Tout bien considéré, le Koryo Hotel s’en sort plutôt bien sur TripAdvisor. La connexion internet ne marche jamais – et quand je dis jamais, c’est un euphémisme. Les serviettes de bain sont « fines », les draps sont en papier de soie et le lait en poudre. Si vous prenez une douche, faites attention à « l’énorme cafard mutant croisé avec un serpent ». Quant à la piscine, il faut payer pour y avoir accès.

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Le Koryo Hotel

Pourtant, le Koryo Hotel – deux tours d’un beige plutôt fade reliées par un pont à ciel ouvert – est l’hôtel de Pyongyang (Corée du Nord) le mieux noté sur TripAdvisor. Malgré tous ses défauts, ses quelque 90 avis lui attribuent trois bulles et demies sur cinq sur l’échelle TripAdvisor (à ne pas confondre avec le système d’étoiles qui détermine la qualité des hôtels et des restaurants). Ce n’est pas vraiment surprenant. Les gens y viennent en s’attendant au pire, et leurs attentes sont si piteusement basses qu’avoir de l’eau chaude devient tout de suite un luxe. Les voyageurs ne manquent pas de préciser que les bizarreries de cet hôtel – comme l’interdiction d’en sortir sans escorte – sont indépendantes de la volonté du gérant. Pour toute doléance, adressez-vous au Leader Suprême. Ce n’est peut-être pas le Ritz-Carlton, mais n’oubliez pas que vous séjournez dans la vitrine de la capitale du régime le plus répressif du monde. Ou comme le conseille sagement un internaute, « détendez-vous, prenez une bière, mangez quelques Oreo périmés de la boutique de souvenirs et sympathisez avec les autres touristes ».

La foule

Des gens qui notent très sérieusement un hôtel qu’ils n’ont pas choisi eux-mêmes (le gouvernement impose les hébergements aux tours opérateurs), où les gérants n’ont que faire de vos problèmes et qui se trouve dans un pays où l’Internet grand public relève de la fiction : voilà bien le miracle de TripAdvisor. En un peu plus de dix ans d’existence, le site a changé notre manière de voyager. Les avis sont révélateurs d’un besoin urgent de partager son expérience. Les voyageurs sont intimement convaincus – même s’ils ne sont qu’un grain de sable parmi les 13 786 avis du Bellagio de Las Vegas – que leur contribution améliorera l’expérience des autres. Quelle que soit votre destination, votre recherche vous conduira inéluctablement sur TripAdvisor. L’entreprise, dont la devise est « De vrais avis sur lesquels vous pouvez compter », est devenue –avec plus de 200 millions d’utilisateurs – un géant de l’industrie du tourisme, capable de transformer des boui-bouis obscurs en hôtels incontournables, de faire venir des milliers de touristes dans des endroits méconnus grâce au bouche à oreille numérique, et même de réécrire les standards d’hospitalité de nations entières. Pour les voyageurs, l’impact de TripAdvisor a été considérable. Au départ, ce n’était qu’un simple moteur de recherche ; aujourd’hui, c’est un cyborg qui ne fait pas de quartier aux rideaux de douche moisis. À vous de trouver votre chemin dans ce dédale, car sur TripAdvisor, l’hôtel parfait semble toujours n’être qu’à un clic de distance. Mais malgré la toute puissance du service, il soulève néanmoins plusieurs questions essentielles : à quels avis peut-on se fier ? À qui peut-on faire confiance ? « L’avenir appartient aux foules », a écrit Don DeLillo. En sommes-nous arrivés là ?

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Il y a de cela plusieurs années, alors qu’Internet n’était qu’un ersatz de panneau d’affichage présent dans une poignée de foyers, je suis allé parcourir le Mexique avec pour tout compagnons un de mes amis et mon sac à dos. À cette époque, tout le monde possédait son guide du routard, c’était tout ce qu’on connaissait. Les recommandations qui y étaient faites étaient plutôt bonnes, mais elles étaient basées sur les investigations de quelques personnes. Qui sait s’ils avaient vraiment vu cette chambre ? S’étaient-ils juste contentés de jeter un coup d’œil à l’accueil ? Qu’entendaient-ils par « propre » ? Lors de notre première nuit à Mexico, on entendait de petites bêtes dans les murs – chose que le guide s’était bien gardé de mentionner. Après avoir demandé aux personnes autour de nous, nous avons fini par atterrir dans un hôtel bon marché. C’est comme ça que les choses marchaient : nous étions dans un environnement où l’on ne pouvait glaner que peu d’informations. Les gringos des vignes nous ont donné quelques tuyaux. On ne savait jamais vraiment sur quoi on allait tomber, mais n’est-ce pas pour cela qu’on voyage ?

