Le ciel de Marioupol est noir. Une épaisse fumée masque le ciel gris en s’élevant au-dessus d’une barre d’immeubles. Les habitants de cette ville portuaire de l’oblast de Donetsk, sur les bords de la mer d’Azov, ne devraient pourtant avoir au-dessus d’eux que le ciel pesant. La Russie a proclamé samedi 5 mars un cessez-le-feu temporaire. Il devait permettre d’évacuer les civils avant la reprise des combats entre les soldats de Vladimir Poutine et ceux de Volodymyr Zelensky. Mais les combats, et leur cortège effroyable de bombardements russes, n’ont pas cessé. L’évacuation est interrompue, le couloir humanitaire donne sur une impasse, et quelque 200 000 civils attendent dans une angoisse inimaginable que le cessez-le-feu soit de nouveau proclamé.
Cette ville, que la voyageuse française Adèle Hommaire de Hell décrivait au XIXe siècle comme « un grand et sale village » peuplé « par les Grecs que Catherine II y transporta de la Crimée », est au cœur de la stratégie d’invasion de l’Ukraine de Vladimir Poutine. En tant que port de la mer d’Azov et dixième ville du pays, Marioupol recouvre une importance géographique et démographique évidente – elle est aussi la deuxième ville du Donbass, derrière Donetsk et devant Louhansk, avec 460 000 habitants. Or l’un des objectifs que l’on prête à Vladimir Poutine serait de reconquérir le territoire de la « Nouvelle Russie », bâtie par l’impératrice Catherine II au XVIIIe siècle, et qui s’étendait du Donbass jusqu’à Odessa le long des rives de la mer Noire. Cela voudrait-il dire que le Donbass est historiquement russe ?
Si la question paraît simple, la réponse l’est beaucoup moins.
Une situation géographique trouble
18 février 2014 : le président ukrainien Viktor Ianoukovytch et son gouvernement refusent de signer un accord d’association avec l’Union européenne au profit d’un accord avec la Russie de Vladimir Poutine. Cette décision met le feu aux poudres en Ukraine et déclenche la révolution de Maïdan ; des émeutes violentes ont lieu partout dans le pays et forcent finalement le parlement ukrainien à destituer Ianoukovytch.
Le territoire national est alors plus divisé que jamais, entre l’Ouest qui soutient le nouveau pouvoir élu démocratiquement en mai 2014 et l’Est du pays où réside en majorité sa minorité russophone. Pour ne rien arranger, le président par intérim Oleksandr Tourtchynov abroge la loi de 2012 sur les langues régionales et retire ainsi au russe son statut de langue officielle dans 13 des 25 régions du pays, provoquant de vives tensions notamment dans les collectivités de Crimée, de Donetsk et de Louhansk. Des brigades d’autodéfense se forment dans ces régions pour réclamer la reconnaissance de leur langue maternelle.
C’est le début d’un conflit qui mène à l’annexion en 2014 de la Crimée par la Russie. Mais le conflit ne s’est pas terminé là. Depuis 2014, les combats font toujours rage dans la région du Donbass, qui regroupe les collectivités de Donetsk et de Louhansk, entre les séparatistes pro-russes et l’armée ukrainienne. Une guerre intérieure qui a permis à Vladimir Poutine de justifier son invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, en reconnaissant l’indépendance des « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk. Première difficulté du conflit au Donbass : sa situation géographique à cheval entre la Russie et l’Ukraine. Géographiquement, elle englobe trois collectivités territoriales, dites oblasts : Donetsk et Louhansk en Ukraine, et Rostov de l’autre côté de la frontière en Russie. Avant le conflit de 2014, les minorités ethniques russes représentaient plus d’un tiers de sa population. De plus, sur le plan linguistique, la majorité de ses habitants parlent le russe : en 2001, date des derniers recensements, ils représentaient jusqu’à 75 % des habitants de Donetsk et près de 70 % des habitants de Louhansk.
