La grande évasion
Cela faisait déjà deux ans que Julio de Almeida était enfermé à Cândido Mendes, cette prison infernale située au cœur du village de Dois Rios. Depuis qu’il avait débarqué ici, ses journées, ainsi que celles de tous les autres détenus, étaient rythmées par le bruit d’une sirène. La même que les gardes faisaient retentir lorsqu’un prisonnier cherchait à s’évader, et « beaucoup mouraient en essayant », ajoute Julio. Réveillés à cinq heures, lui et les autres prisonniers devaient alors se présenter à six heures et demie au portail situé juste en dessous de la tour de garde, prêts à partir sur les colonies. Là-bas, six heures par jour et sous un soleil de plomb, les prisonniers bêchaient la terre à la seule force des bras, plantaient et semaient sans relâche. Ce jour-là, alors qu’il était en train de travailler lui aussi, Julio s’est plaint auprès de la direction de violentes douleurs à l’estomac. Après consultation, le médecin de service a décidé que Julio devait être acheminé à Lazaret, une autre prison de l’île et, à l’origine, un ancien hôpital. L’endroit se situait de l’autre côté de l’île, non loin du village d’Abraão. Là-bas, Julio pourrait recevoir des soins.
Tomber ou se blesser ralentirait immanquablement sa course, et désormais il en était sûr, les gardes étaient derrière lui.
Avant de devenir un véritable paradis pour les touristes du monde entier, envahi de pousadas multicolores – l’équivalent des chambres d’hôtes françaises –, de restaurants et d’échoppes, Abraão n’était qu’un petit village portuaire destiné à accueillir les prisonniers de tout le Brésil. Sa proximité avec le continent en faisait le seul port d’accès où débarquer à Ilha Grande. Le plan de Julio se déroulait comme prévu. Afin de suivre attentivement l’évolution de son état de santé, il est resté plusieurs jours sur place à travailler sur ces terres. D’ici, Julio pouvait voir se dresser devant lui les montagnes de Conceição de Jacareí, qui surplombent la côte. Il ne lui faudrait pas plus de quelques heures en bateau pour les rejoindre. De là, il pourrait quitter l’île et gagner Rio de Janeiro. « Je vais m’enfuir », a lancé Julio le moment venu à l’un des gardiens chargé de sa surveillance. Avec le temps, les deux hommes s’étaient liés d’amitié – jusqu’à s’en aller tous les deux voler des légumes aux habitants du village lors de virées nocturnes. Il était sûr qu’il l’aiderait dans son entreprise. C’est qu’à Lazaret, la nourriture était « pessima de rium » (« vraiment atroce »), raconte Julio, et ses talents de cuisinier ont fini par faire oublier au gardien ses rations de boyaux journalières. Ils ont ainsi étudiés ensemble toutes les possibilités de sorties, identifiant la position de chacun des gardes afin de se tenir prêts lorsque le moment viendrait de se faire la belle. Quelques mois auparavant, la première tentative d’évasion de Julio avait échouée. Les gardes l’avaient rattrapé avant même qu’il ait eu le temps de quitter l’île. Mais cette fois-ci, ce serait différent. La nuit venue, le fugitif a réussi à se substituer à la sécurité pour détaler à toute vitesse en direction des collines tapissées de jungle. Pour rejoindre la plage, Julio a coupé à travers la végétation se dressant sur sa route : une flore foisonnante, presque étouffante faite de palmiers, de lianes et d’immenses bananiers. Uniquement guidé par les astres plantés haut dans le ciel, à chaque foulée, Julio devait veiller à ne pas se prendre les pieds dans les racines des arbres qui rampaient sur le sol – tomber ou se blesser ralentirait immanquablement sa course, et désormais il en était sûr, les gardes étaient derrière lui.
Plusieurs heures après, il a finalement atteint la plage Saco do Céu. Sur place, Julio a dérobé une barque et pris la mer. Le continent n’était plus qu’à une centaine de kilomètres maintenant. Pour se repérer, il avait préalablement étudié les astres, les cartes, les courants marins… Il n’avait pas le choix. Si jamais il se mettait à naviguer du mauvais côté de l’île, en direction de l’océan, tout serait perdu. Car de ce côté-ci, après les derniers petits îlots formant l’archipel d’Ilha Grande, il n’y a plus rien sinon l’immensité de l’Atlantique qui sépare Ilha Grande des côtes de l’Afrique. Il a fini par atteindre les rives de Conceição de Jacareí sans embuches, avant de sauter dans le premier train, direction Rio de Janeiro. Julio de Almeida était libre à présent.
