Tumor Paint
Il est déjà tard en ce lundi après-midi, d’où sans doute l’apathie ambiante dans cet amphi de l’université de Washington où Jim Olson se prépare à intervenir. Dans les gradins, quelques dizaines d’étudiants de deuxième cycle luttent contre la fatigue accumulée durant la journée. Certains se bâfrent de cookies au chocolat tout en sortant leur bloc-notes, mais le pouvoir dopant du sucre n’a qu’un effet limité sur un cerveau émoussé. Il faut dire que la conférence qu’ils sont venus écouter dans le cadre d’une série bimensuelle sur l’actualité des neurosciences n’a rien de bien excitant a priori. La première diapo de Jim Olson va les réveiller. Il s’agit d’une photo un peu pixellisée représentant Hayden Strum, un adorable garçon de six ans vêtu d’un T-shirt Quiksilver blanc. Hayden ressemble un peu à un pirate, à cause de cette coque sur son œil. En 1995, souffrant d’une tumeur cérébrale pernicieuse, il est venu consulter le Dr Olson, alors au tout début d’une prometteuse carrière d’oncologue pédiatrique et de chercheur en cancérologie. Pendant quatre ans, le médecin a fait le maximum, alternant chimiothérapies et interventions chirurgicales lourdes, mais rien n’a pu sauver l’enfant. Et aujourd’hui, le Dr Olson raconte à ses étudiants l’épiphanie qui lui fit revoir ses priorités scientifiques. C’était pendant les obsèques du petit Hayden, alors qu’il écoutait, assis au dernier rang, les proches de l’enfant exprimer leur douleur.
« J’ai décidé que jamais de ma vie je ne concevrais une expérience simplement dans le but de décrocher une bourse de recherche, une publication ou une promotion », explique le quinquagénaire, dont le teint vermeil et la cordialité typique du Midwest lui donnent des airs d’aumônier branché. « Tout ce que je ferais désormais en la matière n’aurait qu’un but : faire en sorte qu’aucun gamin, aucune gamine n’ait plus jamais à subir ce qu’avait subi Hayden. » Prise à la gorge par cette introduction coup de poing, l’assistance écoute ensuite, toujours aussi captivée, le récit d’un combat de dix années contre le cauchemar des oncologues : la quasi-impossibilité de délimiter avec précision une tumeur qu’on opère. En effet, l’IRM pratiquée au préalable ne donne qu’une idée approximative des contours incertains de la tumeur ; quant au scanner, il passe fréquemment à côté de véritables pépites cancéreuses, indiscernables du tissu environnant. La plupart du temps, le chirurgien se retrouve confronté à un dilemme cornélien : soit pratiquer l’ablation de tout tissu un tant soit peu suspect, au risque de provoquer de graves séquelles ; soit prendre le risque d’épargner des cellules malignes qui finiront par tuer le patient. Mais le Dr Olson a enfin la solution. Son laboratoire au très renommé Fred Hutchinson Cancer Research Center – pas très loin de l’amphi, au bord du lac Union de Seattle – a développé un composé capable de se fixer sur toutes les cellules cancéreuses dans le corps du patient, lesquelles prennent alors un beau reflet fluorescent que les chirurgiens n’ont aucun mal à identifier en salle d’opération. Ce produit, baptisé Tumor Paint par le Dr Olson, a quelque chose de singulier : son principal ingrédient est une molécule provenant du dard de Leiurus quinquestriatus, une petite bête venimeuse plus communément appelée rôdeur mortel – l’un des scorpions les plus dangereux au monde.
