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Mon dîner avec Ali
Rahaman a rapporté de la cuisine deux grands bols de chili avec deux énormes tranches de pain blanc. Ali et moi nous sommes assis avec nos cuillères dans la main. Il a approché son visage du bol et l’a englouti. Trois minutes, tout au plus. Comme je n’avais pas fini, il s’est mis à me parler tout doucement. « Je me rappelle quand j’ai rencontré Joe Louis et Rocky Marciano pour la première fois », a-t-il dit. « C’étaient mes idoles. J’avais vu leurs combats et leurs visages tellement de fois que j’avais l’impression de les connaître. Je dois te traiter comme il faut, je ne veux pas risquer de te décevoir. » « Tu sais combien de personnes au monde aimeraient avoir une opportunité comme celle-ci ? » m’a-t-il demandé. « Combien de gens aimeraient venir chez moi et passer la journée avec moi ? Je n’ai pas combattu depuis sept ans et je reçois encore 400 lettres par semaine. » Je lui ai demandé comment les gens avaient son adresse.
Il a eu l’air intrigué. « Tiens, je n’en sais rien », a-t-il répondu en secouant la tête. « Parfois, elles sont adressées à “Mohamed Ali, Los Angeles, Californie, USA”. Je n’ai même plus de maison à L.A., mais je reçois quand même les lettres. J’aimerais bien avoir un endroit, un bar, où je distribuerais du café et des donuts gratuitement pour que les gens viennent s’asseoir et causer, des gens de toutes les couleurs de peau, avec qui je pourrais discuter. Je mettrais au mur mes vieux peignoirs, mes shorts, mes gants, je diffuserais des combats et j’appellerais ça “Ali’s Place”. » « Je l’appellerais plutôt “Chez Ali” », ai-je répondu, sans trop croire à la possibilité d’un tel endroit, mais pour partager sa rêverie. « Juste “Chez Ali”, ça suffit. » « “Chez Ali” ? » a-t-il répété, les yeux dans le vide, absorbé dans ses songes. « Oui, les gens sauront ce que c’est. » Je lui ai demandé s’il avait des cassettes de ses combats. Il a secoué la tête pour me dire non. « Écoute », lui ai-je dit, « je vais aller en louer un pour qu’on puisse le regarder ensemble ce soir. Ça te dirait ? Tu veux m’accompagner ? » « Je conduis », a-t-il dit.
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Il y avait un masque de monstre en plastique dans le camping-car, et je l’ai pris à la main pour le coller contre la fenêtre quand nous nous arrêtions aux feux rouges. Parfois, les gens voyaient le masque, puis ils reconnaissaient Ali. Il portait des lunettes lorsqu’il lisait ou qu’il conduisait. Lorsqu’il voyait qu’on le regardait, il enlevait ses lunettes, les mettait sur ses genoux, et serrait les poings pour se mettre en garde. Ali est le pire chauffeur que j’ai jamais connu – outre mon grand-père alcoolique sur la fin de sa vie. Ali déboîtait d’une file à l’autre, ou roulait parfois au milieu de l’autoroute et changeait régulièrement de voie sans mettre son clignotant ni regarder derrière lui. Je serrais les genoux et faisais de mon mieux pour paraître décontracté. Un groupe d’ados s’est énervé quand il s’est garé devant leur vieille Pontiac après s’être rabattu soudainement devant eux. Trois d’entre eux ont baissé leurs vitres pour lui faire des doigts d’honneur. Ali leur a rendu la pareille. Au magasin de location, Ali a pris un vieux film de Godzilla qu’il voulait voir et on a trouvé une cassette de ses combats agrémentée d’interviews, appelée Ali : Talent, Intelligence et Courage et réalisée par Jimmy Jacobs – champion du monde de handball et historien de la boxe. Jacobs était décédé récemment d’une maladie dégénérative. Ali n’était pas au courant avant que je ne lui en parle. « C’était un mec bien », a dit Ali. Sa voix sonnait comme celle d’une personne âgée lisant quotidiennement les avis de décès. « Tu savais que Bundini était mort ? » m’a-t-il demandé comme si nous étions amis depuis des années. Je me suis senti flatté par cette intimité, et je lui ai répondu que oui, je l’avais appris.