Le Chaudron du Diable
Aujourd’hui, on peut s’étonner de retrouver Julio à Ilha Grande, cette île qu’il a cherché à quitter par tous les moyens 54 ans auparavant. En cet après-midi de juin, le soleil est perché bien au dessus des montagnes verdoyantes surplombant le village de Dois Rios. Julio est assis à la terrasse du café de Teresa da Silva. Derrière lui, on distingue nettement les ruines du Centre Pénitencier Cândido Mendes, sa grande entrée principale et ses portes métalliques introduites par une allée de haut palmiers. Plus de cent ans après son inauguration, on a l’impression que la prison guette encore les habitants à travers les petites fenêtres percées dans ses murs blancs. Malgré la terrible réputation de l’établissement, malgré la violence, les tortures, les viols et les morts qui ont accompagné son histoire, le vieil homme ne semble même plus y prêter attention. Teresa vient de servir à Julio un demi verre de cachaça. Tranquillement, il porte le liquide à ses lèvres cachées sous son épaisse barbe blanche. Sous sa casquette rouge usée, on aperçoit son visage sympathique. Il porte un manteau kaki un peu trop grand pour lui ainsi qu’un short qu’il a découpé dans un de ses vieux pantalons.
Pour ses crimes, Julio a été puni par la justice en 1958 et enfermé dans une cellule de Rio dont il s’est évadé peu de temps après.
À 83 ans, l’homme traîne encore cette dégaine de gars des rues. Celles de Pétropolis, État fédéral de Rio de Janeiro où il a vu le jour en 1931. Adolescent, Julio s’est retrouvé à la Cidade Maravilhosa (la « Cité Merveilleuse »), dans les méandres de laquelle il tentait de survivre grâce à quelques petits boulots. « C’est seulement ensuite que je suis rentré dans le crime », raconte-t-il. Pas de dates précises, l’homme est âgé et ses souvenirs sont parfois confus. Il se rappelle pourtant les plages de Copacabana et Flamengo, parmi les lieux les plus touristiques de Rio mais aussi parmi les plus fréquentés par les vagabonds et la population pauvre de la ville. C’est là-bas que son quotidien de criminel a pris de plus en plus d’ampleur : « Je volais, je tuais, tout cela pour vivre », explique-t-il. Pour ses crimes, Julio a été puni par la justice en 1958 et enfermé dans une cellule de Rio dont il s’est évadé peu de temps après. De nouveau rattrapé par la police, cette fois la sentence a été plus sévère. On l’a condamné à une peine de 28 ans de prison, qu’il devait purger entre les murs du pénitencier d’Ilha Grande. Julio savait ce qui l’attendait là-bas. À Cândido Mendes, Caldeirão do Diablo (« le Chaudron du Diable ») comme l’avait surnommé les prisonniers, on enfermait « les alcooliques, les mendiants, les sans-abris et les capœiristes de tout le pays. Tous ceux que le gouvernement d’État souhaitait tenir à l’écart du reste de la société. On isolait ces individus en grande majorité pauvres et noirs qui mourraient par la suite, le plus souvent de mauvaise alimentation et faute d’hygiène, de béribéri et de dysenterie », nous explique Myrian Sepúlveda dos Santos. La sociologue et professeure associée à l’Université d’État de Rio de Janeiro (UERJ) a longtemps travaillé sur l’histoire de l’établissement pénitencier. Depuis plus d’une vingtaine d’années, les criminels les plus dangereux du pays étaient détenus là-bas. Certains gangs originaires des quartiers pauvres de Rio y avaient même élu domicile : la Falange Zona Sul, la Falange da Coréia ou encore la Falange Jacaré, la plus détestée en raison des violences et du racket que ses membres pratiquaient sur les autres détenus. Jusqu’ici, elle était aussi responsable de la plus grande partie des morts à l’intérieur de la prison.