Une décoction de venin de scorpion qui rend les tumeurs fluorescentes… mais c’est du grand n’importe quoi ! En tout cas, c’est ce qu’ont pensé les commissions d’attribution de bourses quand le Dr Olson les a contactées pour financer ses recherches. Les organismes subventionneurs trouvent ses idées trop bizarres ? Qu’à cela ne tienne, Jim Olson se tourne vers les donateurs individuels, notamment les familles de patients et d’anciens patients, et parvient très vite à réunir 5 millions de dollars. Tactiquement, le coup est audacieux et sans précédent : au lieu de demander aux patients de donner à une fondation relativement généraliste, le Dr Olson les sollicite pour une technologie précise et pas encore testée – un pari bien plus risqué. Mais grâce à ses efforts, la toxine de scorpion fluorescente est maintenant entrée en Phase I des essais cliniques, une belle performance pour un composé aux origines aussi déconcertantes. Les étudiants de l’université de Washington, eux, sont clairement estomaqués par ce travail. Ce n’est certes pas la première fois que le Dr Olson captive les foules avec son histoire de « peinture à tumeur ». Ces dernières années, il a sillonné l’Amérique de l’Atlantique au Pacifique pour prêcher la bonne parole, souvent dans le cadre de ces conférences généralistes qui font le buzz, comme celles de PopTech ou du SXSW. Ces présentations poignantes, doublées d’une couverture médias non négligeable, ont valu au Dr Olson un début de célébrité – suffisante en tout cas pour faire de lui la vedette d’un court documentaire présenté au festival du film de Sundance en 2013. Elles lui ont aussi apporté des financements supplémentaires, car il ne termine jamais une intervention sans rappeler à l’assistance de visiter la plateforme de financement participatif Project Violet, qui permet les dons en direct à son laboratoire. L’originalité de son concept et de son approche du financement font de Jim Olson un franc-tireur de la recherche en cancérologie. Certains critiques se demandent d’ailleurs si l’oncologue ne promettrait pas un peu la lune – surtout aux personnes désespérées que sont les proches de ses patients. Mais lui a une mission : éviter à d’autres enfants de subir le sort de Hayden Strum. Pour cela, il estime devoir s’appuyer sur des familles qui connaissent intimement les enjeux de la maladie. « Sans eux », dit-il, « Tumor Paint n’existerait pas. C’est aussi simple que ça. »
Dr Olson
L’histoire commence à Escanaba, une petite ville située sur la côte sud de la péninsule supérieure du Michigan. Jim Olson n’a que quatre ans quand, sur une étagère de la maison familiale, il découvre le livre qui va déclencher sa vocation – une vieille encyclopédie médicale. Au centre de l’ouvrage, il y a une page de plastique gaufré transparent représentant un corps humain. La page suivante représente un écorché, suivi d’un dessin représentant le système circulatoire, et enfin les organes vitaux. Fasciné par la possibilité de feuilleter ainsi littéralement l’anatomie humaine, le petit Jim comprend tout de suite que plus tard, il veut devenir un des ces grands sages affublés d’un stéthoscope qu’on laisse jouer avec les muscles, le sang et les os.
Mais les Olson ont une histoire familiale si compliquée qu’envisager une carrière dans la médecine relève de la gageure. À l’époque, son père, électricien de métier, a un gros problème d’alcool, et son couple n’y résistera pas. Jim a sept ans au moment du divorce. Sa mère, simple employée dans une compagnie d’assurance, n’a que le salaire minimum pour élever ses deux enfants. Bien souvent, ce sont les oncles des enfants, des passionnés de chasse, qui mettent la poule au pot, ou plutôt le rôti d’ours noir sur la table. Quand, à l’automne 1981, Jim Olson va s’inscrire à l’université de Western Michigan, il devient le tout premier membre de sa famille à entamer des études supérieures. À Western Michigan, le jeune Olson va exceller, sortant diplômé de la filière la plus difficile en trois ans au lieu de quatre. Au départ, et pendant presque toute la durée de ses études, son objectif était simple : rentrer à Escanaba exercer comme médecin de famille. Mais vers la fin de sa dernière année, il décide qu’il n’a pas vraiment envie de passer le restant de ses jours à faire des points de suture dans la petite bourgade provinciale qui l’a vu naître. Il décide alors de s’inscrire au prestigieux programme de doctorat en médecine et en sciences (MD-PhD) de l’université du Michigan, qui forme des médecins-chercheurs. Vers la fin de son cursus de médecine, qui constitue la première partie du programme, Jim Olson se voit affecter dans l’équipe qui suit une petite fille de sept ans affligée d’un trouble neurologique aussi rare que dévastateur. Jour après jour, les fonctions des nerfs crâniens de l’enfant se dégradent ; il est clair qu’elle va mourir sous peu, à moins de la mettre sous respiration artificielle – ce que ses parents refusent. Le jour du décès de la fillette, Olson file arpenter seul l’arboretum de l’université pour faire son deuil à l’écart. À sa grande surprise, il constate qu’il n’est pas particulièrement triste.