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Hotel PortAventura

Barbara Messing, responsable du marketing chez TripAdvisor, se rappelle bien de cette époque : « Il y avait cette communauté de voyageurs, en Afrique de l’Est ou en Amérique du Sud. Ils faisaient le tour des hôtels pour le compte de Lonely Planet ; ils citaient les meilleurs établissements, ceux qui avaient fermés ou qui proposaient de bons petit-déjeuners », me dit-elle par téléphone depuis le QG du site, installé près de Boston. « Toute cette communauté offline a été importée sur TripAdvisor. » C’est peu de le dire. Aujourd’hui, le site répertorie des avis sur des hôtels, des restaurants et des attractions dans plus de 45 pays. Les contributeurs (tous bénévoles), ajoutent des avis à raison de 115 par minutes. Près de 890 000 hôtels sont référencés sur le site, et TripAdvisor se vante de posséder la plus grande collection de photos de visiteurs du monde (les seules photos de siphons de douche suffiraient à remplir un musée). Parmi sa myriade de forums, la plus banale des recherches (par exemple, « Est-ce que les chambres de cet établissement sont équipées de prises 110 volts ? ») entraîne un torrent de réponses dans un délai souvent inférieur à 24 heures. Même si le site ressemble parfois à un espace propice aux plaintes, Messing souligne qu’ « en général, les contributeurs sont plutôt joviaux ». Mais cela n’est valable que pour les hôtels dont la note est supérieure à quatre bulles sur cinq. Les gens utilisent le site pour organiser leur voyage, continue-t-elle, les avis sont plutôt là pour « remercier la communauté de les avoir aiguillés dans le bon sens ». En clair, ces avis notent TripAdvisor. De nos jours, il est presque impossible de se rendre dans un restaurant de bord de mer sans apercevoir le hibou TripAdvisor en vitrine, ou bien de faire une balade à vélo sans qu’on vous implore, via email, de laisser un commentaire sur vos impressions.
 « Le site n’a pas changé notre façon de voyager comme les jets ont pu le faire », déclare Henry Hartveldt, analyste au sein du Atmosphere Research Group. « Ce qui a changé, c’est la satisfaction qu’on retire de tel ou tel voyage et la possibilité de mieux comprendre les différentes destinations. »

Ces commentaires ont une influence considérable.

En matière de tourisme, poursuit Harteveldt, « les informations deviennent vite statiques et dépassées. Avec TripAdvisor, vous savez si un hôtel qui autrefois était flambant neuf l’est toujours… ou s’il est défraîchi. » Au-delà de cela, dit-il, le site a surtout « donné aux consommateurs le pouvoir de rendre les hôtels et autres commerces beaucoup plus transparents ». Bien sûr, les clients ont toujours eu la possibilité de se plaindre auprès de la réception ou de remplir une enquête de satisfaction laissée sur la table de nuit, mais ces informations n’allaient auparavant jamais plus loin que le comptoir du réceptionniste. Jacob Tomsky, auteur de Heads in Beds et ancien employé d’un hôtel, raconte qu’ils jetaient « discrètement ces enquêtes de satisfaction à la poubelle » – ses collègues et lui les balançaient dans ce qu’ils appelaient le « Dossier P ». Aujourd’hui, la plus petite observation – l’extase d’avoir une douche à l’italienne, la déception vis-à-vis des toasts servis par le room service – est lue par le monde entier.

L’influence

Mont McKinley, Alaska

(5 bulles) « Excellente montagne. Superbe et majestueuse »

« J’ai adoré cette beauté naturelle, les glaciers, les chaînes de montagne et toute cette neige. Rien à redire, sauf si vous n’aimez pas la neige et les belles choses. »

(3 bulles) « Denali Park, grosse déception. »

«  Je m’attendais à voir des animaux partout… Même pas en rêve. Quand vous les voyez, c’est avec une paire de jumelles… Vous verrez plus d’animaux assis devant votre télé qu’à Denali Park. »

Ces commentaires ont une influence considérable. Une étude menée par le Cornell University’s Center for Hospitality Research a démontré que chaque fois qu’un hôtel gagnait un point de popularité sur le net, son « RPCL » (Recettes par chambre libre) augmentait de 1,4 %. Et lorsqu’un hôtel gagne un point sur une échelle de 0 à 5, il peut augmenter ses prix de 11 % sans que les réservations en pâtissent. Voilà une aubaine pour les petits hôtels indépendants qui pratiquent des tarifs moins onéreux. « Il y a vingt ans, les chaînes étaient synonymes de qualité », explique Bjorn Hanson, professeur au Tisch Center for Hospitality and Tourism de l’université de New York. « Si je choisissais une chaîne d’hôtel, je savais à quoi m’attendre. » Cette confiance que nous accordions à la qualité a été supplantée par TripAdvisor.

