En route pour une partie de golf au volant d’une Nissan Sentra de location blanche, je longe une église et un pâté de 250 habitations à proximité du lac Killarney, en Louisiane. Les maisons, petites mais bien ordonnées, sont dotées de jardinets bien entretenus et de conteneurs de recyclage. Les résidents qui m’aperçoivent m’adressent un signe de la main. Une scène d’exposition a priori familière pour les milliers de résidences sécurisées avec terrain de golf, qu’on retrouve un peu partout dans le pays.
Sauf qu’ici, avant de rejoindre le parcours, je dois m’acquitter d’une formalité pour le moins inhabituelle : « Avez-vous une arme à déclarer ? », questionne le gardien de sécurité à l’entrée. « C’est bon, vous pouvez passer. Le magasin est sur votre droite. » Je paye mon entrée et me dirige vers le premier trou. En guise de jalons de départ, des menottes blanches verrouillées. En retrait du lac, six tours de surveillance me scrutent à bonne distance. Pour quelqu’un qui se poserait des questions sur le système carcéral américain qui occupe de plus en plus d’espace, le pénitencier de l’État de Louisiane apporte une réponse. Il possède en effet son propre parcours de golf. Il y a autant de centres correctionnels aux États-Unis que de résidents à la prison d’Angola : 5 300, et on compte encore. Mille cinq cents sont des prisons d’État ou fédérales, 3 000 sont des prisons locales et le reste se subdivise entre les prisons pour mineurs et les centres de détentions privés. Il y a assez de prisonniers aux États-Unis pour remplir tous les stades de football d’un seul tenant – 80 000 d’entre eux n’y auraient pas leur place. La grande majorité de ces installations ne seront jamais des attractions touristiques – les prisons américaines sont des purgatoires de masse menant à une mort prématurée. Les bâtiments sont conçus de manière à ce que « la punition soit la plus efficace possible », comme l’indique la géographe Ruth Wilson Gilmore. À l’exception d’un match de basket ou d’un footing dans la cour, les loisirs ou activités ludiques de toute nature sont exclus. Pourtant, plus de 70 000 personnes payent chaque année pour franchir les portes d’Angola, la plus grande prison de haute sécurité du pays, en vue de se divertir. La plupart vont assister au rodéo de la prison, où les détenus ont construit un stade de 10 000 places assises qui héberge le spectacle The Wildest Show in the South qui a lieu chaque dimanche d’octobre et un weekend d’avril. Certains y vont pour le festival d’art et d’artisanat, durant lequel les prisonniers vendent des articles faits main, comme des niches et des répliques en allumettes de navettes spatiales, à des prix pouvant atteindre 500 dollars. Moi, j’y suis allé pour jouer au golf. Des t-shirts « ANGOLA : RÉSIDENCE SÉCURISÉE » sont vendus dans le magasin de souvenirs.
Angola
Mon voyage pour Angola a commencé à se concrétiser en début d’année. C’est en compilant des photos satellites de chaque prison et centre de détention américains pour le site Prisonmap.com que je suis tombé dessus. Près de l’entrée du pénitencier de l’État de Louisiane – si célèbre qu’il a fait l’objet de chansons, reportages et romans –, un indicateur Google Maps signalait « Vue du terrain de golf de la prison ». Oui, Prison View est un terrain de golf en libre accès localisé à l’intérieur d’une prison. Inutile de préciser qu’il s’agit du seul de son genre en Amérique. En 2001, le directeur, Burl Cain, avait déclaré à l’Associated Press l’avoir fait construire pour inciter les gardiens à rester dans les parages le weekend, « en cas d’urgence ». Géré par le Comité de loisirs des employés du pénitencier de l’État de Louisiane, le terrain offre d’après son site internet « une vue imprenable sur la seule prison de haute sécurité de la Louisiane ». Pour 10 dollars, n’importe qui peut réaliser un parcours à condition de passer le contrôle d’entrée.
Quand Charles Dickens est venu aux États-Unis, il a voulu voir deux choses : les chutes du Niagara et le Eastern State Penitentiary.