Jim Olson réalise alors qu’il possède un don particulier pour affronter le désespoir.
« J’avais plutôt le moral », se rappelle-t-il. « Et ça me semblait bizarre, parce que c’était la première fois que je voyais mourir un enfant qu’on m’avait confié. » Au fil de cette méditation au bord de la rivière Huron, Jim comprend à quel point les paroles prononcées quelques heures plus tôt par les parents de l’enfant l’ont touché. La manière dont il s’est occupé de leur fille, lui ont-ils dit, leur a permis de comprendre qu’il n’était pas nécessaire qu’une vie dure 80 ans pour constituer un triomphe. Jim Olson réalise alors qu’il possède un don particulier pour affronter le désespoir et décide que son destin est de se faire oncologue pédiatrique, une spécialité pour laquelle son approche philosophique de la tragédie représente un véritable atout. En 1991, Jim Olson finit par débarquer dans le Nord-Ouest Pacifique pour suivre son stage de résidence [l’équivalent de l’internat], et plus tard de surspécialité, à l’hôpital pour enfants de Seattle. Mais en dépit de sa forte tolérance au chagrin, il est fortement secoué par cette première année de pratique à plein temps auprès des enfants mourants. La douleur refoulée resurgit souvent de manière particulièrement intempestive, comme le jour où il s’effondre en découvrant que le mildiou est en train de dévaster ses plants de tomate. « Je ne suis même pas capable de m’occuper d’une plante ! », se dit-il alors, agenouillé dans la terre près de ses tomates décolorées.
En 2000, le Dr Olson crée son propre labo au centre Fred Hutchinson. Il va pouvoir mettre ses émotions au service de la recherche, en vue d’améliorer les chances de survie de ses patients. Dans un premier temps, le laboratoire se consacre à des projets conventionnels, cherchant à vérifier par exemple si certains médicaments existants ont des propriétés inhibitrices sur la croissance des cellules cancéreuses. Mais ses travaux vont prendre un tournant radical en mai 2004. Avec un certain nombre de collègues oncologues de l’hôpital pour enfants de Seattle, il se penche sur le cas d’une timide et studieuse jeune fille de 17 ans récemment opérée d’une tumeur au cerveau. À l’examen des scans IRM, les médecins font une découverte accablante : malgré le travail minutieux de l’équipe chirurgicale, il reste dans la boîte crânienne un amas de cellules cancéreuses de la taille du pouce. Décourageante, mais pas vraiment surprenant. « Les tumeurs ne sont pas équipées d’une pancarte qui dit : “Coucou, je suis là” », explique Steven Rosenfeld, directeur du centre de recherche sur les tumeurs cérébrales à la Cleveland Clinic. « L’IRM, c’est très utile, mais cela ne permet pas d’identifier toutes les niches microscopiques où vont se cacher les tumeurs. » De plus, en neurochirurgie, la structure gélatineuse du cerveau complique tout – les chirurgiens le comparent souvent à un flan qui tremblote. Le moindre contact avec un instrument chirurgical va le déformer, après quoi les images IRM ne servent plus à rien.
