Le code secret
Elle s’apprêtait à ouvrir la porte à mon père quand elle se souvint qu’il s’agissait d’un signal pour cacher tout ce qui était interdit dans la maison. C’est à cela que nous nous sommes préparés, pensa-t-elle. Elle déposa le combiné sur la table et passa dans chaque pièce pour vérifier qu’il n’y avait aucun journal, pamphlet ou livre illégal en évidence. S’il y avait quelque chose à cacher, elle ne le vit pas. Elle reprit le combiné. « C’est bon, je descends », dit-elle. Elle récupéra les clés de l’entrée de l’immeuble et monta à l’étage. Elle frappa discrètement à la porte de notre cousin. Ali vint ouvrir, un sourire chaleureux aux lèvres. Avant qu’il ne puisse parler, elle le coupa. « Omar est là », dit-elle à voix basse. « Il dit qu’il est avec les Gardiens. Je ne sais pas ce qui se passe. Si je ne donne pas de nouvelles, attends un peu et descends. »
Puis elle se précipita en bas. En ouvrant la lourde porte d’entrée, elle vit son frère debout, les mains dans le dos, comme s’il attendait le bus. Il lui fallut une seconde pour réaliser ce qui se passait. Ses mains étaient attachées ; il semblait résigné. Autour de lui se tenaient quatre Gardiens de la révolution, chacun avec une arme automatique à la main, l’un d’eux au moins le canon pointé sur mon père. Ma tante recula pour inviter les hommes à passer le seuil. Mon père et les frères armés entrèrent. Dans l’appartement, elle proposa des rafraîchissements aux officiers. « Voulez-vous du thé ? » demanda-t-elle. « Ou de l’eau ? » « C’est Ramadan », répondirent-ils. « Nous jeûnons. » Les Gardiens, le visage de chacun mangé par une sombre barbe de trois jours, firent asseoir mon père sur le canapé et commencèrent à fouiller les chambres. Ils ne pouvaient pas les différencier. L’un d’eux demanda où était la chambre de mes parents. Mon père avait dû leur dire que nous vivions là. Astefe indiqua la chambre avec le berceau. Un des Gardiens resta dans le salon avec Astefe et mon père pendant que les autres passaient de chambre en chambre en ramassant et en fourrant dans leurs poches les passeports de la famille – pour une raison inconnue, tout le monde laissait son passeport chez mes grands-parents –, faisant de même avec des bibelots et divers objets de valeur comme les collections de timbres et de pièces de mon grand-père.
Des semaines plus tard, quand mes tantes, mon oncle, mon cousin, ma mère et moi étions en train de nous préparer à traverser les monts Zagros pour fuir l’Iran par la Turquie, à cheval et à pied principalement, il nous fallut obtenir de faux passeports et pièces d’identité. Une fois arrivés à Istanbul, ma mère et moi avons pu obtenir le remplacement de nos passeports américains, mais le reste de la famille se retrouva bloqué. Mais nous ne le savions pas encore. Quand les Gardiens eurent pris ce qu’ils voulaient, ils revinrent au salon. L’un d’eux regarda ma tante et demanda à mon père : « Qui est-ce ? » « Elle est jeune », répondit mon père. « Elle est encore au lycée. » Le Gardien se retourna vers Astefe et demanda : « Où sont Leila et l’enfant ? » « Elle est en train de faire cours », mentit ma tante – ma mère n’était pas en train de faire cours, bien sûr. Elle était avec moi, à notre appartement, en train d’attendre le retour de ma tante ou de mon père. « Elle va revenir bientôt », dit Astefe. Les frères se disposèrent un peu partout dans le salon, leurs armes sur leurs genoux. Tous les six – les quatre Gardiens, ma tante et mon père – restèrent assis en silence à attendre Leila. Ma tante remarqua une lumière douce qui filtrait à travers la fenêtre de la cuisine. Il devait être cinq heures de l’après-midi, à son avis, quand le téléphone sonna. Mon père était assis près de sa sœur sur l’un des canapés ; il avait toujours les mains attachées dans le dos, ce qui le forçait à se pencher en avant. Son corps était tendu. Astefe tenta de déchiffrer son expression – il n’avait pas l’air choqué, pas vraiment. Ce qu’affichait son visage, c’était la défaite. Pendant un instant, personne ne bougea. Puis le téléphone sonna de nouveau, et les Gardiens dirent à ma tante de décrocher. Astefe se leva et traversa la pièce ; elle prit le combiné et répondit. « C’est Leila ? » demandèrent les Gardiens. Après une fraction de seconde, Astefe répondit en secouant la tête. « Non. » Elle reposa le téléphone sur son socle et reprit sa place à côté de mon père. « C’était Leila ? » lui murmura mon père. Elle secoua la tête.
