Renaissance
Le vendredi 28 mars 2014, je fis quelque chose qu’il avait été impossible de faire pendant la majeure partie des cinquante dernières années et qui l’est à nouveau, à l’heure où vous lisez ces lignes. Sous l’objectif du photographe Pete McBride, lui-même filmé par deux documentaristes français et survolé par un hélicoptère bleu non identifié, je gonflai une planche de paddle NRS que je mis ensuite à l’eau sur le Colorado, au-dessous du barrage Morelos, qui se dresse sur la frontière entre le Mexique et l’Arizona. Je m’affalai sur la planche et glissai sur les eaux froides. Ce qu’il y avait de remarquable là-dedans n’était pas mon lancement et ce qu’il avait de peu gracieux, mais le fait qu’il ait lieu, tout simplement. Morelos, le dernier des douze barrages majeurs sur le lit principal du « Nil américain », est situé à l’endroit où l’on peut voir mourir le Colorado. En se tenant sur le Morelos et en regardant vers le nord, en direction des États-Unis, on voit venir vers soi un fleuve plein de vie, bordé de roseaux. En regardant vers le sud, il n’y a plus qu’un chenal vide qui se tord en méandres rachitiques sur 150 kilomètres, jusqu’à la mer. Après qu’une centaine de ces pailles aient aspiré l’eau du Colorado de Denver à Los Angeles, après que 40 millions de personnes, 10 millions de vaches et d’innombrables plants de laitue iceberg aient prélevé leur ration, le coup de grâce est porté ici, à Morelos, où les derniers 10 % de l’eau du fleuve sont déviés vers le canal Reforma et acheminés vers la vallée de Mexicali afin que les Américains puissent tous manger des pousses d’épinards en janvier.
Cela se passe ainsi depuis plus de cinquante ans. Après la construction du barrage de Glen Canyon en 1966, le delta du Colorado fut laissé pour mort. Pas d’eau, pas de vie. Mais un accord sans précédent entre les États-Unis et le Mexique, appelé Minute 319, changea tout cela. Dans les huit semaines à suivre, un flot de 130 millions de mètres cubes d’eau – ce qui représente 130 milliards de litres – se déverserait à travers le Morelos le long du lit asséché. L’idée était de reproduire la dynamique des crues printanières du Colorado, en la faisant coïncider avec la période de germination des graines de saule et de peuplier. Pendant plus d’un an, des experts en restauration de l’environnement, accompagnés de l’Institut du Sonora d’Arizona et de Pronatura, le groupe écologiste le plus important du Mexique, avaient placé des plants et creusé des canaux d’irrigation, en particulier dans les zones basses où l’eau était déjà présente en quantités suffisantes pour alimenter les séries de peupliers et de saules – voire quelques castors et rats musqués. Avec un peu de chance, l’eau coulerait suffisamment loin le long du lit asséché pour atteindre ces zones. Avec un peu plus de chance encore, il y aurait assez de surplus d’eau dans les années à venir pour maintenir ces plants en vie. C’était l’idée la plus invraisemblable qu’on ait vu : prélevez une titanesque portion d’eau du fleuve le plus sollicité d’Amérique du Nord, expédiez-la à travers l’une des régions les plus arides du monde, et assistez à la transformation de ces terres désolées, oubliées de Dieu lui-même, en jardin d’Éden. Et la simple idée que quelqu’un ait pu concrétiser cela est fabuleuse, car l’Ouest est aussi sec que Mars en ce moment. Au cœur de la grande sécheresse de 2014, le lac Mead se vidait derrière le barrage Hoover à la vitesse d’une baignoire sans bouchon, les agriculteurs se disputaient l’eau comme des naufragés sur un radeau, et le Bureau of Reclamation (qui supervise la gestion des ressources en eau) avertissait les États d’Arizona et du Nevada de la nécessité de prévoir un rationnement pour 2016. Et au même moment, quelques 10 millions de dollars d’eau pure allaient être largués par dessus-bord. Honnêtement, personne ne pouvait dire si cela allait atteindre la mer. Personne ne savait ce qu’il allait se passer. Rien de tel n’avait jamais été tenté auparavant. Et tandis que des dizaines de scientifiques du monde entier s’étaient rendus sur le delta afin de mesurer les effets sur la salinité, l’hydrologie, la biologie et tous les autres facteurs imaginables, nous étions là pour prendre le pouls du fleuve d’une façon diamétralement opposée. Nous allions naviguer dessus. Asséché durant des décennies, allait-il à présent devenir ce canal d’irrigation dont on nous chantait les louanges ? Ou bien devrions-nous, quelque part à mi-chemin, encore loin des caméras et des piézomètres, invoquer l’esprit du Colorado ? Oubliez la science, nous étions là pour une séance de spiritisme.