Dès la fin de la réunion, un collègue prend Jim Olson à part. Richard Ellenbogen, le neurochirurgien qui a opéré la jeune fille, est visiblement très déçu du résultat. « Il faut absolument que tu trouves un moyen de nous aider à mieux repérer ces cancers. »
Le rôdeur mortel
Instantanément, Jim repense à la thèse qu’il a soutenue à l’université du Michigan sur l’utilisation d’un isotope radioactif dans le PET scan [Tomographie par Émission de Positrons] utilisé pour diagnostiquer le cancer. L’isotope sert de traceur : une fois fixé sur sa cible dans le corps, il émet des rayons gamma détectables qui permettront de déterminer si un certain type de cancer est présent. Le Dr Olson se prend à imaginer une technique comparable, mais qui permettrait d’illuminer les cellules cancéreuses dans des conditions normales, de telle sorte qu’elles soient visibles non seulement sur les PET scans, mais aussi durant l’opération chirurgicale. Selon lui, on doit pouvoir y parvenir en modifiant une molécule connue pour s’associer spécifiquement aux cellules cancéreuses. S’il parvenait à lier cette molécule à une teinture fluorescente, il pourrait peut-être faire luire les tumeurs en bleu ou en vert par le truchement d’une caméra en spectroscopie proche infrarouge placée près de la table d’opération. Les chirurgiens verraient alors sans problème où commence et où se termine précisément la tumeur. Tout d’abord, il lui faut quelqu’un pour mener cette quête de la bonne molécule. Ce sera Patrik Gabikian, un jeune homme extrêmement méticuleux, l’un des meilleurs internes en neurochirurgie d’Ellenbogen. Il lui confie une tâche de détective : passer au peigne fin toutes les bases de données connues dans l’espoir de dénicher une molécule qui se jettera sur les cellules cancéreuses tout en ignorant les cellules saines qui les entourent. Chaque soir, Gabikian transmet à son nouveau patron sa liste de candidats. Et pendant six semaines exaspérantes, Olson va rejeter une à une toutes les molécules proposées – celle-ci parce que sa structure ne permet pas d’y attacher la teinture, celle-là parce qu’elle risquerait de provoquer des effets secondaires ailleurs… il y a toujours quelque chose qui ne va pas.
Finalement, un beau jour, une des suggestions les plus étranges de Gabikian finit par piquer la curiosité d’Olson : la chlorotoxine, une substance présente dans le venin d’un scorpion, le rôdeur mortel. Malgré son pedigree incongru, la molécule est déjà presque une star dans le petit monde des biotechnologies. Du côté des médecines traditionnelles, on sait depuis longtemps que le venin de scorpion n’a pas que des propriétés nocives. Dans la Chine impériale, par exemple, ce liquide trouble servait à soigner un peu tout, des oreillons au tétanos. En Inde, dans certaines régions rurales, on faisait macérer des scorpions entiers dans de l’huile de moutarde avec laquelle on massait ensuite les rhumatismes. Plus récemment, ce sont les fabricants de pesticides qui se sont intéressés au venin de scorpion, dans l’espoir de protéger les récoltes grâce à ses neurotoxines, si efficaces contre criquets et scarabées.