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Le parc national de Denali

Il y a non seulement des différences de qualité au sein de la même chaîne d’hôtellerie, mais cet hôtel insolite qui n’apparaissait que dans un seul guide de voyage se retrouve tout d’un coup sur le devant de la scène. Hansen explique que grâce à TripAdvisor, un établissement discret comme le Magic Castle Hotel de Los Angeles – classé numéro un – « peut générer un taux d’occupation qui, du point de vue d’un analyste aguerri, est assez exceptionnel ». Selon les scientifiques, les réseaux sociaux se sont emparés du tourisme autour de 2010. Toujours selon l’étude du Cornell University’s Center for Hospitality Research, c’est bien cette année-là que « les avis mentionnant l’expérience consommateur » ont commencé à devenir un critère de sélection. Pour les propriétaires d’hôtels, cela voulait dire que la renommée de la chaîne et les belles photos de chambres ne suffisaient plus. Selon Barbara Messing, les services sont devenus d’une importance capitale. « C’est pour cela que les hôtels les mieux notés ne sont pas forcément ceux auxquels vous pensez. » Le système d’évaluation de TripAdvisor, ajoute-t-elle, fonctionne comme un indice de valeur : « Quel est mon taux de satisfaction par rapport au prix que j’ai payé ? » L’entreprise garde jalousement son algorithme, mais tout est fait pour qu’il mette en avant toujours plus d’avis récents et de qualité. Si les classements n’étaient basés que sur le nombre d’avis, « ce serait une course à la popularité et à qui aura le plus grand hôtel ; et seuls les plus grands hôtels gagneraient ». L’impact de cet « effet TripAdvisor » peut être considérable. Lorsqu’un groupe de chercheurs de l’université de Dublin a étudié les avis des hôtels de Los Angeles (rédigés entre 2007 et 2009) et qu’ils ont comparé leurs résultats avec le marché irlandais (pays où TripAdvisor était un « phénomène récent »), ils ont observé que lorsque les notes de Las Vegas restaient plus ou moins constantes pendant cette période, celles de l’Irlande sont passées de 3,6 bulles à 3,8 bulles. Leur avantage ? Lorsque les gérants irlandais s’empressaient de répondre sur ce nouveau site qu’était TripAdvisor, les hôtels se sont tout de suite mieux portés. Dans le même temps, les réponses aux avis des clients ont plus que triplé durant cette étude. Adam Medros, à la tête du pôle de la productivité mondiale de TripAdvisor, m’a confié que les propriétaires d’hôtels commençaient à voir le site comme une plateforme marketing :« Ils acceptent tous les avis, même les négatifs. » Une récente étude menée par TripAdvisor a démontré que les propriétaires qui répondaient régulièrement aux commentaires de leurs clients ont 20 % de chance en plus de recevoir des demandes de réservations. « S’excuser est très important », souligne Medros, « mais il ne suffit pas de dire : “Désolé(e) que vous n’ayez pas aimé la moquette.” » Il faudrait préférer la réponse suivante : « Voici ce que nous vous proposons pour palier à ce désagrément. »

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Hôtel Marinca

Selon Hanson, les avis TripAdvisor factorisent les dépenses d’investissement, c’est-à-dire les décisions prises par l’établissement. « Le gérant peut aller voir le propriétaire et lui dire : “Regardez les commentaires qu’on reçoit à propos du mobilier ou du parking par rapport à nos concurrents.” Au lieu de dire : “Je pense qu’on devrait faire quelque chose”, on entend à présent :  “Les avis font baisser les réservation et le taux d’occupation.” » TripAdvisor « fait plus qu’aiguiller les consommateurs », ajoute Hanson. « Le site influence les propriétaires et les chaînes d’hôtellerie. Même les loueurs se demandent s’ils ne mettent leur capital en péril à cause de la mauvaise réputation de cet hôtel. »

L’exception Internet

Voici donc un remarquable renversement de situation pour ce site qui, lors de sa création en 2000, considérait les avis des clients comme secondaires. TripAdvisor a été conçu comme un moteur de recherche qui emmagasine des informations relatives au voyage. Son co-fondateur, Stephen Kaufer, informaticien diplômé d’Harvard, PDG et président du site depuis sa création, a autrefois formé des employés pour qu’ils postent des liens d’articles liés au tourisme sur le site, qui laissait également la place aux commentaires des utilisateurs. TripAdvisor s’est rapidement aperçu que ces avis de consommateurs attiraient de nombreux internautes. L’Harvard Business Review a décrit ce phénomène en 2012 : « Ils se sont adaptés pour ne s’intéresser qu’aux avis des consommateurs. Ces avis authentiques et récents sont disponibles 24 h/24 et n’ont pas coûté un centime à l’entreprise. »

