Genèse
Pouvez-vous nous raconter les débuts du Dessous des cartes ?
C’était au moment de la création de la chaîne Arte, projet franco-allemand initié par Kohl et Mitterrand. Je connaissais de façon indirecte les fondateurs. J’allais beaucoup en Asie à l’époque et j’y vais toujours beaucoup. Ils préparaient trois films sur trois femmes au pouvoir. Benazir Bhutto, Margaret Thatcher et Corazon Aquino et ils n’arrivaient pas à se mettre en relation avec la présidente des Philippines. Or, je la connaissais personnellement à l’époque. Ils sont venus me demander : « Pourriez-vous obtenir son accord pour un film ? »
Je suis retourné aux Philippines, et j’ai demandé à Cory ce qu’elle en pensait. Elle m’a dit : « J’ai trop de problèmes avec la presse américaine, internationale, française. J’accepte à une condition… que ce soit toi qui fasses l’entretien. Comme cela je suis sûre du sérieux de la démarche. » Je suis revenu avec cette réponse auprès d’Arte. Ils m’ont confié le soin de mener cet entretien qui était filmé par un réalisateur et cela a donné deux heures d’émission sur Corazon Aquino. À la suite de cela, ils sont revenus vers moi quelques mois après : « N’auriez-vous pas réfléchi à une façon d’ouvrir une fenêtre un peu sérieuse sur l’état du monde, une approche d’un laboratoire de recherche ? » Je suis un ancien des Affaires Étrangères, je ne suis pas journaliste. J’ai pondu un projet qui est devenu le Dessous des cartes : c’est-à-dire faire comprendre, non pas faire savoir. On sait beaucoup de choses, mais on ne sait pas forcément ranger ce qu’on absorbe. L’idée, c’était d’aider les gens à faire du rangement, en s’appuyant sur des cartes de géographie spatialisées et historiques. L’espace et le temps sont deux dimensions extrêmement importantes. Je voulais montrer des cartes, mais absolument pas apparaître à l’écran. « C’est moi qui écris, prenez un comédien », leur ai-je dit. La structure, la démarche, c’est cela qui m’intéresse, pas ma personne. Ils ne voulaient pas de comédien, ils voulaient que ce soit quelqu’un qui raconte. Comme j’enseignais, nous avons fait quelques essais. Le problème, c’est que je n’étais pas intimidé du tout. C’est ainsi que cela a démarré. Personne ne s’attendait à ce que cela dure aussi longtemps, avec un succès tout à fait raisonnable et un public tout à fait varié à partir d’un objet audiovisuel qui n’existait pas.
L’émission a presque 25 ans, mais le format, très actuel, ressemble à ce que certaines chaînes proposent maintenant.
C’est vrai.
Comment l’idée du traitement d’un problème complexe en moins de dix minutes vous est-elle venue ? C’est courant aujourd’hui, mais à l’époque…
Plusieurs facteurs ont joué. Étant enseignant, je vois bien en combien de paragraphes il faut diviser un cours d’une heure. Deuxièmement – cela n’a rien d’immodeste – j’écris avec une grande densité de vocabulaire, une syntaxe très resserrée. La concentration, avec cette densité-là, ne tient pas 20 minutes. Elle chute. Nous avons tâtonné, nous nous sommes aperçus que le bon format était autour de 8, 10, 12 minutes. Troisièmement – même si cela n’a pas été le plus important –, la cartographie numérique est chère. Plus on augmentait le temps, plus on augmentait le budget. Quand nous avons décidé aux environs de 1994-95 que c’était le format autour duquel il fallait rester, je ne pensais pas du tout être précurseur. Internet n’existait pas. Les supports que nous connaissons aujourd’hui 20 ans plus tard n’étaient pas là. Cela a été possible parce que c’était une chaîne qui n’avait pas de contrainte de publicité. Les 10 minutes de pub, c’était 10 minutes de formation. Avec Arte, nous avons toujours considéré que Le Dessous des cartes était une sorte de mission de service public. J’imaginais un petit cours, mais avec un grand amphi de 400 000 personnes.