Aujourd’hui, les compagnies pharmaceutiques ont littéralement développé des techniques de traite du scorpion – pour cela, on fait subir à l’arachnide une décharge électrique, après quoi il n’y a plus qu’à récupérer les gouttelettes de venin qui dégoulinent de sa queue. Il faut du courage pour exercer ce métier, car le rôdeur mortel est un des scorpions les plus dangereux du monde. Dans certains cas, le venin de L. quinquestriatus peut provoquer des arrêts cardiaques. Le venin de scorpion est un cocktail composé de nombreuses toxines qui ont chacune leur cible dans le corps de la victime. Les premières recherches menées aux États-Unis avaient porté sur la capacité de ces toxines à bloquer le signal électrique généré par le mouvement des ions sodium. Puis, en 1993, une équipe de la Harvard Medical School est parvenue à identifier chez L. quinquestriatus une nouvelle toxine qui bloque les canaux utilisés par les cellules pour faire passer les ions chlorure à travers leur membrane. Les chercheurs notent alors que cette molécule, qu’ils baptisent chlorotoxine, est constituée d’une courte chaîne d’acides aminés – ce que les biochimistes appellent un peptide. Au centre de ce peptide aux 36 acides aminés se trouve une structure compacte composée de quatre ponts disulfures, ce qui fait que la molécule a pour noyau un nœud compact. Malgré son nom inquiétant, la chlorotoxine pure est inoffensive pour l’homme : son seul intérêt du point de vue de l’évolution semble être de paralyser les muscles des cafards dont le rôdeur mortel est friand. En 1994, l’article publié par les chercheurs de Harvard dans l’American Journal of Physiology avait attiré l’attention de Nicole Ullrich, qui préparait un doctorat en médecine et sciences à l’université d’Alabama à Birmingham (elle est aujourd’hui neuro-oncologue au Dana-Farber/Boston Children’s Cancer and Blood Disorders Center). Ullrich travaillait alors sur un type de tumeur cérébrale particulièrement retorse, le gliome, dont les patients présentent un taux de survie à cinq ans de tout juste 5 %. Les cellules gliales ont la particularité de se déplacer dans le cerveau en se contorsionnant, une performance réalisée en sécrétant des ions chlorure – un peu comme de grosses saucisses qui deviendraient plus fines en perdant leur jus à la cuisson. Ullrich faisait l’hypothèse qu’il devait être possible de contrôler les tumeurs en les empêchant de « suer » leur chlorure. Or, c’était précisément ce que semblait promettre la chlorotoxine.
Après injection de chlorotoxines dans le cerveau de souris atteintes de gliomes, Ullrich avait remarqué que le peptide ne s’attachait qu’aux cellules cancéreuses – la molécule ne voulait rien savoir des cellules normales qui se trouvaient à proximité. Aussitôt, elle avait fait part de cette heureuse découverte à son directeur de labo, le neurobiologiste Harald Sontheimer, et tous deux s’étaient pris à rêver, entrevoyant un potentiel exceptionnel pour la chlorotoxine. « Quand un patient présente des symptômes de gliomes, l’invasion du cerveau par la tumeur a déjà commencé », explique Sontheimer. « Donc, au lieu de simplement utiliser la toxine pour inhiber le processus invasif, nous voulions la “charger”, cibler les cellules cancéreuses avec un poison mortel pour elles. » Tout cela dans l’espoir de pouvoir proposer une chimiothérapie ciblée, sans effets secondaires, puisque la chlorotoxine ne risquerait pas de délivrer par erreur le poison cancéricide aux cellules saines.
En 2004, lorsque Jim Olson et Patrik Gabikian tombent sur le peptide, le médicament de Sontheimer a déjà passé la Phase I des essais cliniques. Les résultats sont si prometteurs que TransMolecular, la startup biotech de Sontheimer, a réussi à lever 33,2 millions de dollars en capital-risque pour préparer la Phase II. Olson, lui, ne peut que rêver d’un tel financement lorsqu’il entame la mise au point de ses premières expériences sur la chlorotoxine. Il doit discuter pied à pied pour se procurer ne serait-ce que quelques milligrammes du peptide auprès d’une compagnie pharmaceutique israélienne. Et même après une intense négociation, il doit encore débourser 100 000 dollars pour sa chlorotoxine. Les résultats expérimentaux vont pourtant justifier cet investissement considérable. Olson et Gabikian découvrent que la chlorotoxine se fixe non seulement sur les tumeurs cérébrales, mais encore sur toutes sortes de cancers, de la peau jusqu’aux poumons. Ils remarquent aussi que le peptide est capable de franchir la barrière qui protège le cerveau des toxines et autres agressions chimiques, ce qui est très rare pour une molécule de cette taille. Olson estime que cette particularité est à mettre au crédit des millions d’années d’évolution qui ont permis aux scorpions de perfectionner leurs techniques de chasse. En pratique, cela signifie qu’il n’est pas nécessaire d’injecter le peptide directement dans le cerveau : une intraveineuse suffit.