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Stephen Kaufer, co-fondateur de TripAdvisor

Barry Diller, PDG de l’Intern Active Corp, une société spécialisée dans les médias, a racheté TripAdvisor en 2004 pour la modique somme de 212 millions de dollars, plaçant le site sous la coupe d’Expedia. Les années suivantes, cette start-up au chiffre d’affaire de 23 millions de dollars s’est transformée en une multinationale brassant des milliards de dollars. En 2011, TripAdvisor est redevenu indépendant. Ces dernières années, Kaufer a effectué plusieurs acquisitions discrètes mais non moins agressives. Dans ses filets : la plateforme de réservation en ligne Viator, l’application LaFourchette, SeatGuru (qui propose de vous aider à choisir les meilleurs places à bord d’un avion), et enfin le site VacationHomeRentals.com. L’année dernière, TripAdvisor a étendu sa gamme de produits avec des guides de voyages que vous pouvez consulter hors-ligne sur votre smartphone, ainsi qu’un onglet vous permettant de réserver une course Uber afin de vous rendre dans le restaurant que vous consultiez. Le but du site : être un concierge numérique disponible à tout moment. Alors que les grosses plateformes de réservations comme Expedia et Booking.com offrent aussi la possibilité aux utilisateurs de laisser des commentaires, aucune d’entre elles ne peut prétendre à la suprématie de TripAdvisor. Selon Hanson, « si on était dans le domaine de la vente, ce serait de vrais “category killers” ». Les avis des consommateurs se renouvellent perpétuellement et génèrent toujours plus de profit. Les internautes se rendent sur le site pour des avis rédigés par des voyageurs ; ils réservent un hôtel en fonction de ces avis (le site touche une commission au passage), puis écrivent à leur tour des avis, etc. Jeff Bussgang, pigiste au magazine Inc., s’est penché sur les 98 % de marge brute de TripAdvisor : « Pour chaque dollar touché, l’entreprise peut en percevoir jusqu’à la moitié. Je ne suis pas certain que la mafia puisse faire mieux. » Il n’est donc pas surprenant que TripAdvisor soit en pleine expansion de son siège, situé à la périphérie de Boston. L’année dernière, Kaufer s’est même octroyé une augmentation de 510 %, soit un revenu de 39 millions de dollars, le plaçant ainsi en quatrième position des PDG les plus riches du pays. J’ai demandé à rencontrer Kaufer et à visiter le siège de l’entreprise, mais aucune de mes requêtes n’a abouti – plutôt ironique pour une entreprise qui promet une transparence et une démocratisation totales…

Zone panoramique nationale des gorges de la rivière Columbia, Oregon

(5 bulles) « Beauté à perte de vue ! » « J’ai vécu et voyagé dans le monde entier, mais j’ai rarement vu des paysages aussi beaux que ceux des gorges Columbia. »

(2 bulles) « Je n’ai pas compris l’intérêt de l’endroit »

« Autre chose que je n’ai pas compris : c’est juste une rivière. C’est pas le Mississippi – qui est un fleuve époustouflant –, et c’est pas non plus la rivière Chicago – qui remonte le courant et serpente entre de magnifiques gratte-ciel. »

Bien entendu, quand vous devenez virtuellement l’intermédiaire de la quasi totalité des hôtels de la planète, il y a forcément des complications. TripAdvisor a été attaqué en justice à plusieurs reprises au sujet de la véracité des avis publiés.

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Gorges de la rivière Columbia