Dans le camping-car, sur le chemin du retour, il m’a dit : « Tu es sincère. En 30 ans, c’est quelque chose que j’ai appris à percevoir. Je le sens quand quelqu’un a ça en lui. » « Je sais que beaucoup de gens ont essayé de profiter de toi », lui ai-je répondu. « Ils ont profité de moi. Mais ce n’est pas grave. Ça ne change pas qui je suis. » Sur le chemin de la maison, je me suis à nouveau arrêté à ma voiture. Il y avait une dernière photo que je voulais qu’Ali signe et que je n’avais pas sortie plus tôt pour ne pas lui donner l’impression d’abuser. C’était un portrait tiré d’une superbe biographie devenue introuvable, écrite par Wilfrid Sheed, qui contenait une centaine de clichés en couleur. J’ai pris le livre et Ali m’a suivi jusqu’à la maison. Une fois assis, je lui ai tendu le livre dont il a signé la photo de couverture. « Pour Davis Miller, de la part de Mohamed Ali, Roi de la Boxe, 31/3/1988 », a-t-il écrit. J’étais sur le point de lui demander de dédicacer une photo que j’appréciais particulièrement, mais il a tourné la page l’a signée, puis la suivante, et la suivante. Il a continué pendant presque 45 minutes, et a écrit quelques commentaires sur les images de ses adversaires (« Relève-toi, imbécile ! », a-t-il écrit à côté de la photo mythique de Sonny Liston, étendu au sol), de ses parents, d’Elijah Muhammad (« l’homme qui m’a donné mon nom »), d’Howard Cosell, de ses épouses (« elle a fait de ma vie un enfer », a-t-il griffonné à côté de la photo de la première d’entre elles), puis il a passé le livre à sa mère et à son frère pour qu’ils puissent dédicacer la photo de famille. Il a même signé « Cassius Clay » sur certaines photos du début des années 1960. Il a parcouru deux fois toutes les pages, en dédicaçant presque toutes les photos et en soulignant ses commentaires. « Je n’ai jamais fait ça avant », a-t-il déclaré, « d’habitude je n’en signe que deux ou trois. »
En tournant les pages, il a étudié puis décidé de ne pas dédicacer une photo de lui, jeune, avec le Louisville Sponsoring Group, un collectif de riches hommes d’affaires blancs qui détenaient ses droits (et ceux de quelques chevaux de course, raconte-t-on) jusqu’à ce qu’il se convertisse à l’islam. Il a hésité aussi sur une photo célèbre prise devant un coffre-fort pour le magazine Life, en 1963. Sur la photo, Cassius Clay sourit de toutes ses dents, les yeux ronds, assis sur un million de dollars en petites coupures. Ali s’est alors tourné vers moi et a dit : « L’argent n’a aucune valeur », puis il est passé à une photo de Malcolm X, qu’il a signé avant de poser la mine de son stylo au-dessus, comme s’il allait la commenter. Et soudain, il a refermé le livre, m’a jeté un regard froid et me l’a solennellement tendu. « Je te confie quelque chose de très précieux », a-t-il dit en m’offrant la biographie comme s’il me léguait le livre de la vie. Je fixais le livre des yeux, et j’ai senti que je devais dire quelque chose, le remercier d’une façon ou d’une autre. J’ai soigneusement placé le livre sur la table, j’ai secoué tête, me suis raclé la gorge, mais aucun mot ne m’est venu.
Un homme comme les autres
Je lui ai demandé où se trouvaient les toilettes, puis j’ai fermé la porte à clef derrière moi. D’immenses chaussures de soirée d’Ali, noires et cirées, étaient posées près des toilettes. Le bout d’une d’entre elles avait été écrasé, et l’autre était couchée sur le côté. Quand j’ai déverrouillé la porte pour sortir, elle a refusé de bouger. Je n’arrivais même pas à tourner la poignée. Après plusieurs essais infructueux, j’ai timidement frappé à la porte. Des rires ont éclaté de la pièce d’à côté. J’ai entendu distinctement les voix de Madame Clay et de Rahaman. J’ai tiré sur la porte d’un coup sec plusieurs fois. Rien. Au moment où je commençais à penser que j’allais rester coincé dans les toilettes d’Odessa Clay pour les siècles à venir, la porte s’est ouverte facilement. J’ai aperçu Ali qui bondissait dans une pièce sur la droite, riant et marchant à grande enjambées comme un lutin géant et boiteux.
Lorsqu’Ali récitait des versets à l’écran, tout le monde les récitait avec lui.