Juste en contrebas du barrage au moins, le fleuve avait véritablement l’air de renaître. Chacune des vingt vannes du Morelo, sauf une, étaient grandes ouvertes, et il y avait tellement d’eau qui s’écoulait dans le lit qu’un lac s’était formé autour de l’édifice. Sous les yeux perplexes d’une poignée de badauds, notre flottille dépenaillée d’écumeurs de rivières achemina quelques canoës en aluminium et deux planches de paddle sur les rives du lac tout juste formé. L’eau allait être absorbée par le sable sec kilomètre après kilomètre, mais pour l’instant, tous les voyants étaient au vert. J’étais accompagné de quatre hommes, la quarantaine pour la plupart, qui avaient dédié leur vie au Colorado. Fred Phillips, originaire de Flagstaff en Arizona, le consultant qui avait organisé le voyage, était le premier écologiste expert en restauration environnementale, l’homme à l’origine de la transformation incroyable des rives stériles du Colorado en zones humides et verdoyantes. Pete McBride avait grandi dans un ranch du Colorado qui dépendait de l’eau du fleuve. Six ans auparavant, il avait tenté de suivre le cours d’eau sur 2 300 kilomètres jusqu’à la mer ; le livre et le film qu’il a réalisés de cette expérience sont d’inoubliables témoignages de l’agonie du fleuve, vecteur du liquide vital au sud-ouest. Osvel Hinojosa Huerta, 39 ans, était l’écologiste porteur des projets de restauration de Pronatura ainsi qu’un des plus grands ornithologues de la région, et il avait parcouru chaque kilomètre carré du lit du fleuve dans le cadre de ses recherches sur les oiseaux ; il pouvait à peine concevoir qu’il était sur le point d’effectuer ce même chemin en bateau. Sam Walton, un membre de la famille possédant Walmart, avait pour sa part officié pendant des années en tant que guide de rivière dans le Grand Canyon, et était également hydrologue. Il avait secondé Fred lors de plusieurs projets de restauration, et la Fondation de la Famille Walton avait subvenu à une partie des fonds nécessaires au projet de restauration et de crue programmée. Sam etait cependant devenu sceptique quant au succès de la stratégie d’ouverture des vannes – il craignait que trop d’eau ne termine simplement dans le sable du lit asséché, alors qu’elle aurait pu être acheminée directement aux sites de restauration par canaux – et il était là pour juger des résultats par lui-même. Comme chacun d’entre nous, cette résurrection du Colorado le surexcitait, quelle qu’en soit l’issue. Notre plan était de « commencer doucement, puis de dégager » – nous serions bien assez tôt à court d’eau sur laquelle naviguer –, mais Sam dévala la gorge sur sa planche jaune banane décorée d’un motif de Badfish, et disparut, tout à sa fièvre de l’eau. Le reste du groupe et moi suivîmes le programme initial. Pete naviguait sur un canoë et prenait des photos en rafale. Fred sortit sa guitare et joua à la hâte « The Baggage Boat Blues », une chanson composée par ses soins. Je ramai pour remonter le courant jusqu’à me retrouver au-dessus du barrage, allongé sur le dos, devenant sans doute la première personne à flotter sous ces vannes de barrage depuis que Chris McCandless s’y était faufilé dans son canoë en 1990, durant l’une des dernières crues qui avaient abreuvé l’aval du Colorado, sur sa route vers le Golfe de Californie et vers l’Histoire, into the wild. Le monde semblait renaître.
La mère des rivières
Quelques jours auparavant, le monde m’avait semblé très vieux. Vieux et à bout de forces. Je me tenais au milieu du lit asséché et contemplais ce misérable décor digne de Mad Max, ce fleuve frontière formant une bande de 37 kilomètres qui séparait le Mexique de l’Arizona et où des hommes et des femmes désespérés risquaient leur vie pour faire passer de la drogue ou pour passer eux-mêmes vers la terre promise. Si l’on se demandait quel endroit pouvait symboliser tout ce qui va de travers dans la région du delta, c’était celui-là. Du côté des États-Unis, la clôture rouillée de six mètres de haut surmontée de projecteurs halogènes se dressait au-dessus du fleuve, et des camions de patrouilles frontalières étaient à l’affût. À proximité se trouvait le pont de la ville mexicaine de San Luis Río Colorado, voûté au-dessus du lit du fleuve. Les gens de San Luis m’avaient raconté leur vie de pêcheurs dans les années 1990, lorsque d’inhabituelles années humides redonnaient vie au fleuve. Des bars, des carpes, des maigres. Adolescents, ils sautaient depuis le pont transformé en plongeoir. À l’heure actuelle, le plongeon se faisait à pic, de plus de dix mètres vers le fond du lit asséché. Des ados désœuvrés y faisaient des drifts dans le sable sur des vidéos amateurs, tournant en rond sur eux-mêmes.
J’essayais de concilier ce que je voyais avec la description qu’Aldo Leopold avait faite du delta du Colorado dans Almanach d’un comté des sables, un texte phare du mouvement de protection de l’environnement. En 1922, Leopold et son frère avaient remonté à la rame l’embouchure du fleuve depuis le Golfe de Californie, campant le long des bras qui serpentaient et des eaux « d’un profond vert émeraude ». Leopold avait été profondément attiré par cet endroit. « Le fleuve était partout et nulle part », écrivait-il, « car il n’a pas pu déterminer lequel des cent lagons verts offrait le passage le plus plaisant et le moins rapide vers le Golfe. Il s’est donc résolu à les traverser tous, et nous avons fait de même. Il se divise et se réunifie, il se tord et contourne, il fait des méandres dans d’incroyables jungles, mais sans tourner en rond, il courtise de ravissants bosquets, se perd et s’en réjouit, autant que nous. » Le fleuve que Leopold avait sous les yeux était « une terre vierge, où ruissellent le lait et le miel », emplie de gibier « trop abondant pour être chassé », que Leopold avait estimé aussi nombreux que les innombrables cosses qui pendaient de chaque mesquite. « À chaque méandre, nous voyions des aigrettes se tenant droites dans les étangs, chaque statue blanche de pair avec son reflet blanc. Des nuées de cormorans s’élançaient tête la première en quête des vifs mulets ; des avocettes, des chevaliers semi-palmés, et des chevaliers criards, sommeillant perchés sur une patte ; des canards colverts, des canards siffleurs, et des sarcelles qui s’élançaient vers le ciel en cas d’alerte… Lorsqu’une troupe d’aigrettes s’installait sur un saule vert un peu éloigné, on les aurait prises pour une chute de neige précoce. » Il n’y avait plus beaucoup d’oiseaux ici à présent. Quelques rangées de mesquites et de saules. Un cas classique de conséquences imprévues. Le delta recevait environ cinq centimètres de pluie par an, ce qui faisait passer le Koweït pour une forêt équatoriale. Mais grâce à son plus grand donateur, la région avait été le joyau écologique du sud-ouest des États-Unis. Alimenté par la fonte des neiges dans les Rocheuses, le Colorado sortait de son lit chaque printemps pour reverdir la région du delta à des kilomètres à la ronde. Le delta du Colorado, d’une surface de 8 000 km², représentait la moitié en taille du bassin sud du Mississippi et était, en raison de sa position d’oasis au milieu d’un vaste désert, probablement encore plus vital. Sur les milliers de kilomètres carrés de forêts qui s’étendaient autrefois sur les rives du bas Colorado, les saules endémiques et les peupliers ne subsistaient à l’heure actuelle que sur moins de 10 km². Le reste avait été gangrené par les tamaris, un buisson pelé et envahissant qui était l’une des uniques espèces de plantes à pouvoir survivre dans les sables salés du delta d’aujourd’hui. La voie du Pacifique était elle-aussi en péril. Cette artère aérienne était empruntée par des milliards d’oiseaux et s’étendait de l’Alaska à la Patagonie, et ces voyageurs du ciel devraient donc dorénavant effectuer les 650 km de survol périlleux à travers le désert de Sonora sans nourriture ni repos.