Lorsqu’un hôtel du Tennessee est arrivé en haut de la liste des hôtels les plus sales en 2011, le propriétaire a poursuivi TripAdvisor pour diffamation et a réclamé 10 millions de dollars de dommages et intérêts. Christopher Bavitz, directeur de la Harvard Law School’s Cyberlaw Clinic, a publié un communiqué de soutien à TripAdvisor. Selon lui, la loi fédérale « dit essentiellement qu’un site web ne peut être considéré comme un éditeur ou un locuteur ». Dans ce cas, on parle de « l’exception internet », qui remonte aux prémices du monde virtuel. Bavitz poursuit avec l’exemple suivant : « Si CompuServe devait être tenu pour responsable pour toutes les imbécillités que les utilisateurs mettent dans leurs messages, ce serait le début la fin. » À l’issue du procès, la Cour a jugé que qualifier cet hôtel de plus sale du pays n’était pas de la diffamation ; en effet, les consommateurs comprenaient que ce classement n’était pas à prendre au pied de la lettre. De même, personne ne peut être poursuivi en justice à cause de la rédaction d’un avis sur TripAdvisor. De récents événements tendent à voir ce genre de procès disparaître : en décembre, le Ashley Inn, un hôtel de Lincoln City, dans l’Oregon, a abandonné les charges contre un utilisateur anonyme (« 12Kelly ») qui avait écrit que les chambres de l’hôtels étaient « immondes ». Pour le juge, l’utilisateur était protégé par des lois spécifiques aux médias. Les autorités européennes, elles, ne l’entendent pas de cette oreille. En 2012, l’Advertising Standards Authority de Grande-Bretagne a décrété que TripAdvisor ne pouvait employer la formule « des avis sur lesquels vous pouvez compter », car le site ne pouvait pas prouver que ces avis étaient authentiques ou qu’ils avaient été rédigés par de vrais clients. D’après le New York Times, des inspecteurs italiens ont condamné l’entreprise à une amende de plus de 600 000 dollars en décembre dernier. La raison ? « Le manque d’investissement pour empêcher les faux avis. »

En effet, les avis frauduleux sont le premier souci chez TripAdvisor. L’entreprise a lancé un avertissement aux hôtels qui ont essayé de se jouer du système en écrivant des avis positifs à leur propre égard. Dorénavant, chaque avis déposé via un ordinateur, mobile ou tablette passe par un système qui analyse sa provenance ainsi que la date et l’heure à laquelle il a été écrit. Des outils automatiques conçus pour réagir aux « signaux algorithmiques » d’une activité douteuse sont renforcés par une équipe de 250 personnes chargées du contrôle du contenu du site. Cette équipe, dirigée par Medros, est composée de membres ayant travaillé au service de détection des fraudes de la police et dans le renseignement. (TripAdvisor a refusé que je m’entretienne avec eux.) Si l’équipe repère une activité frauduleuse, l’hôtel en question récolte la sanction ultime de TripAdvisor : un macaron rouge qui signale aux internautes de ne pas se fier aux informations de la page. L’une des meilleures défenses reste le crowdsourcing. Pour Medros, TripAdvisor crée une sorte d’équilibre auto-suffisant : il faudrait écrire des centaines de mauvais commentaires pour renverser les bulles des 13 000 avis du Bellagio. Même si c’était possible, continue Medros, cela attirerait encore plus de monde sur le site, et tout recommencerait. « Même si vous pouvez battre le système, c’est comme le mythe de Sisyphe : la pierre retombera toujours en bas de la colline. » Medros insiste sur le fait que les utilisateurs arrivent toujours à faire la part des choses malgré un océan d’avis positifs et négatifs, ce qui nous amène à un autre problème de grande ampleur, bien plus grand que les faux commentaires : l’offre pléthorique d’avis.

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Le Bellagio

Le voyage parfait

Tout a commencé par un simple message – « Préparez et réservez le voyage parfait » – et une barre de recherche. Ce jour-là, le fond d’écran du site me présentait une station balnéaire grecque qui me faisait de l’œil. J’étais à quelques clics du paradis. Il y a quelques mois, je cherchais une escapade hivernale agréable pour ma famille. Ma femme et moi voulions nous faire plaisir (comprenez : pas de Disney World) ainsi qu’à notre fille (n’importe quel endroit avec une piscine ou l’océan aurait fait l’affaire). J’ai donc décidé de tout organiser sur TripAdvisor. Nous avons atterri à Tulum, au Mexique. Autrefois avant-poste ultra-bohème éclipsé par Cancùn, l’endroit s’est transformé en une sorte de Brooklyn South bourgeois grâce à la proximité de la plage et à sa mixité culturelle (comprenez : des hipsters, des pistes cyclables, du yoga et de la bouffe bio). Mais avec ses nombreux sites archéologiques, ses criques d’eau douce fantomatiques (les cenotes) et le Sian Ka’an, une réserve naturelle qui s’étend au sud, Tulum me paraissait être une super aventure.

Les voyageurs ont tendance à présenter les choses du bon côté.