Installé dans la cale d’un bateau, Julio est parti avec trente autres prisonniers rejoindre l’île-prison. Son expérience rappelle celle d’un autre détenu. André Torres, un des rares individus incarcérés là-bas à avoir raconté dans un livre, No exilo na Ilha Grande, paru en 1985, son calvaire à Cândido Mendes : « Les soldats se sont ensuite positionnés avec leurs mitrailleuses. Ils formaient un long couloir jusqu’au pont d’embarquement. Les chauffeurs ont ouvert les portes des camions et les détenus, indifférents à tout ce protocole, attendaient d’être appelés par le sergent, qui, son rapport à la main, hurlait leurs noms (…). Après avoir ramassé leurs affaires, les prisonniers ont sauté dans le bateau avant d’être envoyé dans un trou au fond de la cale du navire (…). Le camion est reparti. Le bateau a alors attendu que les passagers et les résidents d’Ilha Grande montent à bord et il s´est ensuite mis en marche en direction d’Abraão. Il a fallu plus de deux heures de voyage avant d’accoster enfin sur le rivage d’Ilha Grande. » Lorsque Julio est arrivé à son tour à Abraão, quinze condamnés ont immédiatement été envoyés à la prison de Lazaret et quinze autres, dont lui, sont montés dans un camion pour rejoindre le pénitencier de Cândido Mendes. Arrivé à destination, le camion s’est arrêté à quelques mètres de l’entrée de la prison. Là, juste devant les portes du centre pénitencier, se trouve encore l’autel de Nossa Senhora Aparecida (« Notre-Dame-de-l’Apparition »), la patronne de tous les Brésiliens. Les condamnés avaient coutume de la saluer avant de dire au revoir à leur liberté. Devant l’entrée principal, Julio a signé les registres et les derniers documents qu’on lui tendait, avant d’entendre le bruit sourd des portes métalliques se refermer derrière lui.
Les assassins
Julio a passé les trois premières années de sa détention dans une cellule de quatre mètres sur huit, avec une vingtaine de co-détenus de droits communs : voleurs, petits criminels… Dans un coin se trouvaient les toilettes, un unique évier, et un bout de tuyau qui pendait du mur remplaçait la douche.
Lorsque la journée sur les colonies était terminée, chacun avait le droit d’aller vaquer à ses occupations : prière, musique, lecture… et pour ceux que le travail n’avaient pas encore achevés, des parties de football étaient organisées dans la cour. Mais à 21 heures, la sirène de la prison retentissait de nouveau. C’était l’heure de regagner les cellules pour aller dormir. Et lorsque la sirène finissait par se taire, aucun bruit ni aucune parole n’étaient plus tolérés jusqu’au lendemain matin. Malgré la rudesse de son quotidien, Julio semble avoir conservé un souvenir serein de cette époque : « Tudo bem. Ma vie dans la prison était tranquille. J’étais ami avec tous les companheiros (les « compagnons », les autres détenus, nda) qui sont passés par là, ainsi que les gardes et l’administration. J’avais un comportement exemplaire et je n’avais de problèmes avec personne. » Proche de la direction, au fil des ans, Julio avait notamment réussi à tisser de bonnes relations avec le directeur de l’établissement : « C’est l’homme qui m’a aidé. Je dois respecter tout ce qu’il m’a dit de faire », ajoute-il. Trois ans plus tard, en 1960, Julio s’échappait d’Ilha Grande. Durant les années qui ont suivi son évasion, le fugitif est retourné à ses activités criminelles du côté de Rio. Il avait retrouvé sa vie de vagabond, la seule qu’il connaissait, ainsi que ses mauvaises fréquentations. Seulement, sa cavale n’a pas duré. Quatre ans plus tard, la police lui repassait les menottes aux poignets, condamné cette fois pour un crime commis longtemps auparavant. La sentence était convenue d’avance pour Julio et c’est sans surprise qu’on l’a renvoyé à Ilha Grande. À son retour sur l’île, le directeur l’a convoqué dans son bureau. Julio s’est exécuté et, près de la grande entrée principale, a gravi les marches en pierres qui le séparait du premier étage, là où l’attendait sûrement son châtiment. Il est entré et s’est assis. Une fois installé, il a aussitôt fait part au directeur de sa volonté obsédante de rejoindre Rio. À tout prix, quitte à replonger de nouveau dans la folie des rues et embrasser un quotidien de misère, alourdi par le poids des morts – Julio n’avait que cette idée-là en tête. Dans d’autres circonstances, son obstination et sa tendance à vouloir se faire la malle pour échapper à cette île aurait pu lui coûter la vie. Mais le bon comportement dont il avait fait preuve durant ses premières années d’emprisonnement et l’excellente relation entretenue jusqu’ici avec le directeur du pénitencier ont amené ce dernier à lui proposer un marché. S’il promettait de se tenir à carreaux, le directeur pouvait s’arranger avec les magistrats pour lui obtenir le statut de colonio livre : un régime de détention aménagé qui autorisaient les prisonniers travaillant pour la colonie à vivre en dehors des murs de la prison. Ils étaient une cinquantaine à Dois Rios à bénéficier de ce statut :
L’opération n’avait duré que quelques minutes. L’instant d’après, tout le monde s’était dispersé.