Après une heure de trajet, le fleuve était plus vivant que jamais.
Même aujourd’hui, peu d’Américains se rendent compte que le fleuve qui a creusé les paysages de canyons et qui emplit le lac Mead est le même qui a maintenu en vie la Basse-Californie et le désert de Sonora. À l’époque de la construction effrénée de barrages, les agriculteurs et les urbanistes étaient trop heureux de voir ce fleuve sauvage changé en un système d’approvisionnement hydraulique docile. Denver, Las Vegas, Phoenix, Tucson, Albuquerque, Los Angeles, San Diego, Mexicali et de nombreuses autres municipalités s’abreuvent du Colorado quotidiennement. C’est également des Américains d’aujourd’hui. La plupart des légumes d’hiver aux États-Unis sont cultivés dans les vallées irriguées du sud de la Californie et de l’Arizona. Nos réfrigérateurs sont remplis de légumes verts du Colorado. Nos bœufs ont été engraissés à la luzerne du Colorado. Même notre lait est probablement un produit transformé issu du Colorado. Nous nous abreuvons tous au sein de la mère des rivières.
La Vanne 11
J’avais prévu un fiasco. Je m’étais dit que l’eau ne serait pas assez profonde. Je m’étais dit que l’eau serait sale. Je m’étais dit que nous devrions ramper à travers les fourrés de tamaris. Luttant contre les débris à la dérive et l’écume. J’avais eu tort à tous les niveaux. Nous dévalâmes un fleuve digne de ce nom. Il faisait 2,50 mètres de profondeur, environ 300 de large et se mouvait, froid et vert dans la lumière du désert. « Tu t’attendais à ça ? » ai-je demandé à Osvel. « C’est encore mieux ! » a-t-il répondu, le sourire jusqu’aux oreilles. Petit, rond et serein, Osvel était un Bouddha coiffé d’un sombrero – un tempérament grâce auquel il avait mis dans sa poche les responsables institutionnels et les associations des deux pays. En 2012, il a été nommé Nouvel Explorateur par National Geographic, et sa récente notoriété lui a valu de passer beaucoup de temps en déplacement. Quand on lui demande comment il apprécie sa nouvelle vie faite de congrès et de conférences de presse, il hausse les épaules, sourit et déclare simplement : « Les oiseaux me manquent. »
Au-dessous de moi, des tamaris noyés oscillaient comme des algues dans le courant. Nous volions à travers une forêt, nos planches comme des tapis volants. Occasionnellement, je heurtais un tamaris et chancelais tel un pirate saoul, mais le niveau du fleuve était monté au-dessus de la plupart des obstacles. Après une heure de trajet, il était plus vivant que jamais. Et l’intégralité de ce flot ne représentait que 0,7 % de son débit annuel. Nous surfions sur de l’infinitésimal. Et pourtant, cette crue miraculeuse – considérée comme si importante par les deux pays qu’elle avait suscité une matinée entière de beaux discours de la part d’à peu près tout le monde, depuis le gouverneur de Basse-Californie (« Il y a 260 fleuves qui traversent des frontières dans le monde, et c’est le premier événement de ce genre dans l’histoire de la Terre ! ») jusqu’au secrétaire adjoint de l’Intérieur américain (« Rétrospectivement, cela semble tellement évident que des voisins doivent veiller l’un sur l’autre… ») – avait nécessité quinze années de lobbying pour enfin porter ses fruits.
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Le 23 mars, je m’étais rendu avec une foule de 200 personnes sur les berges surplombées par le barrage Morelos, pour contempler le monolithe de béton dans l’attente de l’ouverture de la première vanne. À mes côtés, Jennifer Pitt, la directrice du Projet Colorado lancé par le Fonds pour la Défense de l’Environnement, et Peter Culp, un avocat de Phoenix imbattable en matière de problèmes liés à l’eau du Colorado, retenaient leur souffle. « Ça fait longtemps que nous attendions cela », me confia Pitt. Cela remontait à 1998. Pitt, déjà actif au sein du Fonds pour la Défense de l’Environnement, et Culp, alors étudiant en droit bénévole pour l’Institut de Sonora, avaient eu les premiers l’idée de ce projet de nouveaux accords de partage pouvant inclure la libération d’une certaine quantité d’eau pour le delta.