Durant l’organisation de mon voyage, j’ai compris que plus vous laissiez faire TripAdvisor, plus vous vous laissiez entraîné dans sa vision du monde. J’ai commencé à voir Tulum comme un vaste « Gringoland » où se mêlent projections de désirs, envies exubérantes et où l’on s’inquiète d’une descente surprise des federales et de la brigade des stups. Tulum était devenue une galaxie de concierges mal aimables et de finitions bricolées. Je me suis demandé comment deux personnes pouvaient avoir des avis si différents alors qu’en théorie, ils avaient partagé la même expérience. Comment un endroit peut-il être à la fois un « paradis sur terre » et une « expérience si horrible que personne ne devrait avoir à la vivre » ? Le langage des avis a commencé à m’atteindre. J’ai fermé les yeux, mais je continuais à voir des phrases comme « c’était bien au-delà de mes espérances !!! » imprimées sur mes paupières. Dans l’une de mes visions générées par la lecture de tout ce feedback, j’ai transformé ces avis en haïkus : Les ruines de Tulum Sont si ennuyeuses et si chaudes Où est cette foutue plage ? Alors que je pensais avoir trouvé un hôtel, après lecture de dizaines de commentaires, mes yeux se sont posés sur cet avis : le cafard du bar à salade. Les économistes comportementaux appellent cela le « problème Volvo ». Dans une étude, un acheteur potentiel vient s’offrir une voiture ; après la lecture de sources fiables faisant l’éloge de la fiabilité de la voiture (comme des commentaires clients), son voisin lui explique que la sienne est constamment au garage. Soudain, toute cette rationalité, toutes ces informations distantes sont balayées par un récit bien plus puissant : celui d’une personne proche. Les avis de TripAdvisor ne sont rien de moins que des récits débordants de détails allant bien plus loin que le nombre de fils d’un drap ou la taille de la douche : ils dressent une véritable liste de tout ce que les voyageurs ont fait lors de leur dernier voyage. On sait donc qu’un couple célébrait son seizième anniversaire de mariage ou qu’un internaute « veille parfois tard pour jouer de la guitare ». ulyces-tripadvisor-08-1 Barbara Messing souligne que les voyageurs ont tendance à présenter les choses du bon côté. Camilla Vásquez, professeure de linguistique appliquée à l’université de South Florida et auteure de The Discourse of Online Consumer Reviews a analysé en détail un ensemble de commentaires laissés sur TripAdvisor. Elle remarque que, dans la catégorie « avis négatifs », il y avait souvent un « effort de mentionner quelques aspects positifs de l’hôtel ». Même dans les avis les plus cinglants ayant collectés 1 bulle, 30 % des avis étudiés comportaient « un point plus ou moins positif ». Vásquez explique que « nous connaissons tous ce genre de personnes, qui se plaindront quoi qu’il arrive, et les internautes font leur maximum pour ne pas leur ressembler ».

Piste cyclable Slickrock, Moab, Utah

(3 bulles) « Réservé aux cyclistes chevronnés »

« Le décor est superbe et on pourrait même dire que la piste est sympa, mais c’est super dur, surtout quand il fait 35 degrés. »

(3 bulles) « Pour les débutants »

« Nous étions frustrés par le manque de relief de la piste. On dirait qu’elle a été faite pour vous ralentir et pour que tous les touristes/débutants ne finissent pas à l’hosto. »

Alors que je me renseignais sur Tulum, ma recherche est devenue un jeu : j’analysais les voyageurs (sont-ils comme moi ?) et j’essayais de décoder les commentaires les plus obscurs (« J’ai trouvé que le propriétaire avait une attitude très française »). Philippe Brown, membre du luxueux tour operator Bown & Hudson, précise que TripAdvisor ne signe pas la fin des agents de voyage, comme beaucoup l’avaient prédit. « Il y a trop d’informations et de paramètres cachés ; les avis des internautes changent selon leur zone géographique ». Sur TripAdvisor, poursuit Brown, « vous avez sans doute déjà lu qu’un hôtel est très sale selon des touristes italiens, alors que des touristes anglais l’ont adoré ». Il y a « beaucoup d’informations, mais très peu de perspicacité ». TripAdvisor prétend faire son possible pour résoudre les soucis de trop plein d’informations : au lieu de vous proposer 12 000 avis sur le Bellagio, peuvent-ils, en deux pages, vous proposer seulement les avis qui sont susceptibles de vous intéresser ? Je me suis adressé à Medros et ce dernier m’a expliqué que l’entreprise travaillait non-stop sur un algorithme capable de vous proposer des résultats personnalisés. « Certains de ces commentaires sont basés sur vos anciennes recherches. Nous avons eu le cas d’une personne qui avait écrit des tonnes d’avis sur la chaîne Best Western. Si cette personne recherche une nouvelle destination et que les premiers résultats ne comportent pas de Best Western, voilà ce qu’il nous faut améliorer. »