Vue de loin, la prison semble s’étendre à l’infini. Comme la plupart des prisons américaines, il est difficile d’en voir la fin. Avec presque 18 000 hectares, elle a pratiquement la même surface que l’île de Manhattan. Isaac Franklin, l’un des plus gros marchands d’esclaves du XIXe siècle, est devenu en 1835 le propriétaire des quatre plantations qui forment aujourd’hui Angola – le pays d’origine des esclaves qui y travaillaient. Quatre ans après que le 13e amendement abolisse l’esclavage, « à moins d’avoir été condamné pour un crime », la veuve d’Isaac Franklin louait le terrain à l’ancien confédéré et maire Samuel James qui y apporta une autre forme de main d’œuvre : des prisonniers. De 1869 à 1901, Samuel James s’acquittait d’un contrat en vertu duquel il louait chaque détenu du Pelican State aux plantations privées. Le commerce de prisonniers travaillant la terre fit de lui l’un des hommes les plus riches du Sud. À bien y réfléchir, Angola n’a jamais cessé de ressembler à une plantation. Plus des trois quarts des prisonniers sont noirs. Comme l’écrit Robert Perkinson dans son livre Texas Tough: The Rise of America’s Prison Empire qui raconte l’histoire du système pénitentiaire américain : « Nulle part ailleurs dans cette Amérique du début du millénaire peut-on voir des Noirs américains remplir des sacs de coton sous la surveillance de gardes armés blancs à cheval. » Il poursuit : « Les prisons-plantations ont conservé le mode de vie de l’esclavage dans le monde carcéral. » Qu’un tel endroit puisse se convertir en lieu de loisirs est assez dérangeant. Mais d’après Peter Wagner, directeur de l’Initiative politique pénitentiaire, ce concept n’est guère nouveau. « Les prisons ont toujours été des attractions touristiques », m’a-t-il dit. « Elles étaient extrêmement coûteuses et d’avant-garde. Quand Charles Dickens est venu aux États-Unis, il a voulu voir deux choses : les chutes du Niagara et le Eastern State Penitentiary. Ce n’était pas si bizarre que cela. »
Alphabet
Le magasin de Prison View est un bâtiment en parpaing dont le porche ombragé abrite des chaises à bascule en bois soigneusement alignées. Alors que je saisis mes clubs, un cinquantenaire chauve à la moustache soigneusement entretenue apparaît dans sa voiturette. Il porte un jean et un gilet fin couleur crème sur lequel on peut lire « RODEO CAMP C ». « Je m’appelle Alphabet. L’herbe a été tondue hier, le terrain peut du coup être un peu rapide. Et nous avons mis de l’engrais. C’est pourquoi il est un peu marron. » Alphabet est l’un des 33 membres de l’équipe initiale qui a transformé un ancien pâturage de taureaux en terrain de golf. C’était une idée de Warden Cain, conçue par John Ory le dentiste de la prison, qui a déclaré à la Golf Channel avoir appris à construire un terrain de golf à partir d’un livre acheté chez Barnes & Noble. Il ne restait plus qu’à recruter des prisonniers de longue date ayant fourni des gages de bonne conduite. Alphabet, qui purge une peine à perpétuité pour le meurtre de sa femme, s’est depuis affirmé comme le jardinier le plus dévoué. Il est supposé travailler de 6 à 14 heures, même si souvent il ne part qu’à 19 heures.
Plus de 75 % des 5 400 prisonniers d’Angola sont, comme Alphabet, condamnés à perpétuité ou sont en instance d’exécution.