En termes d’accès à l’information, quelles nouvelles technologies ont le plus apporté au format ?
Ce sont deux choses différentes. Il y a d’une part l’accès à la donnée, d’autre part la technologie et le format. Nous avons parlé du format. Sur la technologie, ce qui a le plus changé, c’est l’introduction de la haute définition. Elle a donné aux cartes un grain et une beauté encore supérieurs à ce que nous avions avant. Les cartes d’il y a une dizaine d’années, même plus, sont beaucoup moins belles et détaillés qu’aujourd’hui. L’introduction du 16/9 a été importante aussi. C’est avantageux pour un pays comme l’Autriche, mais un gros problème pour le Chili. Il faut composer l’écran différemment. Ce sont deux apports technologiques importants. La photo-satellite animée l’est aussi. Google Earth a apporté quelque chose, mais je ne me sens pas endetté vis-à-vis de Google pour autant. Nous l’utilisons parfois. C’est bien d’avoir des reliefs quand nous expliquons le chargement des glaciers dans l’Himalaya à cause de la fonte, cela permet d’expliquer le phénomène de cuvette. Quand nous expliquons l’opposition millénaire entre la civilisation des Han et la civilisation Sanskrit, c’est bien d’avoir la chaîne de l’Himalaya, et puis l’Inde et la Chine de part et d’autre.
La mise en relief est édifiante, meilleure qu’une carte plate : c’est aussi pédagogique qu’avant, mais c’est plus esthétique. En revanche, nous avons demandé au réalisateur de beaucoup travailler les pictogrammes. Ce qu’on nous offre habituellement comme pictogramme, je trouve cela assez banal. Ils ont fait des avancées, des innovations importantes. En revanche, il y a des déficits de pédagogie sur les flux, les stocks, les statiques. Ils s’expriment très bien, mais pour expliquer les flux financiers, les transports de population, les traits et les flèches, ce n’est pas très satisfaisant. Il y a un déficit de production. Je me tourne vers les cartographes, pas vers les graphistes de l’émission !
Le principe de l’émission, c’est d’utiliser un matériau presque exclusivement graphique à l’écran, enrichi de données. Pourquoi ce matériau est-il aussi important pour vous dans la compréhension du monde ?
Ce ne sont pas les cartes qui sont importantes, mais la mise en relation des données. Nous, les Français, sommes extrêmement segmentés dans notre approche. Toute notre formation scolaire et universitaire reste extrêmement verticale. Quand vous travaillez avec des Néerlandais, des Américains, des Anglais, ces derniers ont une approche beaucoup plus horizontale des problématiques. C’est ce deuxième outillage qui m’intéresse. C’est pour cela qu’on se tourne vers nous pour organiser des séminaires. Ce qui intéresse les dirigeants d’entreprise, c’est la prise de distance, l’approche horizontale qui permet de mettre les événements en lien les uns avec les autres. La donnée est aussi importante que la mise en relation de deux données. La carte de géographie n’est qu’un outil.
J’ai pondu un projet qui est devenu le Dessous des cartes : c’est-à-dire faire comprendre, non pas faire savoir.
Le Dessous des cartes, c’est un raisonnement qui va de A jusqu’à Z de façon extrêmement rigoureuse. Toutes les transitions, paragraphe après paragraphe, sont extrêmement travaillées. Très gentiment, des gens nous disent : « On se sent plus intelligent après cela. » Pour deux raisons : la première, c’est que c’est très agréable d’apprendre. La deuxième, c’est précisément parce que nous avons développé un raisonnement. Nous n’avons pas balancé une information en coupant et en passant à autre chose. Le véritable outillage, c’est le raisonnement, qui rend les gens intelligents. Je demande toujours à mes chercheurs – qui travaillent sur le Ghana, l’Angola, l’Albanie, les terres arables : « Quel est le problème ? » Il faut problématiser et non pas ajouter les éléments les uns après les autres : les cartes ne disent rien.