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L’hôtel Be Tulum

Medros envisage une sorte de génome qui fonctionnerait comme la boîte de Pandore : si vous aimez l’hôtel X, alors vous aimerez l’hôtel Y. Bien sûr, cela ne fonctionne que si la logique est bonne. Aux prémices de ma recherche, avant d’avoir sélectionné une quelconque destination, j’ai regardé la fiche d’un établissement – « n°33 sur 48 hôtels à Managua ». On m’a dit que j’avais atterri là car j’avais « recherché des hôtels similaires à Captiva Island ». Sérieusement ? Quelle est la ressemblance entre des hôtels de luxe du golfe du Mexique et un hôtel basique d’une ville américaine ? TripAdvisor s’est aussi invité sur Facebook. Les commentaires de vos amis, et ceux des amis de vos amis, apparaissent en premier (si vous avez donné votre permission). Je trouve cela utile, jusqu’à un certain point. Mon compte TripAdvisor était lié au compte Facebook de ma femme et nous recevions souvent des notifications disant qu’un « ami » avait séjourné dans tel hôtel. L’ennui, c’est qu’on ne le connaissait pas, et qu’on ne savait pas si l’on pouvait faire confiance à ce « Bob de Saskatoon ». Pour Medros, c’est « un point de départ ». « Même si mes amis sont des abrutis », dit-il, « je veux quand même savoir ce qu’ils en ont pensé. »

La communauté

Alors que je descendais la piste poussiéreuse de la mangrove en direction du Jashita Hotel de Soliman Bay, au Mexique, je suis passé à la hauteur d’un homme qui circulait à pied. Un peu plus tard, à la réception, j’ai appris qu’il s’agissait du co-propriétaire des lieux, l’élégant Tommaso Marchiorello. Pendant notre conversation, un commentaire TripAdvisor m’est revenu en tête : « Beaucoup de sourires… mais il aime la confrontation. » Ce n’est pas l’impression que j’ai eue, mais cela a soulevé une question : quelles sont les chances pour que quelqu’un vive la même expérience que moi ?

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Vue de l’hôtel Jashita

En vérité, elles sont plutôt élevées, du moins si l’on se base sur des faits précis. Lors de notre deuxième nuit, ma fille de cinq ans, se préparant à aller dormir, a vu un lézard au plafond. Bien sûr, il a été de mon devoir de disposer de cette pauvre créature. Afin de faire remonter l’information, j’ai appelé la réception. Je me suis alors souvenu d’un commentaire sur TripAdvisor : « Pas de téléphone dans les chambres ! » Je me suis rendu compte que j’étais en train de vivre la même expérience qu’un autre voyageur. Puis je me suis aperçu que cette absence de téléphone dans les chambres me plaisait (sans parler de l’absence de télé). Et ce lézard ? Il a échappé à ma colère. Ma fille, qui l’a baptisé « Lizzie », a fait la paix avec lui. La subjectivité d’un voyage, comme la vie, se tient sur le fil du rasoir : j’aurais très bien pu dénigrer cette chambre pleine de bestioles et mal équipée, ou bien m’extasier sur son aspect zen et sa proximité avec la nature. En réalité, TripAdvisor participe tellement au succès d’un hôtel que lorsque le Jashita – qui autrefois était l’hôtel numéro de Tulum – a été ajouté à une nouvelle catégorie de Soliman Bay, situé à environ 10 km au nord, le business de Marchiorello a chuté. « Du jour au lendemain, boom !, le nombres de réservations et d’emails a chuté », raconte-t-il. Il a alors commencé à travailler avec des agences comme iEscape pour promouvoir l’hôtel. Même si les réservations sont revenues – lors de ma visite, le Jashita était présenté comme deuxième meilleure destination de la Costa Maya –, il m’a fait remarquer qu’il ne retrouverait jamais le taux de réservation qu’il avait perdu depuis qu’il n’était plus le numéro 1 de Tulum. Quelques jours plus tard, nous avons troqué notre piscine privée pour un hôtel plus abordable, le Don Diego de la Selva, à Tulum. Comme le Jashita, il s’agissait d’un hôtel recommandé par les internautes. Charles Galligani, qui a quitté Paris pour Tulum il y a de cela dix ans, a ouvert le Don Diego au moment où TripAdvisor prenait de l’ampleur. « On a suivi la révolution », m’explique-t-il. Pour lui, les avis sont la preuve que les goûts changent sans cesse et ils l’aident à améliorer ses équipements. « Les lits sont un peu trop fermes pour les Américains alors que pour les Européens, ils ne le sont pas assez » – il a depuis ajouté quelques lits plus souples. « Les Sud-Américains préfèrent les étages élevés. Ils disent : “Je ne veux pas dormir dans cette jungle, c’est trop dangereux !” »

J’ai ressenti le désir fou de faire une activité qui ne soit pas recommandée par TripAdvisor.