Mais le plus fou reste à venir. En pratiquant les premières injections de chlorotoxine fluorescente sur des souris, Olson voit apparaître des cellules qu’aucune autre technique n’a jamais été en mesure d’identifier. Elles sont parfois bien cachées, comme ce groupe d’à peine 200 cellules malignes profondément enfouies dans un amas de graisse et qui s’illuminent soudain sous ses yeux. « C’est là que nous avons compris que cette technologie était bien plus sensible que l’IRM », précise Olson. Pour avancer dans ses recherches, il sollicite des fonds auprès du National Cancer Institute, entre autres éminents organismes. Personne ne veut rien savoir. « C’était toujours la même rengaine », ajoute Olson « “Tout cela est très spéculatif” ou : “C’est un projet très ambitieux”… En clair : “Ce projet les dépasse.” » Mais la confiance d’Olson en sa chlorotoxine est inébranlable. De cette série de rebuffades, il tire une conclusion toute personnelle : à chercheur créatif, financement créatif.
Project Violet
Le jeune Carson, 11 ans, sait pertinemment ce qui l’attend, et c’est bien pour ça qu’il est recroquevillé au bord de la table d’examen, en proie à de violentes nausées. Son père, un marin de l’US Navy à la carrure impressionnante, fait de son mieux pour le soulager en massant tendrement son dos. Mais le massage est impuissant contre des spasmes digestifs qui ne font que traduire la terreur qu’inspire à Carson les produits chimiques qu’on va bientôt lui injecter. Olson place une corbeille à papier sous le menton de l’enfant, tout en expliquant au père que les réactions pavloviennes de ce type sont courantes en chimiothérapie. « Dans le milieu, tout le monde connaît l’histoire de ce patient qui rentre dans un restaurant, trente ans plus tard, et reconnaît le médecin qui l’a soigné », raconte-t-il. « Tout naturellement, il va le voir, mais au moment même où il ouvre la bouche pour le saluer, il vomit partout. La mémoire, c’est vraiment très puissant. »
Olson est d’un calme olympien, une attitude dont il ne se départit jamais durant sa tournée quotidienne, pourtant poignante.
Cette petite parenthèse d’humour noir a le mérite de détendre un peu l’atmosphère, d’autant plus qu’elle laisse entrevoir la meilleure issue possible pour Carson – celle où le blond préadolescent maculé de tâches de rousseur devient un adulte en pleine santé. Il n’y a pourtant aucune garantie à ce stade, car le garçon est atteint de neurofibromatose, une maladie génétique qui provoque des tumeurs sur tout son corps. Son dernier cycle de chimio, destiné à réduire une tumeur qui appuie sur son cerveau, a commencé dans la foulée de l’ablation d’une grosse protubérance sur sa jambe droite : quand finalement la nausée s’apaise, lui permettant de s’allonger sur le dos, son pantalon de jogging remonte un peu, dévoilant une cicatrice qui ressemble à un canyon. Tout au long de ces préparatifs, Olson est d’un calme olympien, une attitude dont il ne se départit jamais durant sa tournée quotidienne, pourtant poignante. Un gamin de dix ans qui a peut-être déjà fêté son dernier anniversaire, une ado rendue suicidaire par un pronostic vital plus que réservé… rien ne parvient à lui ôter son sourire débonnaire. Ce comportement au chevet des malades a toujours été très apprécié des familles, qui expriment depuis longtemps leur gratitude en finançant ses recherches.
