Une mort annoncée

Lors de la dernière conférence F8, rendez-vous annuel de Facebook à l’intention des développeurs et entrepreneurs, Mark Zuckerberg a annoncé la transformation de la fonction caméra du réseau social en outil de réalité augmentée. « Certains de [ses] effets seront amusants, et d’autres seront pratiques », a-t-il précisé. Deux semaines plus tard, le directeur marketing du matériel de Microsoft, Yusuf Mehdi, suggérait à Bloomberg que la réalité mixte – qui intègre réalité augmentée et réalité virtuelle – permettrait de voir naître le successeur du smartphone. « Le téléphone est déjà mort », renchérissait Alex Kipman, l’inventeur des lunettes de réalité mixte de Microsoft, HoloLens. « Les gens ne l’ont tout simplement pas encore réalisé. »

Pour Facebook aussi, l’avenir est à la réalité mixte
Crédits : Facebook

Mais quel est le point commun entre Facebook et Microsoft ? Aucune de ces deux sociétés n’a encore réussi à trouver sa place sur l’immense marché des smartphones. Microsoft, qui se préparerait néanmoins à lancer un nouveau spécimen, a abandonné le secteur à Apple et Samsung après l’échec cuisant de son Windows Phone. Et lorsque Facebook a tenté de se placer au centre des systèmes Android avec Facebook Home en 2013, les utilisateurs ont refusé de le laisser reléguer les autres applications de leur téléphone au second plan. Reste que les grands perdants du secteur ne sont pas les seuls à se préparer aux funérailles du smartphone. Les grands gagnants lui cherchent eux aussi un héritier. Trois ans après l’échec de ses lunettes connectées, Google propose leur mise à jour et travaille toujours sur une version destinée aux professionnels. Le géant a par ailleurs investi pas moins de 750 millions de dollars dans la société Magic Leap, qui promet de révolutionner la réalité augmentée telle que nous la connaissons aujourd’hui. En distribuant son casque de réalité virtuelle Gear VR avec son Galaxy S7, Samsung a réussi à bien se positionner sur le segment mobile de cette technologie.

Quant à Apple, il a présenté de nouvelles applications de réalité augmentée pour iPhone et iPad lors de la dernière Worldwide Developers Conference, et annoncé que les propriétaires de certains Mac pourraient bientôt les connecter au casque HTC Vive. Il s’est également associé à IKEA pour permettre aux potentiels acheteurs de visualiser la présence des meubles de l’entreprise suédoise à l’intérieur d’une pièce. « Si tous les géants de la technologie investissent des centaines de millions de dollars dans les technologies immersives, c’est parce qu’ils ont compris que ces technologies sont appelées à remplacer, non seulement le smartphone, mais aussi la télévision et l’ordinateur », analyse Christophe Mallet, co-fondateur de l’agence spécialisée dans les technologies immersives Somewhere Else. « Aucun d’entre eux ne peut se permettre de perdre la course à la création de la nouvelle génération d’objets qui vont bouleverser nos usages. »

Le monde avec HoloLens
Crédits : Microsoft

La réalité mixte

D’après une enquête menée par Ericsson en 2015 auprès de 100 000 personnes, même les utilisateurs ne donnent pas cher de la peau du smartphone. Quatre ans auparavant, l’entreprise suédoise avait noté qu’à Paris comme à New York, ils lui consacraient davantage de temps qu’à tout autre objet ou activité. « Mais avoir constamment un écran dans la paume de la main n’est pas toujours pratique. Après soixante années passées dans l’ère de l’écran, un utilisateur de smartphone sur deux pense maintenant que les smartphones appartiendront bientôt au passé, et que cela se produira dans seulement cinq ans. » Christophe Mallet est plus généreux. Lui-même utilisateur régulier des lunettes HoloLens, il reconnaît que la technologie immersive n’est pas encore tout à fait au niveau pour rivaliser avec le smartphone : « Le champ d’immersion de HoloLens n’est pas très large, contrairement à son dispositif, que je n’oserais pas porter en public. Quant aux Google Glass, c’était vraiment un prototype. Un prototype raté. Un peu comme si Google avait inventé la voiture, ce qui est super, mais avec des roues carrées, ce qui est nettement moins bien. »

Le device de Joaquin Phoenix dans Her

Mais il estime que la technologie immersive va finir par se développer et, progressivement, rendre le smartphone de moins en moins utile : « Qu’est-ce que c’est, dans le fond, un smartphone ? Une interface. Et à quoi servira-t-il si le monde numérique n’est plus projeté sur un écran mais sur la réalité qui nous entoure ? À quoi servira-t-il si notre propre corps est lui-même capable d’interagir avec ce monde ? » Ce n’est donc pas un hasard si les géants de la technologie développent également des systèmes de commande vocale. Apple a Siri, Amazon Alexa, Samsung Bixby et Microsoft Cortana. Au fur et à mesure que ces systèmes vont se perfectionner, les machines ne seront plus seulement capables d’obéir à notre voix, mais bel et bien de nous parler – voire de « penser » et de « ressentir » des choses.