Comment choisissez-vous les sujets à traiter dans l’émission ?
Nous ne sommes pas du tout une émission d’actualité. Nous les choisissons un an à l’avance, en mai et en juin, pour 2014-2015, en fonction de ce qui nous semble important, ce qui nous semble être les tendances longues, les tendances lourdes. Nous choisissons une quarantaine de thèmes. Nous ouvrons les atlas devant nous. Nous ne confondons pas l’actualité, l’urgent et l’important. En raisonnant et en travaillant comme cela, nous anticipons. Notre approche est historique, géographique, « géographique humaine ». Nous remettons les 40 thèmes retenus en totale liberté à l’équipe de production et Arte avalise, comme tous les ans.
Le Dessous des cartes est souvent contextualisé. Êtes-vous parvenu à anticiper des mouvements géopolitiques ?
Oui et non. Il faudrait que je recherche dans les émissions, mais il y en a beaucoup : une par semaine, c’est du boulot ! Arte voulait fêter la 800e mais je n’ai pas eu le temps. Il faudrait que je prenne quelques exemples où nous avons bien anticipé de 6 mois ou d’un an. Tous les gens de l’équipe ne travaillent pas sur le Dessous des cartes. Il y en a sur l’Atlas des Futurs du monde, sorti il y a un an, produit ici, écrit par Virginie Raisson, la directrice du labo. C’est un atlas de prospective pour 2033, nous venons de nous lancer dans le volume 2. Nous avons bouclé les financements et cela a eu un succès fou : quarante mille exemplaires, c’est tout à fait étonnant pour quelqu’un qui n’avait pas de notoriété particulière. C’est un travail prospectif, une méthode particulière, mais que nous appliquons aussi dans le Dessous des cartes, ce qui permet parfois d’anticiper.
Je me souviens très bien qu’en septembre dernier, nous travaillions sur le programme de 2013 / 2014 et je disais à mes collaboratrices : « Suivons de près l’Ukraine. » Tout le monde a dit oui, moi compris, et puis nous ne l’avons pas fait. Sur l’Ukraine, je le regrette un peu. Nous nous sommes dit que nous allions travailler un petit peu sur la Lettonie, l’Estonie, la Moldavie et la Transnistrie, etc. Nous avons plutôt raté ! En même temps, il n’y a pas de compétition. Il y en a d’autres où nous sommes plutôt bons : l’étude des groupes ethniques en Mésopotamie permet de bien comprendre, de bien expliquer, de bien anticiper. Nous sommes en train de faire une mini-étude sur les facteurs de tension entre les sunnites et les chiites : cela permet de faire apparaître un certain nombre de problématiques liées au Moyen-Orient, qui devraient rassurer ceux qui sont inquiets et crédules sur la thèse du clash des civilisations : le clash est interne aux civilisations. Parfois on y arrive, parfois non.
Géopolitique
Pensez-vous que la question des évolutions territoriales est toujours un enjeu aujourd’hui ?
C’est un petit peu une leçon que nous sommes plutôt en train de prendre en pleine figure. On trouve un raisonnement très XIXe-XXe siècle du côté de la Russie, alors que nous, y compris chez les démocrates américains, nous voulons passer par un raisonnement fondé sur l’économie, le commerce et le droit. Et là, c’est une espèce de retour en arrière extrêmement brutal qui montre que non seulement le territoire est un outil de puissance, mais l’histoire aussi. Lorsque Poutine dit que le retour de la Crimée est la restauration d’une « vérité historique », le poids de l’histoire est important. C’est en 1954 que la Crimée avait été laissée en remerciement des services rendus. Troisième élément dont il faut se méfier et pas seulement avec la Russie, car cela rejoint ce qu’il s’était passé en Yougoslavie : le principe qui dirait « là où il y a un Russe, le territoire est russe », « là où il y a un Serbe, le territoire est serbe ». Avec ce retour de la politique territoriale, nous avons d’abord la cohabitation entre deux formes de gestion des rapports de force.