« J’étais dans la marine, et la première fois que le sergent est tombé sur mon nom, il m’a dit : “Il contient toutes les lettres de l’alphabet !” Depuis ce jour, je suis Alphabet. » En fait son nom n’est pas si long, il est simplement grec : Tsolainos. Alphabet considère son travail au golf comme un privilège. La plupart de ses codétenus peinent dans les champs de coton, de maïs ou de soja sous la surveillance de gardes armés à cheval. Les ouvriers des plantations gagnent 4 centimes de l’heure, tandis qu’Alphabet et les autres sur le terrain de golf en gagnent 5 fois plus. « Croyez-moi, je préfère être ici que n’importe où ailleurs, et de loin », dit-il. Warden Cain a expliqué au magazine Golf que travailler sur le terrain offre d’autres avantages « Il n’y a pas de plantations de maïs ou de coton à la Nouvelle-Orléans. Mais si nous faisons travailler les détenus sur le design et l’entretien des terrains de golf, ils pourront trouver du travail dans ce domaine. » Il s’agit là d’un pari audacieux. Plus de 75 % des 5 400 prisonniers d’Angola sont, comme Alphabet, condamnés à perpétuité ou sont en instance d’exécution. La peine médiane des 1 000 restants est de 93 ans. Il semble peu probable que l’un des 10 hommes d’entretien mette le pied hors d’Angola, de la Louisiane et encore moins sur un autre terrain de golf. Les règles du golf reposent sur les secondes chances : ta balle a atterri hors des limites ? Pas de problèmes, prends-en une autre. Pour Alphabet et ses codétenus d’Angola, il y a rarement une seconde chance. Cette contradiction met en exergue la logique de plus en plus hypocrite des prisons américaines et des établissements correctionnels, en particulier dans des États du Sud, où les lois extrêmement sévères ont gonflé de manière exponentielle le nombre de condamnés à perpétuité, générant le taux d’incarcération le plus élevé au monde. Selon Ruth Wilson Gilmore, la principale différence entre une prison fédérale du XIXe siècle et une du XXIe réside dans l’expression « prison industrielle » : « L’idée de correction n’existe plus, elle a été remplacée par celle de punition. »
Rodéo
Je range mes clubs à l’arrière d’une voiturette et marche dans le magasin d’équipement qui fait aussi snack-bar. Pam, récemment arrivée du Michigan avec sa famille pour travailler à Angola, discute avec un homme devant la caisse. Elle a un sourire doux et me rappelle ma mère. Derrière elle, deux détenus vêtus de blanc font frire des poissons-chats. L’un d’eux a un tatouage sous l’œil et scrute les hurlements des Jeux olympiques émanant d’un poste de télévision dans un coin. Je règle 20 dollars pour le matériel et la voiturette de golf avant de retrouver la chaleur du soleil. Exception faite du trio déjà présent sur le terrain,il n’y a que moi et le parcours ouvert. Mon premier coup dévie vers la droite. La Ferme (un des nombreux surnoms d’Angola) s’étend au-delà de l’horizon dans toutes les directions. Au loin, je discerne les contours du terrain de rodéo, sur lequel cinq fois par an les prisonniers donnent un spectacle pour les habitants des alentours. En montant un taureau pour la première fois ou en survivant à une partie de poker des condamnés (quatre hommes sont assis autour d’une table, le dernier homme à rester assis après la libération d’un taureau est déclaré vainqueur), les détenus récoltent un pécule qui fait partie intégrante de l’économie de la prison. Le parcours de golf a ainsi été financé principalement par les ventes lors des rodéos. Si on y ajoute la main-d’œuvre carcérale, sa construction n’a coûté que 80 000 $.
Je prends la voiturette vers les tours de garde au loin. Je me rends compte que j’ai encore mon iPhone dans la poche. Les caméras relèvent de la « contrebande » au pénitencier d’État de Louisiane, mais je n’ai rien entendu à propos des téléphones portables. Je prends quelques photos discrètement en espérant illustrer la vision que Warden Cain essaie de vendre. Je remarque un homme qui avance péniblement du lac vers ma direction, vêtu du même uniforme qu’Alphabet. « Je suis le plus âgé ici », m’explique Jim Forrest lorsqu’il arrive à ma hauteur. « Mercredi, je fête mes 73 ans. Je suis ici depuis 36 ans, soit la moitié de ma vie. » De la sueur perle sur son front. « Là-bas c’est le Camp J », dit-il en pointant du doigt les tours de garde. « L’unité des punitions. La plupart de ceux qui travaillent sur le terrain, les hommes de confiance, viennent du Camp C, à environ 8 kilomètres de l’autre cote du lac. » Il se penche pour ajuster ses galoches La prison est organisée en six divisions dont on remarque très vite la hiérarchie. Au sommet, les « hommes de confiance » – ou « l’aristocratie criminelle » comme l’a une fois surnommée ESPN : ces 1000 détenus qui bénéficient de missions spéciales telle la construction du terrain de golf et l’entretien des routes. Cette position se mérite après avoir fait preuve d’au moins dix ans de comportement exemplaire. Le système de confiance a été inauguré à la prison fédérale du Mississippi, et comme l’écrit l’historien David Oshinsky dans son livre Worse Than Slavery, publié en 1997, ses racines se trouvent dans le système utilisé dans les plantations. Les « tireurs de confiance », comme ils sont désignés, « surveillaient les détenus ordinaires (appelés tueurs, parce qu’ils travaillaient sous les canons des hommes de confiance). Représentant environ 20 % des prisonniers, les tireurs de confiance vivaient séparés des tueurs, portaient des bandes verticales au lieu des horizontales habituelles, et travaillaient avec des Winchesters .30-30. » Bien que les hommes de confiance ne soient plus armés, ils représent ent toujours environ 30 % de la population carcérale et, dans certains cas, ils sont toujours séparés des détenus ordinaires. « Il y a ceux qui s’occupent de votre argent (trustee), et ceux qui sont dignes de votre confiance (trusty). Nous faisons partie de cette espèce-là », dit Jim Forrest avec un petit rire.