J’ai jeté un coup d’œil dans la pièce. Il se tenait collé au mur. Il m’a vu et m’a sauté dessus pour me chatouiller, un sourire d’enfant éclairant son visage. Je me suis alors retrouvé au sol, recroquevillé en position fœtale, riant aux larmes. Il a arrêté après quelques instants et m’a aidé à me relever. Tout le monde riait. Le visage rond de Madame Clay était élargi par son sourire. On aurait dit la mère d’un lutin celtique. « Qu’est-ce qui s’est passé avec la porte ? » a demandé Rahaman. Je lui ai dit que j’avais compris que c’était Ali. « Alors pourquoi tu es tout rouge ? » voulait-il savoir. « Ça ne m’arrive pas tous les jours », lui ai-je dit, « d’aller chez Mohamed Ali, qu’il m’enferme dans les toilettes puis qu’il me chatouille jusqu’à me mettre par terre. » Tout le monde a ri à nouveau. « Ali, tu es fou », a dit Rahaman. Je me suis soudain rendu compte que j’avais agi une fois de plus comme un admirateur adolescent. Et que Mohamed Ali n’avait peut-être pas perdu son principal talent : sa capacité à transporter les gens au-delà des pensées et des mots, vers un monde fait d’émotions et de jeux.
Être avec Ali, le regarder à la télévision me faisait retomber en enfance. J’ai regardé sa famille : ils rayonnaient. Ali réussissait encore à les transporter, eux aussi. Après m’avoir aidé à me relever, il s’est traîné jusqu’aux toilettes. Rahaman s’est faufilé de son canapé jusqu’à la porte, et l’a gardée fermée, avec Ali dedans. Les deux frères ont poussé et tiré sur la porte, et lorsqu’Ali a réussi à sortir, ils ont éclaté de rire et fait semblant de se battre dans l’autre pièce. Ali a jeté quelques coups mollassons en direction de Rahaman, puis vers moi. On a fini par mettre le documentaire sur Ali. Rahaman nous a apporté à chacun une nouvelle racinette et on s’est installés, lui à ma gauche, Ali à ma droite, et Madame Clay à la sienne. La famille Clay réagissait au film comme toute autre famille aurait réagi en regardant de vieilles vidéos de famille ou devant le trombinoscope du lycée. Tout le monde soupirait et souriait tendrement. « Oh, regarde Bundini » a dit Mme Clay. « Et là, c’est Otis », a rajouté Rahaman.
Lorsqu’Ali récitait des versets à l’écran, tout le monde les récitait avec lui. « C’était le bon vieux temps », a dit Rahaman plusieurs fois, et Madame Clay répondait alors : « Oh oui, c’était le bon vieux temps », d’un ton plaintif. Au bout d’une demi-heure, elle a quitté la pièce. Rahaman a continué un petit moment à regarder les images avec nous, en commentant les noms et les événements, puis il nous a informés qu’il allait dormir. Il a apporté un stylo et du papier. « Donne nous ton nom et ton numéro », m’a-t-il dit en souriant. « On passera te voir. » Il ne restait plus qu’Ali et moi. À l’écran, il était entouré de Jim Jacobs et de Drew « Bundini » Brown. « Ils sont tous les deux morts à présent », a-t-il dit d’une voix où perçait une conscience aiguë de sa propre mortalité. Il a regardé encore un moment l’ancien Ali à l’écran, puis s’est finalement lassé d’observer sa lointaine jeunesse. « Tu sais si ma mère est montée ? » m’a-t-il demandé d’une voix si étouffée qu’on aurait cru qu’il avait la main sur la bouche. « Oui, elle est allée se coucher j’imagine. » Il a hoché la tête, s’est levé et a quitté la pièce, sûrement pour s’assurer qu’elle était couchée. Quand il est revenu, il se déplaçait lourdement. Son épaule a cogné le chambranle de la porte de la cuisine. Il en est revenu les mains pleines de cookies et des miettes autour de la bouche. Il s’est assis à côté de moi sur le canapé. Nos genoux se touchaient.