Il y a un pays constitutif d’un bloc, c’est la puissance chinoise, qui devient aussi importante que ce qu’elle était jusqu’en 1810.
Deuxièmement, cela va rendre service à ceux qui, à l’Ouest, sont pour une ré-augmentation du budget de la défense. Observez les budgets de défense des pays de l’Union Européenne en 2012, 2013, 2014, observez 2015 et 2016, je vous parie que, du fait de ce qu’il se passe en Russie et en Ukraine, ils vont ré-augmenter. Puisque cela abonde dans le sens de ceux qui estiment que « si l’on veut la paix, on prépare la guerre » : nous avons encore un modèle où nous avons besoin d’une infanterie terrestre, pas seulement de la technologie. Pour vous répondre, je pense que c’est un tournant important. La question qui se pose est : dans la mesure où Poutine a obtenu plusieurs résultats – on observe d’ailleurs la grande absence du Premier ministre russe Medvedev –, suffisent-ils pour sa popularité ? Ce n’est pas qu’un problème de popularité, c’est un problème historique, de fin de l’URSS qui n’a jamais été avalée, etc. La difficulté est de savoir.
Croyez-vous à un retour possible d’un monde divisé en blocs ?
Je pense que non, tout simplement parce qu’entre-temps, il y a eu les émergents, que j’appelle les émergés : le Brésil ou l’Inde. Arrivent dans les années qui viennent les nouveaux émergents : la Turquie, le nord du Mexique, la Malaisie, l’Indonésie, la Colombie, le Vietnam. Donc non, puisque l’économie a un poids majeur. Un troisième élément pose question : un monde en blocs, soit, mais combien de blocs ? Vous faites référence à deux blocs, mais il y a un pays constitutif d’un bloc, c’est la puissance chinoise, qui devient aussi importante que ce qu’elle était jusqu’en 1810. La Chine s’est affaiblie lors du XIXe et du XXe siècle avant de remonter. Nous sommes plutôt dans un monde « zéropolaire ». Mais est-ce un zéro absolu ou une compétition pour modifier ce chiffre-là ?
Pensez-vous que la puissance des États-Unis s’est effritée ces dernières années ?
D’abord, je ne trouve pas qu’ils faisaient vraiment ce qu’ils voulaient. C’est ce que Rumsfeld, Cheney et Bush Junior ont cru, avec quelles erreurs et quels massacres ! Je ne pense pas à l’Afghanistan mais à l’Irak post-11 septembre. Ils n’ont pas du tout une puissance illimitée : il s’agit quand même d’un échec relatif. J’aurais un fils américain mort en Irak, je ne me consolerais pas facilement. L’Afghanistan est un autre problème.
Après, s’est-elle effritée ? D’une part, ce n’était qu’une apparence de puissance militaire. Sur le plan stratégique, il y a une véritable puissance et quasiment une puissance à l’échelle globale, contrairement à la Chine qui n’a pas une puissance globale, mais une puissance régionale. Dans la puissance économique majeure des États-Unis, quoi qu’il arrive, à chaque fois, il y a une résilience très grande de l’économie américaine pour toutes sortes de facteurs. Elle s’est modifiée depuis le retour des démocrates en 2008, parce que la vision du monde des démocrates n’est pas celle des républicains. C’est intéressant d’ailleurs : si on avait eu un démocrate en septembre 2001, il aurait été intéressant d’imaginer les réponses. Or, avec les démocrates, nous allons plus vers le droit que vers l’outil militaire seul, mais en contournant, les problèmes en utilisant notamment les drones pour continuer la lutte anti-terroriste. D’autre part, aujourd’hui, nous avons une relation de puissance entre Washington et Pékin comme nous l’avions avant avec Washington et Moscou.
LISEZ ICI LA SUITE DE L’HISTOIRE
Couverture : Le Dessous des cartes. (Arte)