1,49 personne pour 1 000 habitants, comparé à 1,27 auparavant. Selon l’OMS toutefois, ce chiffre reste « bien en deçà » de la norme mondiale de 2,28 professionnels de santé pour 1 000 habitants.
Difficile de savoir si ces produits ont été importés légalement ou non.
Beaucoup de jeunes médecins évitent le secteur public, car les salaires sont trop bas. Ceux qui le rejoignent sont immédiatement envoyés dans des régions rurales pour deux à trois ans et gagnent 164 dollars par mois, indique Khaing Thandar Hnin, une diplômée de l’école de médecine de Yangon âgée de 30 ans. Ainsi, certains sont contraints d’ouvrir une clinique privée et de travailler pendant de longues heures, simplement pour survivre, explique-t-elle. « Je suis certaine que je ne rejoindrai pas les services publics parce que si je le fais, je serai sans aucun doute envoyée dans des zones isolées », affirme Khaing Thandar Hnin en buvant un jus de citron, dans un centre commercial de Yangon. Récemment diplômée, elle a posé sa candidature pour des emplois dans des organisations internationales à but non lucratif dont le salaire est trois à quatre fois plus élevé que celui proposé par le gouvernement. Elle, au moins, travaille au Myanmar, souligne-t-elle ; un chemin que beaucoup de ses camarades de classe n’ont jamais voulu suivre, percevant l’école de médecine comme un tremplin vers une carrière à l’étranger. La chaîne d’approvisionnement des médicaments constitue un autre problème. Un après-midi, j’ai visité la plaque tournante de l’industrie pharmaceutique du pays, qui pèse 495 millions de dollars : le marché de Mingalar, à Yangon. Ce marché se situe au dernier étage d’un centre commercial délabré. Après m’être taillé un chemin à travers un bazar à tissus bondé et avoir franchi plusieurs escalators en panne, j’ai vu un vaste réseau d’étals, pleins à craquer, proposant tous des médicaments en gros. La plupart des boîtes étant blanches, il était difficile d’identifier l’utilisation d’un produit en particulier, et encore plus difficile de savoir si ces produits avaient été importés légalement ou non. Toe Oo, un vendeur, m’a dit que jusque récemment seulement un tiers des médicaments qu’il vendait était enregistré. La situation a commencé à changer lorsque l’agence du Myanmar en charge des produits alimentaires et des médicaments a durci ses politiques, même s’il précise que les médicaments non enregistrés sont encore répandus et représenteraient la moitié des offres du marché.
Pendant ce temps, quelques hôpitaux privés sont apparus ces dernières années à Yangon afin de servir la classe moyenne urbaine du Myanmar. Toutefois, la qualité des soins dans le secteur privé est très variable, indique Naithy Cyriac de Solidiance, une société de conseils basée à Singapour qui étudie l’industrie pharmaceutique du Myanmar. Ceux qui ont les moyens de se rendre à l’étranger pour recevoir des soins le font. Selon des données de Solidiance, des patients originaires du Myanmar ont dépensé, en 2012, 150 millions de dollars en soins de santé en Thaïlande, en Malaisie et à Singapour. Depuis 2013, plusieurs grands hôpitaux de Singapour, de Bangkok et d’Inde ont ouvert des bureaux de représentation à Yangon dans un effort visant à atteindre un marché croissant. « Les riches vont à l’étranger parce qu’ils n’ont pas confiance dans le système national », déclare Naithy Cyriac.
Sauver des vies
Dans l’arrière-pays, où la situation est instable, le gouvernement combat depuis des décennies des groupes d’insurgés ethniques armés. Là aussi, le manque de confiance est un problème majeur. Certains considèrent les décisions en matière de financement de la santé comme un moteur d’inégalités. Eh Kalu est directeur du département pour la santé et le bien-être de l’Union nationale karen (KNU), un fournisseur principal de soins de santé dans l’est du Myanmar. Il explique que le département a souffert financièrement de la transition politique du Myanmar : les donateurs internationaux ont réduit leur financement pour le département afin de contribuer à des projets contrôlés par le gouvernement – des fonds auxquels la KNU n’a pas toujours accès.