« — Qu’est-ce que tu vas faire à Rio ? a demandé le directeur à Julio. Si tu n’as pas de maison, ni même d’argent, si tu n’as rien, qu’est-ce que tu irais faire là-bas ? Pourquoi ne pas rester vivre ici ? Tu aurais une maison, de la nourriture, des vêtements. Tout serait pris en charge. — Oui, vous avez raison », a conclu Julio. Le juge a donc ordonné l’aménagement de sa peine et fixé les conditions de sa mise en liberté. Le directeur lui a ensuite offert un travail et pendant huit ans, chaque jour, Julio s’est présenté en tant qu’homme à tout faire à la résidence du commandant qui vivait à Abraão. À cette époque, le commandant était le responsable du transfert des prisonniers à Ilha Grande : « J’ai dû quitter les companheiros pour aller faire ce travail », se rappelle Julio. Pendant un temps, cultivateur et éleveur, il était aussi chargé de la cuisine lorsque le commandant recevait des personnalités lors de visites officielles. Rapidement, il a gagné le statut d’homme de confiance auprès de l’administration et plus particulièrement du directeur, qui l’a par la suite nommé cuisinier à la prison de Cândido Mendes, avec pour mission de nourrir les mille détenus enfermés là. Dorénavant, même si Julio ne dormait plus enfermé dans une cellule, il devait tous les jours venir travailler dans cet enfer. Il lui fallait se tenir à l’écart de la violence de ces murs. C’était le moment opportun, car le 31 mars 1964, un coup d’état militaire emmené par le maréchal Castelo Branco a destitué le président élu, João Goulart, et la dictature et la répression se sont rapidement installées dans tout le Brésil. Les prisonniers politiques, opposants au régime en place, commençaient à remplir les cellules du pénitencier. Parmi eux, des noms célèbres comme celui du journaliste et homme politique Fernando Gabeira, des militants tels que Luiz Carlos Prestes et Aglido Barato. Certains ont même tenté d’approcher Julio à plusieurs reprises : « Je les ai tous vus, se souvient-il. Ils dépendaient de moi car j’étais cuisinier. Ils m’ont rencontré, mais je ne voulais rien avoir à faire avec eux car j’étais lié à la direction. »
À cette époque, les couloirs du centre devenaient de plus en plus agités, d’autant plus que vers la fin des années 1970, l’une des organisations criminelles les plus meurtrières du pays venait de voir le jour à Cândido Mendes. La Falange Vermelha (« La Phalange Rouge »), plus connue depuis sous le nom de Comando Vermelho, fruit de l’association entre certains prisonniers politiques et d’autres détenus de droits communs comme William da Silva, faisait désormais régner la loi dans la prison : « Le relationnel était très dur avec le personnel. Les prisonniers de droits communs qui arrivaient, c’étaient des voleurs, des braqueurs de banques, des voyous. Les prisonniers avaient changé », remarque Hotair de Silva, un des derniers gardiens de Cândido Mendes et vieil ami de Julio, vivant encore sur l’île. La tension au sein de l’établissement n’a cessé de grimper jusqu’en 1979, lorsqu’un règlement de compte a éclaté entre le Comando Vermelho et son principal rival, la Falange Jacaré. Armés de couteaux et de poinçons confectionnés avec des lames de rasoirs et divers objets tranchants, les premiers ont déclenché une émeute et menacé les gardes afin d’accéder aux cellules occupées par les Jacaré. Ils sont entrés à plusieurs et tour à tour, ont poignardé et égorgé chacun d’entre eux. Huit détenus ont été assassinés ce jour-là. L’opération n’avait duré que quelques minutes. L’instant d’après, tout le monde s’était dispersé. « Je me trouvais dans la maison du directeur au moment du massacre. Les gardes n’ont pas réussi à les séparer. Ensuite, c’est à moi qu’on a demandé d’emmener les corps pour les enterrer », nous confie Julio.