Des années durant, l’idée fut totalement laissée dans l’oubli. Le Mexique et les États-Unis se disputaient les réserves en eau du Mexique, et jusqu’en 2006, la communication se faisait le plus souvent via les tribunaux. Il aura fallu un séisme pour secouer tout le monde et que chacun repasse à l’action. À Pâques 2010, une secousse de magnitude 7,2 détruisit la majeure partie du système de canalisation côté mexicain. Les États-Unis convinrent de stocker une portion de l’eau destinée au Mexique dans le lac Mead en cas d’urgence, jusqu’à ce que le Mexique puisse de nouveau l’utiliser, et les relations ont commencèrent à se réchauffer. En novembre 2012, Minute 319, le dernier amendement en date du Traité de l’Eau de 1944 entre les deux pays, fut signé. Il accordait au Mexique, qui n’avait pas de réservoirs propres, le droit de stocker les futurs surplus d’eau dans le lac Mead en échange de sa participation aux frais occasionnés par d’éventuelles futures pénuries. Les États-Unis acceptèrent d’investir dans l’amélioration du système d’irrigation mexicain, et une partie de l’eau ainsi préservée fut consacrée à la réhabilitation du delta. Au Mexique, la Confédération agricole nationale s’opposa à ce qu’elle considérait comme une mainmise sur l’eau par les États-Unis, et l’Imperial Irrigation District (Département de l’irrigation dépendant de la ville d’Imperial, en Californie) ainsi que la ville de Los Angeles se querellèrent à propos de leur rôle respectif dans l’accord. Ces voix qui s’élevaient furent cependant étouffées par le volet environnemental du projet, qui le rendait populaire auprès des deux pays. Ainsi que le formula Pitt : « Comment pouvait-on ne pas régler ce problème ? C’est tellement évident. Et cela touche les gens personnellement. La situation en place n’était tout simplement pas juste, surtout quand il s’agit du fondement de quelque chose d’aussi noble que le Colorado. » Sur ces considérations, la Vanne 11 s’ouvrit en grinçant, une masse d’eau vive et d’écume jaillit du barrage, et tout le monde se déchaîna. Jennifer et Peter levèrent le poing en l’air, des appareils photo crépitèrent. Deux drones bourdonnaient au-dessus de nos têtes. Un rideau d’eau afflua au-dessus du marais, bouillonnant des bulles d’air qui s’échappaient, et vint lécher nos pieds. Des bouchons de champagne sautèrent. Jennifer aspergea Osvel. Osvel aspergea Francisco Zamora, le directeur de l’Institut de Sonora, qui s’écria « ¡Hay agua! » (« Voilà l’eau ! »). Et nous observâmes tous une arabesque se frayer un chemin vers l’aval le long du lit, hésiter dans un bassin, l’air indécise, puis sembler se décider, franchir le bord et s’écouler enfin. Si l’eau pouvait atteindre les 80 kilomètres, elle atteindrait le site de restauration de la Laguna Grande, où des dizaines de milliers de jeunes arbres avaient été plantés par Pronatura et l’Institut de Sonora. C’était si facile, dis-je à Peter Culp. Ouvrir les vannes et laisser couler l’eau, tout simplement. Cela devrait avoir lieu chaque année. Mais Culp demeurait sceptique sur le fait que cela puisse se reproduire. Conformément à l’accord Minute 319, le Fonds pour la Défense de l’Environnement, l’Institut de Sonora et Pronatura s’étaient mis d’accord pour une quantité de 64 millions de mètres cubes à fournir dans les cinq ans, afin de maintenir les nouveaux arbres en vie. Ils se précipitèrent pour acheter les droits à l’eau aux agriculteurs mexicains, et s’associèrent avec The Nature Conservancy, le Centre Redford et la National Fish and Wildlife Foundation dans une campagne de levée de fonds intitulée Raise the River (« Faites monter le fleuve ») afin de collecter les 10 millions de dollars nécessaires. Même Will Ferrell et Kelly Slater (respectivement comédien et surfeur professionnel) mirent la main à la pâte, en apparaissant dans une parodie d’annonce officielle face à Robert Redford, dans laquelle ils proposaient une alternative à la montée du niveau du fleuve : déplacer l’océan.
En 2017, l’accord devra être renégocié, et il n’y a aucune garantie qu’il inclura alors de l’eau pour l’environnement. Les projections indiquant un accroissement de 20 millions d’habitants dans le sud-ouest des États-Unis durant les deux prochaines décennies, conjugué à des modélisations climatiques prévoyant, elles, une baisse de 10 % du débit du Colorado, trouver l’eau supplémentaire devient difficile. Honnêtement, le fait que cela ait pu se produire ici en 2014 fut un petit miracle. Jusqu’au moment où la première vanne du barrage s’ouvrit, je m’attendais presque à l’arrivée soudaine d’hélicoptères noirs réclamant la précieuse ressource au nom de la cité-état de Los Angeles.
Mead is dead
Savoir que cette crue ne se répéterait peut-être jamais rendait plus surréalistes encore ces moments où nous bifurquions et descendions le long de ces méandres pour finalement nous retrouver au milieu d’un bayou luxuriant qui faisait davantage penser au Mississippi qu’au Mexique. Les castors frappaient de leur queue à notre approche. Les abeilles butinaient les fleurs des saules. Les graines pleuvaient par milliards. Osvel tendit l’oreille et énuméra les noms des oiseaux. Une nuée d’ibis à tête blanche tournait au-dessus de nos têtes. Des perles de lumière apparaissaient là où la surface de l’eau se bombait autour des tiges de quenouilles. « Ça ressemble bizarrement à un lagon vert », fis-je remarquer. « Je n’arrive pas à croire à quel point cela paraît normal », dit Pete, une lueur d’émerveillement sur le visage. « La mémoire écologique est tellement puissante. » Lorsque Pete avait tenté d’effectuer ce même trajet en 2008, ses réserves d’eau s’étaient trouvées insuffisantes pour qu’il puisse poursuivre son voyage et il avait finalement dû franchir 140 km d’étendue salée pour rallier la mer. « C’était l’enfer », dit-il, « une véritable galère. Le pire voyage que j’ai jamais fait. »
« Je n’en reviens pas que cela puisse être si sûr », déclara Sam. Quelques années auparavant seulement, chaque crime connu avait pour théâtre les tamaris du fleuve-frontière. « Nous voyions des gens louches tous les jours quand nous étions sur le terrain », renchérit Osvel. « Un jour, nous étions en pleine étude ornithologique – nous portions toujours une machette avec nous – et nous sommes arrivés dans un endroit découvert. Des gens pointèrent des pistolets sur nous en criant : “Posez cette machette !” » Il se trouvait qu’ils étaient de la police, ce qui ne le soulagea que partiellement. « Ils étaient sur les nerfs, et se trouver en face de gens nerveux qui pointent des armes sur toi n’est jamais drôle. » « Voilà qui va clore mon chapitre de navigation sur le Colorado », s’amusa Fred. « J’avais tout fait sauf cette partie-là. Le point culminant de ces dix dernières années. » Fred avait les cheveux en désordre, les yeux humides et un sourire malicieux qui faisait transparaître l’adolescent rebelle qu’il était il y a 25 ans de cela (deux séjours en taule). Un beau jour, durant une cérémonie indienne, il avait été saisi d’intenses visions dans lesquelles il s’était vu lui-même voler à travers un verdoyant couloir de peupliers et de saules, de la lumière émanant de sa poitrine. Cela avait orienté sa carrière. « J’essaie de rester à l’écoute de l’aspect spirituel de ce travail, au lieu de n’y voir que de la salinité et de l’hydrologie », m’expliqua-t-il.