Une forte proportion de la population qui n’a évidemment pas apprécié la décision de retirer le russe des langues officielles de l’Ukraine. C’est suite à cet événement, à partir d’avril 2014, que les oblasts de Donetsk et de Louhansk ont été le foyer d’insurrections armées contre le nouveau gouvernement ukrainien. Des insurrections qui deviennent rapidement des mouvements séparatistes et qui proclament ainsi leur indépendance par référendum. La République populaire de Donetsk voit le jour le 7 avril 2014 avant d’être suivie par la République populaire de Louhansk le 11 mai de la même année. Aucun de ces deux États n’est cependant reconnu par l’ONU et ils restent officiellement considérés comme des régions ukrainiennes. L’armée tente d’intervenir dès mai 2014 avant d’être repoussée par les séparatistes pro-russes, suspectés d’être soutenus militairement par Vladimir Poutine.
Depuis, et malgré des tentatives d’accords de paix et de cessez-le-feu notamment en 2015 et en 2019, les séparatistes du Donbass sont toujours en situation de guerre avec l’armée ukrainienne. Une guerre loin d’être froide selon Patrick Sauce, spécialiste de la politique internationale qui a couvert la guerre dans le Donbass et s’est rendu dans ces territoires. « Dans le Donbass, la population se retrouve prise en étau entre les tirs des séparatistes pro-russes et les tirs de l’armée ukrainienne. Donc, c’est un fait, les Ukrainiens tirent depuis huit ans sur des civils », assure le journaliste. Des propos appuyés également par Benoît Vitkine, correspondant du Monde à Moscou : « Les forces ukrainiennes tirent au canon sur ceux d’en face. Ceux qui voudraient le nier sont aussi malhonnêtes que ceux qui brandissent ce conflit du Donbass pour tenter d’occulter l’invasion de l’Ukraine », explique-t-il. Pour lui, Vladimir Poutine se sert du conflit latent pour justifier son invasion. Alors que ses troupes se massaient à la frontière ukrainienne, c’est en reconnaissant l’indépendance de Louhansk et de Donetsk le 21 février dernier qu’il a pu envoyer ses forces dans la région pour « maintenir l’ordre » et démarrer les hostilités avec l’Ukraine.
« Cette guerre a été fomentée sciemment par la Russie, sur la base d’inquiétudes réelles des populations du Donbass après Maïdan. Les premières armes sont apparues dans les mains d’agents russes en avril 2014. L’armée russe est intervenue directement en soutien des séparatistes à l’été 2014 et à l’hiver 2015 », rappelle Benoît Vitkine.
L’héritage soviétique du Donbass
Si la Russie est tant intéressée par ce qu’il se passe en Ukraine et plus particulièrement au Donbass, c’est parce qu’elle affirme que son héritage est historiquement russe. Vladimir Poutine a plusieurs fois déclaré par le passé vouloir protéger cet héritage : « Les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses sont tous des descendants de l’ancienne Rus, qui était le plus grand État d’Europe. » Pour Poutine, l’éloignement entre la Russie et l’Ukraine est le fait de l’influence américaine et européenne qui vise à « entraîner petit à petit l’Ukraine dans un jeu géopolitique dangereux, visant à faire de ce territoire une barrière entre l’Europe et la Russie. Nous ne l’accepterons jamais », rappelait-il en juillet 2021 dans un article officiel du Kremlin.
Le territoire du Donbass, avant d’être nommé ainsi au XXe siècle, a d’abord été habité pendant des siècles par diverses tribus nomades telles que les Scythes, les Huns, les Bulgares, ou les Tatars turcs. La région était alors constituée en grande partie de steppes et n’était que très peu peuplée jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle. Elle est alors colonisée par des populations slaves d’Europe orientale qui y établissent les premières installations et villes autour du fleuve Donets. Le Donbass était alors divisé entre le contrôle de l’Hetmanat cosaque ukrainien et du Khanat turc de Crimée.
Un équilibre qui dure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, lorsque l’Empire russe conquis finalement l’Hetmanat et annexe le Khanat turc. De nombreux Russes migrent alors dans cette région pleine de promesses, désignée par le Tsar comme la « nouvelle Russie ». Bénéficiant de vastes ressources en charbon, découvertes en 1721, la région devient alors un point stratégique dans un contexte où la révolution industrielle s’installe en Europe. C’est d’ailleurs de là que vient son nom : bassin houiller de Donets, ou Donbass, désignant la zone située le long du fleuve Donets où se trouvaient la plupart des réserves de charbon. Un développement économique qui attire encore de nombreuses vagues d’immigration. En 1897, les Ukrainiens représentaient 52,4 % de la population de la région, tandis que les Russes ethniques en représentaient 28,7 %, selon un recensement de l’Empire russe.