C’est du moins le pari que font les entreprises spécialisées dans le développement de l’intelligence artificielle, telles que Sentient Technologies et Hanson Robotics. Mais aussi des chercheurs universitaires, tels que Douglas Hofstadter et Ben Goertzel. Et, bien évidemment, de nombreux écrivains et cinéastes. Le scénariste et réalisateur Spike Jonze est ainsi allé jusqu’à imaginer une histoire d’amour entre un homme et un système d’exploitation OS1, incarné par la voix de Scarlett Johansson. La voix n’est d’ailleurs pas le seul élément de notre corps déjà capable de commander à une machine. Chacun de ses mouvements peuvent en effet avoir une influence sur la réalité virtuelle. Dans l’expérience proposée par le jeu vidéo Gnomes & Gobelins, par exemple. Le joueur voit un gnome ramasser des glands. Il réalise alors qu’il est lui-même entouré de glands. Il se penche pour en ramasser et en donner au gnome, mais celui-ci s’enfuit à chaque fois qu’il s’approche. Il comprend alors qu’il doit le faire tout doucement et déposer le gland devant la créature pour pouvoir l’apprivoiser, et poursuivre l’expérience…

Le cerveau connecté

Aujourd’hui portée par l’industrie du jeu vidéo, et donc du divertissement, la réalité virtuelle devrait néanmoins, selon Christophe Mallet, se développer dans l’univers professionnel, et plus particulièrement « dans les métiers du design, de l’architecture, de la santé », avant de rentrer dans notre quotidien. Aussi les cours d’Unity 3D de l’école des Gobelins à Paris, originellement destinés aux jeunes graphistes et designers de jeux vidéo, sont-ils majoritairement suivis par des étudiants en architecture. La réalité virtuelle est utilisée comme anesthésiant dans des villages aussi isolés qu’El Tepeyac, au fin fond du Mexique. Et la réalité augmentée assistera bientôt les hôtesses de la compagnie aérienne Emirates, leur permettant de visualiser les noms, habitudes et préférences de chaque passager en matière de gastronomie, de divertissement ou de presse. C’est d’ailleurs de cette façon que la technologie numérique s’est répandue dans notre société – en passant par l’univers professionnel. « Les ordinateurs ont d’abord été cantonnés à nos bureaux, puis ils sont arrivés dans nos maisons, et enfin ils se sont glissés dans notre poche avec les smartphones », rappelle Christophe Mallet. « La prochaine étape, c’est notre tête », ajoute-il. Mais cela ne concernerait pas seulement notre visage une fois équipé de lunettes de réalité mixte. Cela concernerait notre cerveau. Le célèbre PDG de Tesla et SpaceX, Elon Musk, veut en effet le connecter au monde numérique.

Crédits : NosUA/iStock

Sa toute nouvelle entreprise, Neuralink, va commencer par développer des périphériques microscopiques visant à « soigner certaines liaisons cérébrales graves (accident vasculaire cérébral, lésion du cancer, maladies congénitales) dans environ quatre ans ». Mais à terme, l’objectif de cette entreprise est d’augmenter nos capacités cognitives en créant une véritable interface humains-machines, capable de contrer la montée en puissance de l’intelligence artificielle. « D’ici huit à dix ans, elle pourra être utilisée par des personnes valides », affirme Elon Musk. « Il est important de noter que cela dépend fortement du calendrier d’approbation réglementaire et de la façon dont nos appareils fonctionnent sur les personnes handicapées », précise-t-il néanmoins. D’après lui, une interface humains-machines pourrait révolutionner nos modes de communication les plus élémentaires : « Il y a un tas de concepts dans votre tête que votre cerveau doit essayer de compresser pour les faire passer dans ce flux de données incroyablement étriqué appelé parole ou écriture. C’est ça, le langage – votre cerveau applique un algorithme de compression sur la pensée, un transfert de concept. Et en même temps il doit écouter, et décompresser ce qui arrive. C’est très dommageable aussi. Quand vous décompressez ces données pour essayer de les comprendre, vous essayez simultanément de modéliser l’état d’esprit de l’autre personne pour comprendre d’où elles viennent, pour redéfinir les concepts que cette personne a en tête et essaye de vous communiquer… Si vous disposez de deux interfaces cérébrales, vous pourrez établir une communication conceptuelle directe non compressée avec une autre personne. »  Et alors, non seulement le smartphone sera devenu un objet préhistorique, mais la conversation, téléphonique ou non, deviendra superflue.


Couverture : La disparition du smartphone. (Ulyces)