Tandis que nous pagayions en entrant en ville, cinq cavaliers se mirent à galoper dans l’eau à nos côtés.
Je vois Fred comme un chaman de la restauration d’écosystèmes. À peine sorti du lycée, il passa six ans à vivre avec les Indiens mojaves et navajos le long du bas Colorado en Arizona, et redonna vie à des dizaines d’hectares de zones humides. J’ai arpenté et pagayé dans des marais gazouillants et grouillants de vie qui se sont concrétisés dans la tête de Fred. Tandis que d’autres projets de réhabilitation ressemblent à des pépinières, ceux de Fred sont comme de romanesques jardins japonais, avec des rangées de saules et de fleurs sauvages qui alternent avec des points d’eau et des sentiers. Bien qu’il n’était impliqué dans aucun des projets de réhabilitation de Minute 319, ses sites étaient ceux dans lesquels les ONG invitaient les donateurs potentiels et les représentants du gouvernement pour susciter leur générosité. Comme me l’avait dit Osvel, « Fred a toujours un temps d’avance ». En fin d’après-midi, nous avions déjà parcouru plus de 30 kilomètres, et les peupliers avaient disparu. Des milliards de petits crustacés, en hibernation dans des œufs pendant une décennie ou plus, avaient émergé et se régalaient d’algues au bord de l’eau. De hauts bancs de sable – peut-être l’équivalent de 100 000 ans de canyon en poudre – encadraient le flux. Au-delà, un néant kaki. De temps à autre apparaissait un cactus noyé ondulant vers nous, semblant tout droit sorti d’une peinture de Dalí. Nulle âme qui vive. Pas un chat, du moins jusqu’à ce que nous franchissions un méandre au coucher du soleil et que la pulsation d’une musique mariachi nous parvienne. La ville endormie de San Luis Río Colorado s’était réveillée. L’eau l’avait atteinte le jour précédent et la fête régnait depuis lors. Les enfants s’éclaboussaient et jouaient dans les endroits peu profonds. Des dizaines de camions étaient alignés le long des rives, enceintes à fond. Un camion de glaces et un vendeur de noix de coco faisaient un commerce juteux sur la plage située sous le pont. Un des plus optimistes s’était équipé d’un filet et était entré dans l’eau jusqu’au torse, le projetant autour de lui. Les réalisateurs français, qui travaillaient sur un documentaire de deux heures dans le cadre de leur série Les gens du fleuve, nous attendaient.
Tandis que nous pagayions en entrant en ville, cinq cavaliers se mirent à galoper dans l’eau à nos côtés, projetant des éclaboussures sur leur passage. C’étaient des professionnels de la Charraria, une danse mexicaine à cheval qui s’apparente à du rodéo. Ils improvisèrent un spectacle pour la foule en liesse. Les chiens aboyaient. Les poules caquetaient. Un cheval expédia l’un des caméramen français à terre. Un vieil homme avec une canne titubait au bord de l’eau, en prenant des photos avec son smartphone. Sam était assis, jambes croisées sur sa planche et souriait. « Je pense que j’avais sous-estimé l’impact social », dit-il. « Ce sont plus que des branches du fleuve qui reviennent à la vie. » Le type optimiste sortit de l’eau à grandes enjambées, le sourire aux lèvres, tenant au bout d’une corde une carpe de la taille de son bras. Je dépassai l’un des gars qui avait l’habitude de sauter du pont. « Content de retrouver le fleuve ? » demandai-je. « Bien sûr, amigo ! » cria-t-il. « C’est notre nom ! »
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Nous campâmes au milieu des mesquites, une forêt qui avait été restaurée par Pronature, où les connaissances d’Osvel à Pronatura nous attendaient avec des tamales, de la tequila, de la bière Tecate, ainsi qu’une montagne de viande marinée à griller, si imposante qu’elle tint jusqu’au petit-déjeuner. À l’accord bilatéral entre les deux pays, nous contribuâmes de trois guitares et d’une mandoline. Juan Butron, un habitant du coin à la peau tannée qui avait travaillé pour Pronatura et qui nous aiderait le lendemain à naviguer dans le dédale du delta, se joignit à nous juste à temps pour interpréter une version entraînante de « La Bamba » en direction des étoiles, accompagné en fond par quelques coyotes.
Autour du feu de camp, nous discutâmes de ce qu’il faudrait faire pour que San Luis retrouve son fleuve de façon permanente. « J’aimerais que la mémoire collective s’améliore », lança Sam tout en grattant sa guitare, l’air un peu absent. « Y aura autant d’engouement dans trois ans quand il n’y aura plus tout cela à montrer ? » Avec le soutien de Sam, l’entreprise de conseil de Fred avait mis au point un scénario pour les projets de restauration du delta, qui se servirait de vannes et de digues pour retenir sensiblement plus d’eau que ne le font les canaux en terre creusés dans les sites actuels, mais cela ne donna pas suite. « Il y aura beaucoup d’excuses pour ne pas aller plus loin », poursuivit-il. « Mais l’opportunité est énorme. C’est une affaire à suivre. » Et comment ! Voici la version courte : d’ici dix ou vingt ans, sauf si la sécheresse s’améliore vraiment ou que tous les habitants de Los Angeles se mettent à recycler leur propre urine, le lac Mead va s’assécher, et le sud-ouest américain dans son intégralité devra remballer ses jouets et déménager avec ses parents vers l’est. Voilà la version plus longue : chaque année, selon la Loi sur le Fleuve, le pilier de législation centenaire qui détermine l’allocation de l’eau du Colorado, le lac Mead doit distribuer 1 850 millions de m³ d’eau au Mexique, 5 427 à la Californie, 3 454 à l’Arizona, et 370 au Nevada. 740 millions de m³ de plus sont perdus par évaporation. Mais le réservoir reçoit 1 480 millions de m³ –l’équivalent de quatre Las Vegas – de moins qu’il n’en donne. À l’heure actuelle, il ne reste plus que 14 800 millions de m³ d’eau du lac Mead. Un très, très mauvais calcul ? Oui, en effet, mais le calcul initial fut effectué pendant une période particulièrement humide du début du XXe siècle, où il semblait y avoir plus qu’assez d’eau pour combler les besoins de ce sud-ouest peu densément peuplé. Même à l’heure de l’explosion de la Sunbelt (les États méridionaux des États-Unis, ndt) dans les années 1980 et 1990, les gestionnaires du lac Mead n’en firent pas les frais, grâce à une série d’années humides dues au phénomène El Niño.