D’habitude, quand quelqu’un s’approche autant, je m’éloigne. Il m’a offert quelques cookies, a baillé bruyamment, puis il a fermé les yeux et semblé s’endormir. « Champion, tu veux que j’y aille ? » lui ai-je demandé. « Je t’empêche de dormir ? » Il a ouvert doucement les yeux pour revenir des bras de Morphée. Les pores de son visage semblaient énormes, son nez, ses yeux, ses oreilles semblaient allongés, distordus, comme un personnage du Greco. Il s’est frotté le visage comme s’il ne s’était pas rasé depuis une semaine. « Non, reste », a-t-il dit d’une voix douce. « Tu me dis si je m’attarde ? » Il a légèrement hésité avant de répondre. « Je vais me coucher à 23 heures », m’a-t-il dit. Le volume de la télé était si bas qu’on pouvait entendre le ronronnement que produisait la cassette dans le magnétoscope. « Je peux te poser une question très sérieuse ? » lui ai-je demandé. Il a fait oui de la tête. « Tu es toujours le plus grand, Champion, ça se voit. Mais des tas de gens pensent que tu perds la tête. Ça te dérange ? » Il n’a pas hésité une seconde. « Non, il y a des ignorants partout », a-t-il dit. « Même les gens éduqués peuvent être des ignorants. » « Ça te gêne d’être un grand homme et qu’on ne t’autorise pas à l’être ? » « Qu-qu-qu’est-ce que tu entends par “autorisé à l’être” ? » m’a-t-il dit avec la plus grande difficulté. « Je veux dire… Laisse-moi réfléchir… Je veux dire que les choses qui te tiennent le plus à cœur, celles qui te font le plus de bien et qui font que pour nous, tu es Mohamed Ali, ces choses-là t’ont été enlevées. Ce n’est pas juste. » « Ne remets pas Dieu en question », a-t-il dit en raclant sa gorge. « OK, je respecte ça, mais… Oh pardon, je n’ai pas à te poser de questions là-dessus. » « Non, non, vas-y », m’a-t-il dit. « C’est juste que ça me tracasse », lui ai-je dit. Je pensais à l’ironie évidente de tout cela, à Ali continuant à façonner sa propre mythologie, et à être façonné par elle. Je pensais à la facilité avec laquelle il parlait à l’époque, peut-être plus facilement que n’importe qui d’autre au monde (quelqu’un a-t-il autant apprécié les inflexions douces ou tranchantes de sa propre voix avant lui ?). Je pensais au fait qu’il pensait encore avec rapidité et souplesse, mais que communiquer avec les gens qui l’entouraient lui demandait un effort colossal.
Je songeais à quel point il avait été le plus grand athlète du monde. Lorsqu’il marchait, il se déplaçait à l’époque avec la grâce d’un léopard prenant un virage. À présent, la nuit venue, il trébuchait dans la maison. Je pensais à sa main gauche, celle qui décochait autrefois l’incroyable jab cobra d’Ali – la preuve la plus évidente de sa supériorité dans ce sport, cette main qui lui avait permis de gagner plus de 150 combats officiels et de briller lors d’un nombre incalculable d’entraînements. Je songeais que c’était cette main gauche, et non la droite, qui tremblait à présent presque continuellement. Et je pensais à sa plus grande fierté ; sa beauté, restée plus ou moins intacte. Avec 20kg de moins et sous un bon éclairage il aurait encore pu ressembler à une sculpture de la Grèce antique. La précision implacable avec laquelle toutes ces choses lui avaient été enlevées l’une après l’autre (ainsi que les dons qui lui avaient été laissés) me faisait, quelque part, un peu peur. « Je sais pourquoi tout cela est arrivé », m’a dit Ali en me pointant d’un doigt tremblant, les yeux grands ouverts. « Dieu me montre, et te montre, que je ne suis qu’un homme, comme tous les hommes. »
La résurrection du prophète
Nous sommes restés assis un long moment, en silence, à regarder l’image vacillante sur l’écran de télévision. On était arrivé en 1971 et une séquence montrait Ali à l’entraînement pour son premier combat contre Joe Frazier. La personnalité la plus célèbre était alors le plus bel homme du monde et le plus grand athlète de tous les temps, sa peau cuivrée luisant sous les néons, ses rythmes secrets tapés fermement du bout de ses doigts. « Champion, je crois qu’il est temps que j’y aille », lui ai-je dit à nouveau en m’efforçant de me lever. « Non, reste. Mon ami », a-t-il dit en me tapotant la jambe. Il a toujours été comme ça, avec ce besoin d’être entouré. Son accolade reste un des plus grands compliments qu’on m’ait jamais fait. « Je vais te dire un secret », m’a-t-il dit en se penchant vers moi. « Je vais faire un come-back. » « Quoi ? » me suis-je exclamé. Je pensais que c’était une blague, je l’espérais, mais quelque chose dans sa voix me faisait douter. « Tu n’es pas sérieux ? » Tout d’un coup, sa voix est devenue puissante. « Je