Maldita
L’année 1983 s’est achevée de façon spectaculaire à Cândido Mendes. La nuit du 31 décembre, Jose Carlos dos Reis Encina, dit O Escadinha, (« L’Escalier »), l’un des trafiquants de drogues les plus tristement célèbres de Rio de Janeiro, s’est enfui du pénitencier. Il avait 29 ans lorsqu’il avait été envoyé à Cândido Mendes. Les charges retenues contre lui ? Braquages de banques, trafic de stupéfiants et meurtres. Si jusqu’ici les seules voies d’évasion accessibles pour un fugitif se trouvaient être la plage ou la jungle, le criminel a fait preuve d’un élan de créativité sans précédent pour parvenir à s’échapper.
Installé dans sa petite maison bleue, Julio n’a jamais pensé à partir et laisser derrière lui ces terribles souvenirs.
Ce jour-là, O Escadinha recevait la visite de sa femme. Profitant du temps qui leur était alloué pour marcher dans la cour, un hélicoptère est venu se poser juste à côté d’eux, embarquant monsieur et madame dos Reis Encina à la volée. L’engin a redécollé aussitôt, laissant les gardes de la prison sans voix, raconte Julio. Un an plus tard, la dictature touchait à sa fin. La situation dans la prison était alors plus que jamais marquée par la violence, la corruption, mais aussi par l’état de délabrement avancé des lieux. La consommation de drogues et les jeux d’argents, interdits du temps où les prisonniers politiques avaient encore une influence dans la prison, avaient retrouvé une importance centrale à présent. En l’espace de quelques années, le Commando Vermelho est parvenu à installer un véritable règne de terreur entre les murs Cândido Mendes. En 1993, le photo-reporter André Cypriano a passé huit mois aux côtés des prisonniers, à documenter leur quotidien. De toutes ces rencontres, il a tiré un livre, Caldeirão do Diabo. Aujourd’hui, il est impossible, lorsqu’on se tient devant l’ancien réfectoire à moitié démoli, faisant face à l’entrée principale, de ne pas voir surgir l’image de ce prisonnier amputé d’un bras mangeant son repas : « Autrefois, le réfectoire possédait plusieurs tables et bancs, mais la plupart d’entre eux ont été détruits durant les émeutes, obligeant les prisonniers à manger debout », rapporte le photographe dans son ouvrage. On peut y voir également les murs décrépis de la cuisine, les impacts de balles dans les murs, les images pornographiques tapissant les cellules, mais aussi les portraits des hommes (dont celui de Julio) qui habitaient l’endroit. À cette époque, le centre carcéral avait même gagné de nouveaux surnoms : Abandonada (« l’Abandonnée ») et Maldita (« La Maudite »). « Tous ces éléments conduisirent au démantèlement du site », résume Gelsom Rozentino, professeur à l’université d’État de Rio de Janeiro (UERJ). Parmi ses activités, l’homme s’attache à entretenir la mémoire de ce symbole important du système pénitentiaire brésilien. En 1994, le gouvernement a finalement décidé que le centre pénitencier Cândido Mendes devait être désactivé. Lorsque la prison a fermé ses portes, se souvient Julio, tous les prisonniers et les gardes ont été transférés à Rio dans d’autres établissements carcéraux.
Les familles de ces derniers qui vivaient sur l’île ont été contraintes de partir elles aussi, l’activité agricole des colonies a cessé presque immédiatement et les maisons des anciens colonos livres construites sur les hauteurs avoisinantes ont toutes été détruites : Beaucoup de gens ont pleuré lorsque la prison a fermé, car la colonie agricole aussi a fermé et la nourriture n’était plus garantie, explique Julio. À son tour, il a dû abandonner son travail de cuisinier à la prison. Il n’y avait plus assez de travailleurs pour cultiver la terre ou s’occuper de l’élevage. Soudainement, le village se dépeuplait de ses habitants.