Le couperet tomba en 2000, quand la plus grande sécheresse des 1 200 dernières années s’abattit sur le sud-ouest. Le pire, c’est que des recherches archéologiques révélèrent que les années humides du XXe siècle étaient l’exception et que la norme se rapprochait davantage des années sèches du XXIe siècle. Depuis 2001, le niveau du lac Mead chute de 4 à 4,30 mètres chaque année. Il est à présent de 335 m, avec un anneau blanc se trouvant à 35 m au-dessus de l’eau, ce qui montre parfaitement l’ampleur de la baisse. Lorsque le lac Mead passera la barre des 330 m, ce qui devrait se produire en 2016 ou en 2017, le rationnement débutera automatiquement. Des agriculteurs d’Arizona commenceront à ne plus être approvisionnés. À partir de 320 m – ce qui est probablement une échéance pour 2020 –, Las Vegas perdra le niveau actuel de son alimentation en eau, les agriculteurs en Arizona disparaîtront, et le Hoover Dam cessera d’être en mesure de produire de l’énergie hydroélectrique. « Toutes ces terres agricoles bénéficient d’électricité subventionnée par l’État fédéral », avait souligné Culp alors qu’il regardait l’eau s’écouler du barrage Morelos. « Et du jour au lendemain, ces exploitations agricoles se retrouveront à acheter l’électricité au prix du marché, cinq fois plus cher. » Quand le niveau atteindra les 300 m, aux alentours de 2025, Phoenix sera grillé, Las Vegas perdra ses nouveaux apports, et l’agriculture deviendra impossible dans de larges portions du sud-ouest. « Et en parallèle, selon Culp, il y a des banques et des marchés boursiers pour dire, en gros, que le marché immobilier à Las Vegas et Phoenix ne semble pas être un si bon investissement. La dernière fois qu’ils ont conclu une telle chose, ça a coulé l’économie mondiale. » C’est ce qui fait que Culp soupçonne que des mesures d’urgence se déclencheront avant cela. « Ce n’est pas imaginable qu’on laisse Mead passer la barre des 300. Ce serait vraiment terriblement idiot. » Ralentir la chute du lac Mead nécessiterait de suspendre la Loi sur le Fleuve, qui stipule que le sud de la Californie resterait indemne pendant que ses voisins s’effondrent – une éventualité que Culp juge peu probable. « Ce n’est pas plausible que l’Arizona et Las Vegas soient entièrement privées d’eau sans que les restrictions affectent la Californie. Vous vous imaginez les autorités fédérales inactives et permettre que cela se produise ? » Imaginez-vous plutôt un Tsar des eaux fédéral, terriblement impopulaire, déclarer l’état d’urgence et partager l’eau du sud de la Californie afin de maintenir Phoenix et Las Vegas en vie sous intraveineuse. Représentez-vous un contentieux juridique d’une ampleur inédite ramper le long des dunes du Mojave.
Aller de l’avant
Voici quel serait le scénario-apocalypse. Et qui n’apprécie pas l’adrénaline stimulante de la ruine qui approche ? L’an 2000. Les pics pétroliers. Et à présent la grande sécheresse imminente. Les lits de rivières asséchés et les anneaux de baignoire blancs font les gros titres. Sam souhaite qu’il y ait moins d’attention portée aux scénarios catastrophes et plus d’écoute sur les solutions intelligentes au problème de l’eau – les façons de guider l’ouest dans ces épreuves et ces échéances vers un futur verdoyant de villes rayonnantes, d’agriculture super efficace, et d’un delta du Colorado renouant avec la vie. Il se trouve que, même avec les estimations de débits les plus basses pour le Colorado, on y dispose d’assez d’eau pour accomplir toutes ces choses, si – et il s’agit d’un grand « si », d’un « si » aussi vaste qu’un horizon du désert de Sonora – nous devenons intelligents. Vraiment intelligents. Intelligents comme les Enfants de Dune. À titre d’exemple, alors que Phoenix utilise 625 litres d’eau par personne par jour, Tucson n’en utilise que 485. L’une des différences ? Phoenix met toujours en avant une apparence soignée de jardins resplendissants, tandis que Tucson a intégré que son identité était liée au désert voilà des décennies. Dehors les pelouses, faites entrer les cactus ! Toutes les nouvelles habitations sont obligées d’inclure un système de réutilisation des eaux grises pour l’irrigation. La ville propose des aides pour la mise en place de toilettes à faible débit et de collecteurs d’eau de pluie. Et 10 % de l’eau utilisée par la ville est récoltée dans le système d’égouts, traitée, et réutilisée pour l’irrigation. Cela ne peut cependant pas aider Las Vegas, où chaque goutte d’eau qui s’écoule dans une canalisation ou dans une chasse d’eau est traitée et renvoyée dans le lac Mead. (À Las Vegas, on boit vraiment sa propre urine.) La seule eau perdue est celle qui est utilisée pour l’irrigation et l’arrosage, et même la portion de celle-ci a chuté depuis que la ville a interdit la mise en place de nouvelles pelouses, et a commencé à subventionner la substitution des plantes dans les jardins existants par de la végétation du désert. La consommation d’eau à Las Vegas a chuté d’un tiers. Los Angeles paye également 20 dollars par mètre carré de pelouse retirée.
Le deuxième jour, à l’aube, Fred nous couvrit tous de fumée de sauge et d’une plume de dinde.