En 2000, peu après la création de son labo au centre Fred Hutchinson, des parents se sont réunis pour organiser des concours du meilleur chili et des tournois de golf en vue de lever des fonds destinés à financer les salaires de son équipe. Alors, quand elles ont appris qu’aucune de ses demandes de subvention pour la recherche sur la chlorotoxine n’avait abouti, les familles ont simplement redoublé d’efforts. « C’est avec joie que j’ai accepté leur générosité », dit Olson, qui s’est mis à contacter d’autres familles une fois que le premier groupe de donateurs lui a certifié qu’ils feraient tout « pour s’assurer qu’il dispose des fonds nécessaires lorsqu’il a une bonne idée ». L’argumentaire d’Olson sur la chlorotoxine résonne tout particulièrement chez les parents qui ont pu constater par eux-mêmes les limites de la chirurgie cancérologique. Kris Forth est de ceux-là. Son fils, Brandon, a subi de multiples interventions pour retirer une tumeur logée dans le quatrième ventricule cérébral. « Il en restait toujours un peu à l’intérieur », dit Forth, qui était au chevet de Brandon quand il est décédé, en mars 2010, à l’âge de 11 ans. « Si Tumor Paint avait été disponible à l’époque, l’issue aurait probablement été différente. » Pour faciliter son deuil, elle a ouvert une boutique d’articles d’occasion qui a produit plusieurs dizaines de milliers de dollars de dons au profit du laboratoire de Jim Olson. Près de la caisse, une affiche explique aux clients ce qu’est Tumor Paint.
Le financement participatif va mobiliser des milliers de donateurs. Grâce aux cinq millions de dollars collectés, Olson peut affiner le composé, et ce n’est qu’après plusieurs années de mise au point que Tumor Paint attire enfin des subventions plus traditionnelles. Le National Cancer Institute mise un quart de million de dollars, qui servent entre autres à lancer une étude canine à l’université de l’État de Washington – les chirurgiens vétérinaires sont aux anges au vu des premiers résultats. En 2010, le Dr Olson fonde Blaze Bioscience, qui lui a permis à ce jour de lever 20 millions de dollars, exclusivement auprès de donateurs individuels. Blaze a lancé la première phase d’essais cliniques de Tumor Paint chez l’homme en décembre 2013 – et les essais cliniques de Phase I sur les enfants atteints de cancer du cerveau ont débuté en juin 2015.
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Jim Olson possède un seul et unique tatouage, sur l’épaule gauche. Il l’avait depuis quelques jours à peine lorsqu’il me l’a montré. C’était au bord du lac, dans la demeure moderniste de son amie Anne Croco, une architecte d’intérieur réputée qui soutenait très activement le laboratoire, avant de décéder en avril dernier. L’objectif était de préparer une manifestation de levée de fonds à laquelle Anne voulait inviter Stone Gossard, le guitariste de Pearl Jam – une de ses nombreuses relation à Seattle, ce « petit village de pêcheurs », selon ses propres termes. La simple évocation du rock a tout naturellement incité Olson à relever la manche de son T-shirt noir, révélant un motif vaguement celtique, quelque chose comme un enchevêtrement de A majuscules arrondis. En réalité, ce dessin représente l’entrelacs des ponts disulfures au cœur de la molécule de chlorotoxine.
Le tatouage d’Olson n’évoque d’ailleurs pas seulement la chlorotoxine, mais toute une série de peptides voisins qu’il espère ajouter à son arsenal contre le cancer et certaines autres pathologies. Grâce à un programme-maison écrit en Python et capable d’écumer des bases de données représentant des décennies de travail sur les venins, son laboratoire est parvenu à identifier des centaines de milliers de molécules potentiellement utilisables parce que comportant le fameux nœud de ponts disulfures.