« Les ONG et les donateurs internationaux doivent soutenir les deux secteurs », m’explique-t-il, au moins jusqu’à ce que le dialogue politique et les négociations de paix commencent sérieusement. En attendant, il supervise 1 500 professionnels de la santé qui s’occupent d’environ 200 000 personnes. Le manque de formation et de renforcement des capacités constitue un problème permanent, précise-t-il, alors qu’il lutte pour payer les salaires des médecins et du personnel de santé communautaire. D’autres pensent que la santé est utilisée comme une arme. Matthew Smith du groupe de défense Fortify Rights, par exemple, affirme que le gouvernement empêche les travailleurs humanitaires internationaux d’atteindre certaines régions qui sont hors de son contrôle – une « tactique de guerre » utilisée contre les groupes ethniques armés. Si un groupe de population déplacé a un besoin particulier, le gouvernement comprend que ces personnes vont se tourner vers des ressources provenant d’armées non officielles. « Vous pouvez imaginer les conséquences sur le terrain », déclare-t-il. « Les liens entre conflit et financement des soins de santé ne sont pas aussi évidents », explique Tom Kramer, un consultant politique qui a travaillé sur plusieurs projets des Nations unies au Myanmar. Les groupes ethniques ont raison en ce qui concerne les dangers de réduire trop rapidement leur budget en matière d’aide. Toutefois, à long terme, il est normal que le gouvernement assure un rôle plus important en matière de prestation de soins de santé dans des régions frontalières instables, en particulier si des accords de cessez-le-feu sont signés avec des groupes rebelles comme l’Union nationale karen. Le défi consiste à identifier le moyen d’intégrer, sans heurts, les systèmes de santé des régions autonomes à celui du gouvernement. Si les responsables de la santé précipitent la convergence entre le gouvernement et ses anciens ennemis, « cela peut également engendrer des problèmes pour le processus de paix », précise Tom Kramer. Des porte-paroles de deux organisations caritatives opérant dans des États rebelles du Myanmar n’ont pas souhaité faire de commentaires lorsque je les ai contactés par téléphone : la question des soins de santé est tellement politisée qu’ils ne peuvent s’exprimer publiquement sur leur travail.
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En théorie, la paix a fait son retour à Sittwe, ville de l’ouest du Myanmar qui avait été détruite par les affrontements et les incendies volontaires en 2012. Mais, selon un rapport du International Crisis Group datant de 2014, le climat politique reste tendu. En outre, la persistance de tensions ethniques représente une menace non négligeable pour la réputation du gouvernement et la réussite de son processus de réforme politique. Lorsque j’ai visité Sittwe cet hiver, je n’ai été témoin d’aucune violence et le centre-ville me semblait sûr. Mais des traces de violence et de tensions étaient présentes partout. Sur la route qui relie l’aéroport au centre-ville, par exemple, j’ai vu une mosquée turquoise qui avait été brûlée en 2012 et dont il ne restait plus que des murs et des arcs en morceaux. Sur la route qui relie la ville à des camps de réfugiés, j’ai passé un poste de contrôle militaire entouré de fil barbelé.
Convaincus par une infirmière rohingya, les parents ont cédé et le garçon a survécu.
Quelques kilomètres plus loin, au camp de Thet Kal Pyin, la vie dans la rue est similaire à celle de nombreux villages du sud-est de l’Asie. Des enfants jouent au football sur de l’herbe sèche, tandis que des femmes préparent à manger ou lavent la vaisselle. Quelques personnes vendent des produits devant chez elles. D’autres sont simplement assis et discutent. Pourtant, lorsque je discute avec les habitants du camp, ils sont amers. Bon nombre d’entre eux regrettent la perte de leurs maisons ou de leurs entreprises, et veulent désespérément retourner à leur vie d’avant. « Beaucoup ici n’ont pas d’emploi », déclare Faizul Anwar, un professeur au chômage, en passant devant des enfants en train de jouer. « Je pleure à l’intérieur, mais je ne veux pas que les enfants le voient. » Les habitants de Thet Kal Pyin ont peur de voyager jusque Sittwe, car ils craignent pour leur sécurité. Certains m’ont dit qu’ils pensaient être arrêtés s’ils tentaient d’entrer dans la ville en passant ces points de contrôle encerclés de fil barbelé. Même en cas d’urgence ? Peut-être pas, concèdent-ils, mais il n’empêche qu’ils ne font pas confiance à un médecin rakhine ou même birman pour être traités avec respect. L’un d’eux soupçonne même qu’un médecin rakhine pourrait le tuer sur la table d’opération. De retour à Sittwe, je mentionne les inquiétudes des Rohingyas à Daw Tin Win, qui travaille pour la Health Assistant Association au Myanmar, une organisation professionnelle à but non lucratif. Elle a travaillé dans six des 14 camps situés à l’extérieur de la ville. Elle comprend la crainte de certains Rohingyas d’être mal traités, mais affirme que celle-ci est infondée. Le principal problème dans certains camps est que la peur de recevoir des soins à l’hôpital général de Sittwe empêche de nombreux Rohingyas de s’y rendre, même en cas d’urgence médicale, ajoute-t-elle.
Par exemple, un garçon rohingya a été mordu par ce qui ressemblait à un chien enragé. Daw Tin Win a exhorté ses parents à l’emmener à l’hôpital général de Sittwe. C’était sans espoir, se rappelle-t-elle, il était hors de question pour eux d’aller dans un tel endroit parce qu’ils ne faisaient pas confiance aux gens là-bas, ont-ils dit. Elle les a incités une nouvelle fois, sans succès. En fin de compte, et seulement après avoir été convaincus par une infirmière rohingya, les parents ont cédé et le garçon a survécu. « Nous ne discriminons pas. Notre principal objectif est de sauver des vies », conclut Saw Tin Win.
Traduit de l’anglais par Vincente Morlet d’après l’article « Fear and loathing in Thet Kal Pyin: Myanmar’s healthcare crisis », paru dans Mosaic. Couverture : Des réfugiés rohingyas au Myanmar (EU/ECHO/Pierre Prakash).