Camp J
En se déplaçant sur le terrain, on se rapproche de l’élément le plus saisissant de la prison : Camp J, l’unité disciplinaire, se révèle au niveau du sixième trou. Dans un premier temps, il n’est possible d’apercevoir que des cercles de barbelés. Ensuite, plusieurs couches de grillages. Au-delà, un immeuble quelconque où logent les plus dangereux prisonniers d’Angola. Le Camp J abrite les unités d’isolement. Autres appellations : le « trou », le « donjon », ou son nom officiel, « verrouillage intensif ».
Le fait de côtoyer des détenus d’aussi près constitue l’une des attractions du tourisme carcéral.
C’est ici que Herman Wallace et Albert Woodfox, deux des membres des tristement célèbres Angola Three accusés à tort du meurtre d’un gardien après avoir organisé avec succès le premier chapitre du mouvement des Panthères noires dans les prisons, sont maintenus en isolement depuis 40 ans. En 1951, 31 détenus se sont sectionnés les tendons d’Achille pour protester contre les conditions d’isolement d’Angola. Depuis, l’unité a été renommée, et des « unités de loisirs pour les détenus » encore plus sécurisées ont été édifiées. En m’approchant du terrain, je remarque que les tours de garde sont vides. Dans le cadre d’une coupe budgétaire l’an dernier, Warden Cain a supprimé 105 postes de garde sur 1 200 et a commencé à élever des chiens-loups pour les remplacer. Je ne vois pas de chiens. Comme je m’approche, le chant des cigales et des oiseaux est noyé par le bourdonnement de scies. Je vois la silhouette d’un homme à côté d’un fauteuil à bascule en bois : ces gens construisent des meubles. On peut entendre le son d’un rock chrétien par-dessus le vacarme de la lourde machinerie. GAR-2 et GAR-3, les noms des blocs cellulaires, se dessinent sur les côtés des bâtiments. Je vois Alphabet en train d’avancer vers le trou suivant, coupant les mauvaises herbes piégées dans du sable. À l’exception des golfeurs, tout le monde travaille à Angola. Je noie mon putt au neuvième trou et me dirige vers le magasin d’équipements. « Comment ça s’est passé ? », me demande Jim. « Pas super. » Il doit se rendre compte que je ne suis pas un joueur chevronné. Mon t-shirt est trempé de sueur. Je rentre et commande un po’boy de poisson-chat. Lewis, un des gars en blanc, me le sert en quelques minutes. Le sandwich est divin : moelleux et délicatement servi. L’expérience du personnel du snack-bar ressemble à celle de milliers d’autres dans les golfs sécurisés du pays, jusqu’à ce qu’un coup d’œil à Lewis me rappelle que c’est un criminel qui ne sortira jamais d’Angola. Le fait de côtoyer des détenus d’aussi près constitue l’une des attractions du tourisme carcéral. Mary Rachel Gould, professeur de communication à l’Université de Saint-Louis, qui a étudié le rodéo d’Angola via le prisme des performances, affirme que certains Américains ont toujours eu envie de voir à quoi ressemble la vie au-delà des barbelés, ce qui « renforce le sentiment de liberté des citoyens non incarcérés ». Une personne peut-elle se sentir plus libre qu’en jouant au golf, tout en jouissant d’une « vue imprenable sur la seule prison haute sécurité de Louisiane » ? « C’est un petit choc au début » me dit Pam. « Mais après un certain temps on s’y habitue. »
Traduit de l’anglais par Anna Guèye d’après l’article « A gated community », paru dans Tomorrow Magazine. Couverture : Hiroyuki Takeda