Pour financer ses recherches, Olson est allé encore un peu plus loin dans le financement participatif qui a tant contribué au développement de Tumor Paint. Le site Internet Project Violet propose toute une gamme de contreparties en fonction du niveau de la contribution, dans l’esprit de KissKissBankBank. Pour 100 dollars, le donateur peut « adopter un médicament candidat » dont il va suivre l’évolution ; pour 25 000 dollars, ce sera le dîner avec Jim Olson lui-même. Mais on n’amène pas un médicament à la vie comme on enregistre un album, par exemple. Le processus est un petit peu plus complexe. Sur le papier, en pharmacologie, les grandes idées ne manquent pas, mais la plupart n’aboutissent à rien, même après des années d’efforts. Avec des enjeux si importants, le financement participatif atteint ses limites – surtout si l’organisateur est aussi le médecin du donateur. « Quand on compare un médecin traitant et un chercheur, il faut bien voir qu’il s’agit ici de médecins traitants en qui les patients ont profondément confiance », précise Josh Perry, professeur à la Kelley School of Business de l’université d’Indiana et spécialiste des questions d’éthique dans le domaine de la santé. Difficile dès lors d’en faire des modèles pour d’autres médecins. « Au fond, ils jouent sur la profondeur de la relation. C’est faisable, mais très délicat de mon point de vue. » Perry se demande également si les médecins n’ont pas tendance à exagérer les promesses dont est porteuse une innovation – non par malhonnêteté, mais justement parce qu’ils sont très impliqués auprès de leurs patients. « Il est naturel pour un médecin, même animé des meilleures intentions du monde, de s’impliquer émotionnellement dans le succès de ses recherches », ajoute-t-il. « Le risque de jugement biaisé est vraiment partout. » Tumor Paint est l’exemple-type de l’innovation surmédiatisée parce que le médecin est un passionné. Il reste deux phases d’essais cliniques à passer avant de démontrer aux autorités sanitaires son innocuité et son efficacité. Mais Olson sait si bien toucher la corde sensible sur scène qu’on en oublie un peu tous ces obstacles à franchir. Même certaines personnes convaincues du potentiel de Tumor Paint craignent que son argumentaire si convaincant ne cache les difficultés à venir. Parmi elles, Patrik Gabikian, l’ancien interne qui, le premier, avait porté la chlorotoxine à l’attention d’Olson. « Je ne vais pas mâcher mes mots : en tant que personne en charge de patients gravement malades, tout ce battage médiatique, très peu pour moi. » Aujourd’hui neurochirurgien dans un établissement privé de Los Angeles, Gabikian comprend certes qu’il est nécessaire de faire la promotion d’une nouvelle technologie pour l’amener sur le marché, mais craint que les talents de conteur d’Olson ne donnent de « faux espoirs » aux patients atteints de cancer. Olson balaie ce genre de critique d’un revers de main. « La recherche biomédicale dépend énormément des patients pour son financement. Cela se fait souvent de manière indirecte, via des fondations qui offrent des subventions », dit-il. « Nous tenons les familles au courant de nos échecs comme de nos réussites, avec une transparence totale sur la création d’entreprises dérivées et autres. »
Bien sûr, accepter de l’argent des familles de patients est un cas de conscience, mais les méthodes de financement traditionnelles ont aussi leurs inconvénients, comme en témoignent les déboires de TransMolecular, la société qui développe la chlorotoxine comme traitement anti-gliome. En dépit d’un lancement en fanfare, TransMolecular n’a pas été en mesure de publier des résultats de ses essais cliniques de Phase II le moment venu. Sontheimer attribue cet échec à la crise financière de 2008, qui a rendu les capital-risqueurs méfiants vis-à-vis des entreprises de biotechnologies travaillant sur des niches bien précises. L’année suivante, suite au décès brutal du PDG de TransMolecular, son successeur a décidé qu’il valait mieux liquider. Sontheimer n’a pas perdu l’espoir de voir un jour l’entreprise qui a racheté les actifs poursuivre son œuvre. Et après tout, s’il faut faire le bateleur de temps en temps pour éviter à Tumor Paint ce genre de mésaventure bureaucratique, Olson acceptera bien volontiers quelques critiques. Les puristes changeraient peut-être d’avis si, comme lui, ils arpentaient chaque jour un service d’oncologie pédiatrique.
Traduit de l’anglais par François-Xavier Priour d’après l’article « One Doctor’s Quest to Save People by Injecting Them With Scorpion Venom », paru dans Wired. Couverture : Un spécimen de Leiurus quinquestriatus. Création graphique par Ulyces.