Chaque ville du sud-ouest devra monter dans le wagon à la suite de Las Vegas. Et c’est possible. L’Australie s’y est déjà attelée. Là-bas, des villes qui sont confrontées à une forte aridité depuis plus longtemps que le sud-ouest américain consomment par personne juste un peu plus de la moitié de la consommation de leurs alter-ego américaines. Si le sud de la Californie seul adoptait les règlements australiens liés à l’arrosage en extérieur et aux systèmes bas débit, cela permettrait d’économiser 1 600 millions de m³ d’eau par an – soit davantage que le déficit du lac Mead. L’agriculture peut encore faire plus – bien que les vraies améliorations doivent venir des carnivores. Au moins 70 % de l’eau du bassin du Colorado est utilisée pour l’agriculture, et la majeure partie de cette portion sert à faire pousser la nourriture du bétail, comme la luzerne. Cela signifie que plus de 6 000 millions de m³ extraits du fleuve – ce qui représente un tiers de son débit – sont transformés en lait ou en hamburgers. Et force est d’admettre que la production de hamburgers constitue une utilisation particulièrement stupide du fleuve Colorado. Chaque hamburger nécessite approximativement 2 m³ d’eau. Si chaque Américain mange un hamburger de moins chaque année, nous aurons alors libéré une généreuse portion du débit annuel du fleuve. Mais cela ne reviendrait pas au fleuve. Les réglementations actuelles, du type « ce qui n’est pas consommé est perdu », ne permettent pas aux agriculteurs de vendre le moindre surplus qui leur est alloué, et ils finissent donc par cultiver le plus de luzerne possible et à la vendre sur le marché mondial. Peter Culp estime que plus de 200 millions de m³ d’eau – une fois et demi le volume de la crue artificielle – sont acheminés vers la Chine sous forme de luzerne, et encore davantage vers le Japon. Un marché de l’eau ouvert autoriserait à la fois les villes et les organisations gouvernementales à payer les agriculteurs bien plus que ce qu’ils obtiennent aujourd’hui de la vente de luzerne. Les organisations de conservation œuvrent à la création d’un tel marché ouvert, mais leurs efforts devront faire face à des années de bras de fer politique. Nous n’avons pas des années devant nous, il faut donc s’y mettre. Passer des toilettes au robinet. Du bœuf aux haricots. Une nouvelle génération de cow-boys amateurs de falafels contrôlant le compte-goutte du système d’irrigation de leurs oliveraies. Et passant la basse saison à naviguer sur le delta du Colorado.
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Le deuxième jour, à l’aube, Fred nous couvrit tous de fumée de sauge et d’une plume de dinde. « Un peu d’amour pour le delta », expliqua-t-il en me soufflant de la fumée à la figure. En voyant mes yeux écarquillés, il sourit et me dit : « Cela t’aide juste à te débarrasser du superflu. Pendant longtemps j’ai trouvé ça bizarre, en me demandant de quel droit je pouvais faire ces choses ? Mais l’ancien de la tribu Navajo qui m’a enseigné cela m’a dit : “Peu de gens dans ma tribu le font, donc quelqu’un doit s’en charger.” » En embarquant, nous eûmes le sentiment d’être en quête d’une vision, arpentant les futurs possibles du Colorado. Il n’y avait plus de lagons verts. L’eau s’était faite plus trouble, plus sablonneuse, moins profonde. Par endroits, la surface était ponctuée de nuages de saleté moussante et brune. « Les Mojaves appellent ça de la merde de tortue », dit Fred. « Ça recouvrait le fleuve avant qu’il n’y ait les barrages. » Juan repéra un mystérieux sac à dos, coincé dans un tourbillon. Il rama dans sa direction, approcha son bras, puis se ravisa. « Mala vibra », dit-il. Mauvaises vibrations. Juan, un Sonorense de la vieille école, âgé d’une soixantaine d’années, pagayait en uniforme standard composé d’une chemise en jean cintrée, d’un pantalon en jean serré, et de bottes de cow-boy rouges de poussière. Il considérait les planches de paddle avec scepticisme. « Tu veux essayer ? » demanda Sam. Non, merci. Nous vîmes des choses bizarres. Au détour d’un méandre, le fleuve bouillonnait furieusement, comme une gigantesque cuve où l’on préparerait des pâtes, et de l’air s’échappait par bulles du fond sableux. « Voilà quelque chose que je n’avais jamais vu », dit Fred.
« Moi si », dit Sam. « Lors de crues éclair. » En entrant profondément dans le sable, ainsi qu’il l’avait prédit, l’eau avait forcé l’air longtemps enfoui à remonter à la surface. Il fixa longuement le chaudron bouillonnant. « Cet aquifère asséché est la carte non-dévoilée. Je suis très curieux de voir comment l’eau des nappes phréatiques va réagir. » Nous écoutâmes tous le gargouillis menaçant, le son du fleuve s’étouffant avec le sable. « J’espère que ce fleuve atteindra la mer », dit Sam. « Même si cela prouve que j’avais tort. » Sam proposa à nouveau le paddle à Juan. Juan haussa les épaules. « Allez, essaie. » OK. Juan retira ses bottes de cow-boy, monta sur la planche et s’employa à descendre le courant avec sa chemise en jean cintrée, son pantalon en jean serré et ses pieds nus. Une expression étrange parcourut son visage quand il orienta son poids et regarda l’eau qui l’entourait. Il commença à fredonner pour lui-même. « Esta agradable », c’est agréable, murmura-t-il. En fin d’après-midi, je demandai à Juan s’il voulait remonter sur le canoë. Il m’ignora. Nous sûmes que nous allions être arrivés au bout du fleuve quand le canal se fit moins profond et que nous commençâmes à ramer dans 30 centimètres d’eau brune et obstruée par les tamaris. Osvel et moi étions dans l’un des premiers canoës et, en déblayant des tamaris, nous vîmes un mur de sable de trois mètres de haut qui barrait le lit du fleuve – un passage à niveau installé par un agriculteur quelconque qui ne s’attendait pas à ce que le fleuve coule à nouveau un jour. J’avisai le mur et me dit : voilà comment cela se termine.