Comment TripAdvisor s’en sort-il, hors des critiques hôtels ? Nous avons très bien mangé au El Asdeero, un restaurant-grill de Tulum spécialisé dans la cuisine argentine – classé quatrième parmi tous les restaurants de la ville. Le Restaurare (classé numéro neuf), un restaurant végétarien du bord de mer, était excellent aussi, bien qu’un peu rustique : le groupe électrogène a sauté deux fois, mais notre hôtesse remporte quelques points bonus pour nous avoir donné de l’anti-moustiques maison. LeAntojitos La Chiapaneca, spécialiste des tacos, faisait l’objet de nombreuses recommandations, mais c’était sans doute grâce à ses prix attractifs et à sa localisation – en toute honnêteté, j’ai mangé de meilleurs tacos dans le Queens. Les meilleurs repas qu’on ait eus – le boquinete grillé du Chamico’s de Soliman (un cabanon du bord de mer), les enchiladas verdes épicés du Loncheria El Aguacate – nous avaient été recommandés par des personnes que nous avions rencontrées. Ces restaurants figuraient pourtant dans les dernières pages de résultats sur TripAdvisor. Sans ces rencontres, nous ne les aurions probablement jamais trouvés.

Les temples d’Angkor, Cambodge

(5 bulles) « Waouh !! »

« Je n’aurais jamais pu imaginer la beauté de ces édifices. Il faut le voir pour le croire. »

(1 bubble) « CHIANT !!! »

« C’est juste des pierres un peu travaillées empilées les unes sur les autres, le tout dans une jungle humide. »

Où que j’aille, l’une de mes priorités numéro un est d’enfourcher un vélo. L’un des forums TripAdvisor m’a orienté vers le iBike de Tulum, situé près d’une piste cyclable sur la route de la plage. Le propriétaire, Arturo Ramirez, ne m’a pas seulement fourni un vélo spécial montagne, il m’a aussi indiqué un groupe de randonnée plutôt chevronné qui se réunissait tous les dimanches matins au Sian Ka’an. Ce groupe venait en aide aux touristes en difficulté et observait les crocodiles. Le jour suivant, nous nous sommes rendus aux lagons de Sian Ka’an au détour d’un circuit en kayak sur le plateau du Yucatan – cinquième meilleure activité de Tulum. Pour être franc, ses cinq bulles sont grandement méritées. Après avoir observé deux Savacous huppés et offert un bananitos à ma fille, Antonio Arsuaga, le propriétaire des lieux, m’a exposé toute l’importance de TripAdvior pour son entreprise. « Ça nous permet d’être plus constant », dit-il. Les employés des hôtels qui pourraient recommander son activité ne restent pas toujours dans l’établissement, « le monde virtuel, lui, reste ».

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Les grottes d’Aktun Chen

Au terme de notre visite des grottes du complexe Aktun Chen (qui propose entre autres des parcours de tyrolienne et des visites des cenotes), dont le gérant possède un répertoire de blagues aussi vieux que les stalactites, nous avons vu un énorme panneau vert TripAdvisor portant le hibou reconnaissable entre tous, qui implorait les touristes de laisser des commentaires sur le site. Repérer le hibou était devenu un jeu pour ma fille. Elle l’a vu au palateria, aux portes du Don Diego. Quand nous sommes arrivés à l’aéroport de Cancùn, après être passés devant une petite pièce que TripAdvisor considérait comme la meilleure « fish pédicure » du Mexique (les poissons grignotent vos pieds, pour une pédicure des plus originales), j’ai ressenti le désir fou de faire une activité qui ne soit pas recommandée par TripAdvisor, de vivre une expérience qui n’avait pas encore été médiatisée par une vague d’opinions : je voulais un restaurant miteux ou un hôtel minable dont je ne connaissais pas déjà le nom du concierge. Ce que je voulais, c’était une expérience que je ne pouvais pas anticiper, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire. Mais c’était l’ancien aventurier qui parlait… en tant que papa stressé, j’avais besoin de savoir que tout se passerait bien. J’ai eu raison de me fier à la communauté.


Traduit de l’anglais par Maureen Calaber d’après l’article « Inside the Mad, Mad World of TripAdvisor », paru dans Outside Magazine. Couverture : Le Grand Canyon, par Moyann Brenn. Création graphique par Ulyces.