La révolution russe de 1917 met fin à l’empire et voit la naissance de la République populaire ukrainienne, dont les forces prennent le contrôle du Donbass et l’intègrent à l’État ukrainien. État qui sera finalement intégré à l’URSS en 1922 en tant que république socialiste soviétique d’Ukraine. Le Donbass est alors victime d’une « décosaquisation » majeure orchestrée par les bolcheviks : un processus d’élimination des populations cosaques présentes depuis le XVIIe siècle sur le territoire. Certains historiens parlent d’une entreprise « génocidaire », parmi lesquels le Français Nicolas Werth, directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent, affilié au CNRS. Dans les années qui suivent, la région doit également affronter de terribles famines qui déciment le territoire et souffre énormément des conséquences de la seconde guerre mondiale. De nombreux ouvriers russes viennent alors participer à la reconstruction et repeupler la région. La population russe augmente alors drastiquement. S’il n’étaient que 639 000 en 1926, le nombre de Russes dans le Donbass passe à 2,55 millions en 1959. Lors du recensement soviétique de 1989, 45 % de la population du Donbass se revendiquait d’appartenance russe.
Pourtant, lorsque l’URSS se disloque en 1991 et que l’Ukraine vote pour son indépendance, une grande majorité de citoyens du Donbass accueille la nouvelle avec enthousiasme. 83,9 % des électeurs de l’oblast de Donetsk et 83,6 % de l’oblast de Louhansk votent en faveur de l’indépendance au référendum. Mais les difficultés économiques d’une région en pleine perte de vitesse industrielle se font vite ressentir et le ressentiment envers le gouvernement de Kiev commence à grandir et entraîne de forts mouvements de grève. Des concessions notamment économiques sont alors faites pour apaiser les tensions, parmi lesquelles… la reconnaissance du russe comme langue régionale à Donetsk et Louhansk. La boucle est bouclée.
Un projet à grande échelle ?
L’histoire du Donbass est donc fortement liée à la Russie, mais ses habitants s’en sont pourtant émancipés à plusieurs reprises, notamment lors du référendum pour l’indépendance en 1991. La position des habitants du Donbass est donc trouble avec une volonté des russophones de préserver leur héritage et leur langue exacerbée par huit années de conflit violent avec l’armée ukrainienne. Pour autant, dire que le Donbass est russe serait user d’un raccourci nuisant à la compréhension du conflit et de ses enjeux. Les demandes des séparatistes du Donbass sont d’ailleurs hétérogènes et peuvent aller d’une volonté de poursuivre des relations proches avec Moscou en tant qu’État indépendant à l’attente d’une véritable annexion russe.
La question est alors de savoir si l’objectif de Vladimir Poutine en Ukraine se limite, in fine, au Donbass. Pour l’analyste politique russe Fedor Krasheninnikov, « il est peu probable que Poutine entreprenne une occupation à court terme afin de conquérir Kiev et d’y installer un gouvernement favorable au Kremlin. Un gouvernement constitué sous une occupation permanente ou même temporaire n’a aucune chance d’acquérir une légitimité internationale », précise-t-il. « Poutine veut que l’Ukraine reconnaisse le changement de statut de la Crimée, et celui du Donbass en cas d’annexion. »
L’ambition de Poutine serait donc plutôt d’affaiblir suffisamment l’État ukrainien pour en faire un allié de la sphère d’influence russe en Europe. « Les soldats russes partiraient dès que la nouvelle administration serait constituée, et le nouveau gouvernement ukrainien reconnaîtrait le statut de la Crimée, signerait tous les accords proposés avec la Russie et renoncerait à son ambition de rejoindre l’OTAN », décrit l’analyste. Mais tant que les bombes pleuvront sur Marioupol, Vladimir Poutine ne s’y trouvera pas d’alliés.