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À plusieurs pâtés de maison de là, ma mère commençait à faire les cent pas dans notre appartement. Il était plus de six heures et mon père n’était toujours pas rentré. Astefe n’était pas encore revenue. Je jouais avec ma poupée. Ma mère s’assit sur le sol près de moi et fixa le tapis, en essayant d’imaginer ce qu’elle devait faire. Nous n’avions ni téléphone ni télévision ; personne ne pouvait nous transmettre d’informations. Les seuls sons étaient mon fredonnement, les battements de son cœur et le bruit de la circulation dans les rues en contrebas. Elle ne pouvait pas rester inactive plus longtemps. Elle mit son roopoosh et son hijab, prit ma main et quitta l’appartement en direction de la cabine téléphonique en bas de la rue.
Elle composa le numéro de mes grands-parents, attendit que la ligne s’établît, puis que le téléphone sonnât et que quelqu’un répondît. Le téléphone sonna, plusieurs fois. Elle était sur le point de raccrocher quand elle entendit le clic subtil du combiné qu’on décrochait. « Allô ? » dit-elle. « Allô ? Astefe ? C’est toi ? Pourquoi est-ce que tu es en retard ? » « Tout va bien », répondit ma tante. « On va bien. » Derrière ma tante, les Gardiens posaient des questions : « C’est Leila ? Est-ce que c’est Leila ? » Ma tante acquiesça. « Où pouvons-nous écouter ? » demandèrent-ils. De sa main libre, elle pointa son ancienne chambre. Alors qu’ils s’affairaient à essayer de reconnecter la ligne débranchée, ma mère continuait à parler. « Où es-tu ? » dit-elle. « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui te prend aussi longtemps ? » « Tout va bien », répondit ma tante. « Les frères sont là. » « Pour qui ? » demanda ma mère. « Ils sont venus pour qui ? Pour toi ? Pour Omar ? » « Ils ne sont pas là pour moi », répliqua ma tante. « Tout va bien. Va déposer les enfants chez ta mère, puis viens. » Ma tante raccrocha. Ma mère resta un instant dans la cabine, pressant le combiné sur son oreille d’une main, tenant la mienne fermement de l’autre. Ma tante pense qu’elle avait appelé juste après huit heures. J’aurais dû être au lit. Le temps que les Gardiens fissent fonctionner le téléphone, l’appel était terminé. Ils revinrent dans le salon, leurs armes au flanc. « C’était Leila ? » demandèrent-ils. « Qu’est-ce qu’elle a dit ? » « Elle arrive », répondit ma tante.
Les six adultes reprirent leurs places. Astefe se rapprocha de mon père et murmura : « Je lui ai dit ce que tu m’as dit de lui dire. Je lui ai dit d’emmener les enfants chez sa mère. » Mon père se détendit. C’était un code : la mère de ma mère vivait en Californie. C’était le dernier message de mon père à ma mère. Elle devait rester à l’écart, m’emmener et me faire quitter le pays. Les Gardiens se levèrent et se remirent à fouiller les chambres, par ennui plus qu’autre chose. Mon père se pencha vers ma tante et lui parla de l’indic. « Le gouvernement a une liste de noms », expliqua-t-il. « Ils vont arrêter tout le monde sur la liste. Dis aux gens de partir. » Depuis une des chambres, un Gardien leur cria de rester silencieux. Ils se séparèrent.
Les adieux
Ma mère sortit de la cabine téléphonique et se pressa de retourner à l’appartement, en me traînant à moitié derrière elle. Elle regarda les assiettes qui s’empilaient dans l’évier et les jouets éparpillés par terre. Elle attrapa un sac en plastique et y fourra mon acte de naissance, la Green Card de mon père, ses attestations universitaires – tout ce qu’elle pouvait trouver. Elle récupéra quelques vêtements de rechange pour moi et les ajouta à la pile de papiers, puis elle me reprit et quitta l’appartement. Elle marcha dans la rue, puis s’arrêta pour réfléchir. Il lui fallait remettre ses idées en place et trouver un endroit où aller. Elle fit la liste de ses connaissances qui habitaient à proximité et pourraient prendre le risque de nous abriter, et décida d’aller chez la cousine de mon père. Esmet ouvrit la porte, en tenue pour passer à table – le soleil s’était couché et les gens se rassemblaient pour l’iftar. Son mari, Jafar, se tenait à ses côtés. Ils regardèrent ma mère, s’accrochant à moi d’une main et au sac rempli de vêtements d’enfant et de papiers de l’autre. « Ils ont arrêté Omar », dit ma mère. Ma mère leur raconta ce qu’elle savait, c’est-à-dire pas grand-chose : elle désespérait de savoir ce qui se passait. Esmet et Jafar proposèrent d’aller à l’appartement de mes grands-parents, sous prétexte de passer rendre visite, prendre un thé et un gâteau pour rompre le jeûne en famille.