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L’hiver, les allées de Dois Rios ressemblent à des rues sans vie. Les vieux bâtiments laissés à l’abandon sont recouverts par la végétation et ajoutent à l’ambiance fantomatique du village. Près du terrain du foot, la carcasse d’un vieux tracteur rongée par la rouille traîne encore sur le sol non loin d’un amas de détritus en tout genre. L’endroit n’est certainement pas le plus touristique d’Ilha Grande. Ici, on ne s’attarde pas. Généralement, les touristes assez courageux pour parcourir les deux heures de marche nécessaires pour rejoindre le village viennent surtout profiter de la plage (seuls les habitants de l’île sont autorisés à se déplacer en bus, selon certains cas). Encore trempés dans leur maillots de bains, les plus curieux profitent du chemin du retour pour visiter l’ancienne colonie correctionnelle. Installé dans sa petite maison bleue, Julio n’a jamais pensé à partir et laisser derrière lui ces terribles souvenirs lorsque la prison a fermé : « Je vis normalement ici et je n’ai besoin de rien. » Bénéficiant encore de son régime de semi-liberté, il a préféré rester. Marié depuis 30 ans, il habite toujours ici avec sa femme, Zindoca, et leurs trois enfants. Julio l’a rencontrée à l’époque de la dictature militaire : « Cela fait longtemps qu’on vit ensemble. Mais elle n’aime pas les journalistes », explique Julio amusé. Elle venait régulièrement à Dois Rios rendre visite à son frère incarcéré. Un jour, elle s’est perdue dans les couloirs de la prison avant de tomber sur Julio, qui lui a servi de guide. C’est comme cela que leur histoire a commencé…
Lorsqu’il ne pêche pas, Julio passe le plus clair de son temps dans son atelier, devant chez lui, au milieu des étaux, des copeaux et des différents outils qui lui servent à sculpter le bois. Il y fabrique des objets plus ou moins abstraits qu’il dispose sur le perron de sa porte, offerts à la vue de tous. Il en a déjà façonné plus d’une dizaine : « Les mêmes barques que celles que j’ai volées lorsque je me suis évadé », précise-t-il. Cette année, le dernier prisonnier vient enfin d’être libéré : « Il y a trois mois, j’ai même signé un papier. Ça y est, ma peine est terminée », déclare-t-il. Selon la législation en vigueur au Brésil, la peine maximale retenue contre un prévenu ne peut excéder trente ans. Au total, Julio en aura purgé plus de cinquante. Au fil des décennies qui ont suivi sa première condamnation, il a dû changer d’identités à plusieurs reprises pour pouvoir rester vivre à Dois Rios : « Je dois vous avouer que je n’ai pas eu qu’un seul nom, nous confie le prévenu. J’ai pris plusieurs identités pour pouvoir demeurer ici, et le juge m’a aidé. Ma première condamnation en tant que Julio de Almeida était de dix ans. » Les documents que le prisonnier a présenté le jour de son incarcération titrent bien : « Julio de Almeida ». Ceux qu’il a signés pour obtenir sa liberté conditionnelle aussi. Jusqu’à sa libération, Julio a menti pour conserver son statut de colonio livre et rester sur la colonie, quitte à vivre aux portes d’un enfer : « Le juge m’a dit de ne répondre qu’au nom de Julio de Almeida. “Si jamais quelqu’un t’appelles autrement tu ne répond pas”, m’a-t-il dit. “C’est le plan. On fait comme ça. Toi tu n’as rien à faire.” J’étais en sécurité ici. » Devant chez lui, Julio tient dans ses mains une des barques qu’il vient de finir de sculpter. Il se plaît à commenter chacune d’entre elles. Depuis un moment, il n’a d’inspiration que pour façonner ces petites embarcations de bois. Lorsque nous lui demandons pourquoi il fait cela, Julio de Almeida se contente de répondre : « J’ai plein de choses dans la tête. »
Couverture : L’atelier de Julio de Almeida, par Samuel Aupiais.