vais faire un come-back », a-t-il répété plus fort, plus fermement. « Tu es sérieux ? » « C’est le bon moment. Ils penseront que c’est un miracle, tu ne crois pas ? » Il parlait à présent très distinctement, il était facile de le comprendre et sa voix avait quelque chose de familier. C’était presque celle dont je me souvenais lorsque je l’avais rencontré en 1975, cette voix qui semblait remonter de son ventre. Bref, Ali avait de nouveau la voix d’Ali. « Ils penseront que c’est un miracle, non ? » a-t-il demandé à nouveau. « Ce serait un miracle », lui ai-je répondu. « Personne ne me prendra au sérieux, au début. Mais je redescendrai à 100 kilos et je ferai une apparition au Yankee Stadium – ou quelque chose comme ça –, et alors ils me croiront. Je me battrai pour le titre. Ce sera plus incroyable que la Résurrection. » Il s’est levé et a marché jusqu’au centre de la pièce. « Ça te fera du bien de perdre du poids », lui ai-je dit. « Regarde ça », a-t-il dit en dansant sur sa gauche, étudiant son reflet dans le miroir au-dessus de la télévision. Ses chaussures blanches rebondissaient sur le tapis ; sa façon de bouger m’émerveillait. Ses habits blancs accentuaient ses mouvements dans la pièce sombre ; on aurait dit qu’il brillait. Il a commencé à envoyer des coups – pas comme ceux qu’il me lançait tout à l’heure, de vrais coups. Je croyais que ce qu’il avait fait dans la cour un peu plus tôt reflétait son état de forme. Mais c’était simplement pour jouer avec moi ; il voulait que je m’amuse. « Regarde la télé. C’était en 1971, et je suis toujours aussi rapide. » En l’espace d’une ou deux secondes, 12 coups de poings ont brillé dans la nuit. Ça ne pouvait pas être réel. Pourtant ça l’était. Le vieil homme en était encore capable : il pouvait encore mettre le feu à l’air. Il paraissait plus rapide debout face à moi que sur les images fantomatiques de la télévision. Mon Dieu, j’aurais voulu avoir une caméra pour filmer ça. Personne ne m’aurait cru. « Et je serai encore plus rapide après avoir perdu du poids », m’a-t-il assuré. « Tu as plus d’expérience aujourd’hui, en plus », ai-je fini par admettre. Mon Dieu, qu’est-ce que je dis ? Et pourquoi je dis ça ? Cet homme est malade, me suis-je dit. « Tu me crois ? » m’a-t-il demandé. « Ben… » ai-je dit. Mon Dieu, Parkinson affecte sa santé mentale. Regarde ses cheveux gris briller. Il peut à peine marcher, bon Dieu. Le seul fait qu’il soit l’idole de ma jeunesse ne me rend pas aveugle à ce qu’il est devenu.
Avant de partir, je voulais lui dire quelque chose dont il se souviendrait.
Ali a asséné trois douzaines de coups aux dieux de la mortalité. Il a lancé trois crochets après un jab, et chaque coup laissait une traînée de lumière dans la pénombre. Il envoyait des directs du droit plus rapides que les jabs de la plupart des boxeurs, avant de culminer sur une série d’uppercuts. L’air éclatait, ses poings et ses pieds vrombissaient. Il n’avait jamais mieux boxé. Son art était au sommet. Une combinaison que personne d’autre qu’Ali Mohamed ne pouvait réussir. Quand il combattait, il retenait toujours quelques coups – c’étaient ceux qu’il utilisait rarement. « Tu me crois ? » a-t-il insisté en respirant plus fort. « Ils ne te laisseraient pas faire, même si tu le pouvais », lui ai-je dit en pensant que tout le monde s’inquiétait pour sa santé.
Tout le monde pensait que Thanatos l’attendait. « Tu me crois ? » a-t-il demandé à nouveau. Je me suis entendu le dire : « Je te crois. » Il a cessé de danser et a pointé son doigt de magicien vers moi. Puis il m’a regardé et a souri, de la même façon qu’il avait conclu des milliers d’interviews. « Poisson d’avril », m’a-t-il dit en venant s’écrouler à côté de moi. Sa bouche était grande ouverte et il respirait difficilement. L’odeur de sa transpiration me parvenait. Nous sommes restés assis en silence pendant quelques minutes. J’ai regardé ma montre. Il était 23 h 18. Je n’avais pas réalisé qu’il était si tard. J’avais dit à Lyn que je serais de retour à 20 h. « Champion, il faut que je rentre. Ma femme et mes enfants m’attendent. » « OK », a-t-il dit de manière presque inaudible, en regardant au loin sans faire attention à moi, pris d’un long bâillement. Il était lessivé, j’étais fatigué aussi, mais avant de partir je voulais lui dire quelque chose dont il se souviendrait, qui me distinguerait des deux milliards de personnes qu’il avait déjà rencontrées dans sa vie, qui me ferait rester à jamais dans sa mémoire et qui aurait autant d’impact dans sa vie qu’il en avait eu dans la mienne. Je voulais lui dire les mots qui le guériraient de Parkinson.