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Pendant qu’Esmet et Jafar nous quittaient, notre cousin, Ali – celui de l’étage au-dessus – frappait à la porte de mes grands-parents. Quand un Gardien répondit, Ali s’excusa de les déranger. Il dit poliment qu’il était descendu voir sa famille. « Qui est-ce ? » demanda le Gardien à ma tante. « Il habite au-dessus », répondit-elle. Le Gardien fit un pas en arrière et Ali entra, adressant un signe de tête à chacun des hommes avant de saluer ma tante et mon père. « Je suis juste passé dire un petit bonjour », déclara-t-il en prenant un des sièges vides du salon. Personne ne répondit ou ne dit quoi que ce soit de mémorable. Le temps s’écoula. Il était environ neuf heures du soir. L’interphone sonna. Tout le monde leva les yeux. Mon père et ma tante étaient si certains que ma mère avait compris leur message. Méfiante, ma tante décrocha le combiné de la porte d’entrée. « Allô ? » dit-elle. « Allô ! » C’était la voix d’Esmet. Ma tante la fit entrer. « C’est notre autre cousine », dit ma tante aux gardes. « Je crois que nous avons manqué l’iftar. »
Elle ouvrit la porte à Esmet et Jafar et les invita à prendre place dans le salon. Le couple rejoignit le groupe. Ma tante s’excusa et alla dans la cuisine faire du thé. Elle prépara un plateau pour huit et y déposa un plat de fruits et de douceurs. Tout le monde but le thé dans les délicates tasses en verre de mes grands-parents. Les Gardiens ne sont pas méchants, pensa Astefe. Ils ne nous ont pas frappés, n’ont pas crié. Ils ont été très polis, en vérité. Puis elle réalisa : Oh mon Dieu, ça y est. C’est fini. Tout est fini. Il était minuit quand les Gardiens abandonnèrent. Ils firent se lever mon père et lui laissèrent un moment pour dire au revoir à sa sœur. Ma tante et mon père se serrèrent dans les bras l’un l’autre. Pour la première fois ce soir-là, Astefe pleura. Après avoir les avoir séparés, les Gardiens firent descendre les escaliers à mon père et l’emmenèrent dans la rue. Nous n’aurions pas de nouvelles de lui pendant plus d’un mois – dans un flash info de Radio Téhéran diffusé à l’hôtel, en Turquie, quand le gouvernement reconnut pour la première fois qu’ils le détenaient. Ma tante ferma la porte derrière eux. Elle se retourna et regarda ses cousins ; tous les quatre écoutèrent les pas s’éloigner, puis le bruit de la lourde porte d’entrée que l’on fermait. « Allons voir Leila », dit Esmet.
Section 209
Début août 1982. Le soleil se levait rapidement au-dessus des pics effilés de l’Elbourz. Il faisait encore chaud ce jour-là. Ma mère était étendue sur une chaise longue, le regard fixé par-delà la pente du jardin vers le mur qui la séparait de la prison d’Evin. Ce matin-là, comme tous les jours, l’appel du muezzin résonnait depuis l’autre côté. Il était amplifié par des haut-parleurs si grands qu’ils dépassaient du mur du jardin. La chaise longue trembla. Alors que l’appel s’atténuait, les prisonniers commencèrent à prier. Par milliers, à genoux, penchés en avant, puis assis sur leurs talons, ils s’adressaient à Dieu. Ma mère en était alors à sept mois de grossesse. Elle était enceinte de mon petit-frère. Ses chevilles avaient enflé. Les hémorroïdes qui l’avaient forcée à rester alitée lors de sa première grossesse étaient revenues, et la torturaient. Ses yeux marron derrière ses épaisses lunettes étaient rougis. Cela faisait plusieurs semaines qu’elle n’avait pas eu une bonne nuit de sommeil. Elle essayait de décider si elle devait quitter l’Iran pour aller en Californie, où vivait sa mère et où elle-même avait vécu de ses dix à ses trente-et-un ans. Elle ne voulait pas partir. Elle voulait rester, donner naissance à mon frère à Téhéran. Elle voulait être près de mon père, qui se trouvait de l’autre côté du mur du jardin, mais trouver un endroit sûr où rester plus de quelques jours de suite avec moi n’était pas chose facile. Les amis, les connaissances et, dans ce cas précis, presque un inconnu, prenaient tous de gros risques en nous hébergeant. Cela faisait des semaines que nous nous cachions, et chaque jour où ma mère repoussait sa décision, son ventre grossissait, de plus en plus lourd et imposant. Si nous devions quitter l’Iran avant la naissance de mon frère, il nous fallait le faire dans les prochains jours.