Mais c’est alors que nous vîmes deux silhouettes se tenant sur le gros obstacle. C’était Peter Culp et Jennifer Pitt, qui étaient depuis des jours à la recherche de l’avancée du fleuve en jeep à travers des terrains agricoles stériles. Après avoir repéré le mur depuis les airs, l’ONG avait persuadé un ouvrier des travaux publics local de creuser une ouverture en urgence dans la barrière de sable. Il était à présent toujours trop haut pour que l’eau passe, mais il s’en fallait de peu. Osvel et moi parcourûmes les derniers centimètres navigables, heurtant nos rames au fond sableux, jusqu’à ce que notre proue touche le sol et nous immobilise. Nous avions bu le fleuve jusqu’à la lie. Les autres arrivèrent à notre suite. « Maintenez le courant ! » crièrent-ils. Nous attaquâmes le passage avec nos rames, pelletant pour l’aplanir jusqu’au niveau de l’eau. Peter et Jennifer se joignirent à nous. Quinze années durant, ils avaient rédigé des rapports, trié des compte-rendus, levé des fonds et courbé l’échine pour que l’eau arrive jusqu’à ce point. Ils creusaient à présent à mains nues pour qu’elle parcoure quelques dizaines de centimètres de plus. À 18 h 24, alors que les ombres des tamaris s’allongeaient sur les sables teintés de rouge, le premier filet d’eau s’échappa du passage et s’écoula de l’autre côté, dans le lit du fleuve encore vide. Cris de joie de l’équipe. L’eau reprenait rapidement ses droits, gagnant de la vitesse, grignotant les murs de sable du passage. Pendant la nuit, le niveau monta et nous descendîmes de mini-rapides encore et encore, sur nos planches de paddle, frappés sur nos flancs par un pan de route occasionnel. Pronatura avait acheminé le camion de Fred depuis Morelos pour remporter notre équipement au retour, et nous passâmes la nuit au bord du fleuve, dormant sur le sable. Nous avions parcouru 50 km. Ce qui signifiait qu’il nous en restait encore environ 110 pour atteindre la mer, incluant des portions très arides. L’eau n’avancerait que de quelques kilomètres supplémentaires le lendemain, et le jour suivant, rampant à travers les terres salines. Une semaine de plus, et elle rejoindrait les bassins de la Laguna Grande, où 100 000 arbres étaient sur le point de bourgeonner, et elle atteindrait alors des endroits – et des gens – qui n’avaient plus pensé revoir un jour de l’eau. Sans fleuve sur lequel naviguer, nous retournâmes à nos vies respectives. Fred en Arizona, Sam et Pete dans le Colorado, et moi dans le Vermont. Osvel et Juan à leurs activités de décompte des oiseaux et de régulation des flux à Pronatura. Sam offrit sa planche à Juan, en ayant gribouillé « Por Juan del Rio » sur la planche jaune. Quelques jours plus tard, ils commencèrent à réduire le débit sortant de Morelos, et le fleuve ralentit en proportion. Je fus donc étonné de recevoir un message de Pete. Sam et lui étaient retournés au delta. « Je dois faire la jonction avec la mer », m’écrivait-il. « C’est comme si ma mission était inachevée sans cela. » À l’aide de Juan sur son paddle de sourcier, ils divisèrent le trajet en grosses tranches d’une trentaine de kilomètres chacune, en attendant que l’eau ait au préalable atteint chaque point étape. Cela ne fut pas une partie de plaisir.
« Nous avons trouvé le Colorado déchaîné, sauvage, exactement là où nous l’avions laissé. »
« C’était la guerre », écrivait Pete. « Défricher, implorer les planches pour qu’elles avancent à travers une jungle de quenouilles et de mesquites morts ou vivants. Cela restera l’une des descentes les plus difficiles dans les annales de ce gamin. » Ils bataillèrent contre les moustiques et les températures de 40 degrés ; ils naviguèrent au-dessus de serpents corail et au-dessous d’oiseaux en voie de disparition comme les râles tapageurs. Vers la fin du périple, ils durent avancer furtivement, à plat ventre sur la planche et en pleine nuit, à cause des malditos – les narcotrafiquants qui sévissent dans le delta inférieur. Mais le 5 mai, ils atteignirent la limite de marée haute du golfe et touchèrent l’eau salée. Voilà pour le tombé de rideau. Le 21 mai, les vannes du barrage Morelos se refermèrent en grinçant, et une dernière salve d’eau serpenta dans la poussière. San Luis Río Colorado était de retour à sa condition de ville sur un bac à sable. Cette grande expérience valait-elle le coup ? Pour Sam, cela dépend de ce qui suivra. « Une crue ne remet pas sur pied un organisme vivant, mais cela nous rappelle qu’il est en vie », conclut-il. « Sachant cela, allons-nous laisser le fleuve retourner à son hibernation, ou allons-nous le faire se lever à nouveau ? Chaque année ? De façon permanente ? En ayant vu le fleuve frontière plein et vide, en ayant vu le barrage ouvert et fermé, je saisis à présent plus que jamais que d’une certaine façon, ce n’est qu’un choix à faire, et je dois me rendre à l’évidence que pour tous ceux, Mexicains ou Américains, qui auront eu cet avant-goût du delta en ce printemps 2014, ce sera un choix simple. » « Nous avons trouvé le Colorado déchaîné, sauvage, exactement là où nous l’avions laissé, et il s’ébrouait dans ses anciens terrains de jeux comme un enfant démesuré. Pendant quelques kilomètres galvanisants, il était dans son élément, tout comme nous. Il faisait irruption dans une centaine de lagons verts, traversant chacun d’entre eux, tout comme nous. Il se divisait puis se réunifiait, se contorsionnait et louvoyait, faisant des méandres dans d’incroyables jungles, se perdant avec joie, et nous faisions de même. Il remuait et bousculait des voies depuis longtemps oubliées, en tentant de trouver un chemin harmonieux pour aller de l’avant, tout comme nous. »
Traduit de l’anglais par Matthieu Volait et Caroline Bourgeret d’après l’article « The Day We Set the Colorado River Free », paru dans Outside. Couverture : Le fleuve Colorado. Création graphique par Ulyces.