Au lieu de quoi je lui ai dit : « À bientôt et joyeuses Pâques, Champion. » Il a toussé et m’a serré la main. « Sois cool et prends soin des femmes. » Il l’avait dit si bas et ses mots étaient si engorgés dans sa toux que je n’ai compris ce qu’il m’avait dit qu’une fois dehors. Je ne me rappelle pas avoir pris le livre signé, mais j’ai dû le faire : il est à côté de moi en ce moment même. Je ne me rappelle pas avoir traversé la cour de sa mère ni avoir démarré ma Volvo. Mais je me souviens de ce qu’il y avait dans mon autoradio. C’était « The Promise of Living », la partie orchestrale de l’opéra The Tender Land, d’Aaron Copland.
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Il ne fallait pas que j’oublie le lait pour Lyn. Les portes vitrées de l’épicerie se sont refermées derrière moi. À cette heure-ci, il n’y avait pas beaucoup de clients. Ils se déplaçaient comme des ombres. J’ai été traversé par une vieille sensation que j’ai reconnu aussitôt. La même sensation qu’on a lorsqu’on retourne à la réalité après avoir fait l’amour pour la première fois. L’impression d’atterrir dans une réalité inférieure. Et de détenir un secret invisible au reste du monde. J’allais devoir réveiller Lyn pour partager ce sentiment avec elle. En attrapant une bouteille de lait, j’ai aperçu mon reflet dans la surface chromée du comptoir. Il y avait sur mon visage un demi-sourire dont je n’avais pas conscience.
Traduit de l’anglais par Clément Kolopp et Nicolas Prouillac d’après l’article « My Dinner With Ali », paru dans le Louisville Courier-Journal Magazine. Couverture : Davis Miller et Mohamed Ali.
MIKE TYSON, 25 ANS APRÈS LA CHUTE
Tokyo, 11 février 1990. Mike Tyson perd son premier combat et ses titres contre James Buster Douglas. Grandeur et décadence d’un géant de la boxe.
« En naissant dans ce monde, tu gagnes un ticket pour le théâtre des horreurs. En naissant en Amérique, tu gagnes une place aux premières loges. » – Georges Carlin Quand au printemps 2010, Freddie Roach, entraîneur de boxe légendaire, me donna le numéro de téléphone de Mike Tyson dans sa salle du Wild Card Gym de Los Angeles, il se mit à glousser : « Tu n’arriveras jamais à entrer là-bas, gamin. » Mais quelques jours plus tard, un dimanche de Pâques, j’entrai chez Tyson, dans sa propriété de Henderson, au Nevada, à travers un épais nuage de fumée de marijuana. Je le rencontrai pour la première fois.
Je n’avais encore rien publié de ma vie et aucun motif officiel ou commercial ne justifiait ma présence ici – c’était strictement personnel. Avant de pouvoir franchir la porte de Tyson, j’avais dû passer 140 coups de téléphone à Darryl, son assistant – 99 % de ces échanges avaient duré moins de 5 secondes et s’étaient achevés sur la promesse d’un rappel qui ne vint jamais. Et puis, un jour, une heureuse méprise sur mon identité me conduisit jusque chez lui : Darryl et Tyson m’avaient confondu avec un écrivain qui travaillait alors sur une biographie de Freddie Roach – un projet qui a finalement tourné court. Lorsque je rencontrai Tyson, sa vie, comme d’habitude, ressemblait à une virée à bord du Titanic. Après 139 appels, Darryl m’avait dit de les rejoindre le lendemain, lui et Tyson, à l’hôtel Luxor de Las Vegas, dans lequel ils avaient réservé une salle de conférence pour notre interview. Je vidai mon compte en banque, pris un vol pour Vegas et je me pointai à l’heure prévue. Aucun signe de Tyson ou de Darryl nulle part. La réceptionniste du Luxor m’informa avec courtoisie qu’elle n’avait jamais entendu parler de moi, ni été contactée par un quelconque représentant de Tyson pour arranger un rendez-vous. Elle se comportait comme si ce genre de choses arrivaient avec une amusante régularité.
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