Ma mère se leva et avança avec précaution, dépassant le vieux chêne noueux et traversant le petit ruisseau qui serpentait dans le jardin. À chaque pas qu’elle faisait en direction du mur, les prières étaient plus fortes, se pressant contre la pierre et la débordant, le bruit emplissant l’espace autour de son corps. Elle longea lentement le mur, concentrée sur les voix à quelques centaines de mètres d’elle. Les prisonniers commencèrent à psalmodier leur fidélité à l’ayatollah Khomeini. « Imam Khomeini, pour expier nos fautes, nous devons devenir un mur dressé devant les combattants du front », entonnèrent les voix d’hommes et de femmes. « À bas les Etats-Unis… À bas les Moudjahidin… Avec l’aide du parti de Dieu, la prison est devenue une université… Imam Khomeini, que Dieu soit avec vous. Nous ne portons en nos cœurs aucun ressentiment contre vous… » Avant que les prisonniers finissent de chanter, avant que le matin clair se transforme en jour étouffant d’août, ma mère essaya d’entendre l’un ou l’autre de ses amis enfermés à Evin. Ils devaient être là, quelque part en train de chanter. Ils devaient être là. Elle ne voulait pas penser à ce qui aurait pu leur arriver d’autre. Elle tendit l’oreille autant que possible pour essayer de discerner la voix qui lui importait le plus dans toute cette cacophonie. Alors que les voix s’effaçaient, elle tentait d’entendre mon père.
Depuis que nous étions arrivées dans cette maison avec son jardin, c’était devenu un rituel pour elle. Après des semaines passées clandestinement, elle ne savait pas avec certitude où dans la prison mon père était enfermé. Elle ne pouvait pas savoir qu’il lui était interdit de sortir prier avec les autres détenus. Mon père était à l’isolement depuis plusieurs semaines. Il était détenu dans la Section 209. Pour les activistes politiques iraniens, cette section était un secret de Polichinelle, une prison dans une prison. Elle était construite au pied de la montagne, et s’étendait sur plusieurs niveaux en sous-sol. Le bruit des interrogateurs qui entaillaient à coups de câbles la plante des pieds des prisonniers parvenait sans encombre du sous-sol aux cellules des détenus dans les étages supérieurs. Au plus profond de la nuit, les prisonniers entendaient des cris sourdre à travers le sol, entrecoupés de moments de calme, comme s’ils étaient retransmis par des haut-parleurs assourdis. Pendant ces pauses, mon père tendait peut-être l’oreille, l’air remplissant ses poumons, puis exhalait en même temps que le bruit reprenait. Ce matin-là, alors que ma mère marchait dans le jardin, mon père était étendu dans sa cellule, confiant dans l’idée que ma mère et moi étions loin d’ici. Il pensait que nous étions en route vers la Californie, ou peut-être pensait-il que nous étions déjà arrivées à Berkeley, là où tous deux s’étaient rencontrés et avaient préparé la révolution. Il ne savait pas qu’elle hésitait encore.
Note de l’auteur : mon père étant mort en 1983 et ma mère en 2010, j’ai reconstitué leur histoire grâce à deux ans de recherche et d’enquête. Je me suis appuyée sur plusieurs interviews de ma mère, enregistrées entre 1991 et 1992 par ma tante, Mahnaz Afkhami, pour son livre Women in Exile, paru en 1994. Le chapitre sur ma mère dans ce même livre a été d’une grande aide. Je me suis aussi appuyée sur l’interview, inédite, de ma mère dans le cadre du programme StoryCorps, enregistrée en 2008, et sur les nombreuses interviews d’elle effectuées par mon frère en 2009 et 2010. Pour compléter la version de ma mère des événements, j’ai rencontré notre famille, leurs amis et leurs connaissances, et j’ai entrepris de longues et difficiles recherches. Le chant des prisonniers vient de l’article d’Andrew Veitch paru le 14 décembre 1983 dans le Sydney Morning Herald. Certains noms ont été modifiés.
Traduit de l’anglais par Raphaël Rigal d’après l’article « Memoirs of a Revolutionary’s Daughter », paru dans The Baffler. Couverture : La prison d’Evin, à Téhéran. Création graphique par Ulyces.