Par un week-end de février dans la Vallée de San Fernando, au cœur de la maison aux airs de grange un peu kitsch où il vit avec sa mère et sa grand-mère, Flynn McGarry s’affaire à préparer un menu dégustation de choix pour une quinzaine de convives, composé de huit plats. Le salon des McGarry, où se dresse une gigantesque cheminée en briques, a été désencombré afin de pouvoir accueillir quatre tables drapées de nappes blanches que Meg, sa maman, a repassées avec soin avant de faire briller l’argenterie. « On se croirait dans Downton Abbey », plaisante-t-elle.

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Une assiette frappée du nom d’Eureka
Le restaurant underground de Flynn McGarry
Crédits : Flynn McGarry

McGarry, qui a eu 15 ans en novembre 2013, a créé son restaurant underground (qu’il a baptisé Eureka, en hommage à la rue dans laquelle il habitait auparavant) à l’âge de 11 ans et demi. Cuisiner ce qu’il appelle « une cuisine américaine moderne » est une entreprise chronophage, et les menus dégustation à 160 dollars peuvent demander jusqu’à huit jours de préparation. Samedi midi, McGarry a achevé la préparation de la gelée de carottes braisées qui accompagnera les jaunes d’œufs fumés, qui eux-mêmes seront servis avec un comprimé de mangue, des graines de moutarde marinées et des carottes marinées dans le café. Les betteraves qui serviront à la préparation des « betteraves Wellington » (un plat que lui a inspiré la photographie d’un bœuf Wellington saignant postée sur Instagram), reposent dans le fumoir. Elles ont au préalable été rôties au-dessus de copeaux de bois et cuites à la vapeur. Elles seront ensuite incorporées dans une duxelles de champignons parsemée de feuilles de betteraves, enveloppées dans une pâte feuilletée et servies avec un soupçon d’oseille à la crème, une sauce bordelaise à la betterave faite avec le jus réduit des betteraves rôties et une unique datte, dorée et glacée. Dimanche, Huy Nguyen, 36 ans, le second de cuisine de Faith & Flower – un nouveau restaurant du centre-ville de Los Angeles –, et Josh Graves, son chef pâtissier de 27 ans, sont venus prêter main forte en cuisine. Nguyen a réalisé la purée de chou frisé qui sera servie avec l’ormeau, tandis que Glaves a préparé des rouleaux et des tranches de mangue. À un moment donné, McGarry est entré dans la cuisine avec un plateau de fleurs et d’herbes de son jardin, où il fait pousser les ingrédients qu’il ne peut se procurer ailleurs ou qu’il ne trouve pas à la taille qu’il désire – à l’instar de sa « minuscule laitue ». « — Ces marguerites sont-elles comestibles ? demande Meg. — Oui, mais ce ne sont pas des marguerites, répond McGarry. Ce sont des millepertuis perforés. — Sois prudent avec ça, avertit-elle. Ce sont des plantes médicinales. Elles sont prévues pour soigner la dépression. Je n’en mettrais pas dans la nourriture des gens… — Juste un pétale, insiste-t-il. — Au moins ils auront le sourire, plaisante Graves. — Ah, mais voilà pourquoi nous sommes si heureux, ici ! » conclue Meg.

Un prodige culinaire

Aux environs de 19 heures, les convives se promènent autour de la maison et conversent sous le porche avant de s’asseoir à table. Parmi eux se trouvent deux acteurs – Dan Byrd, de Cougar Town, et Michaela Watkins, de Trophy Wife –, un producteur, un éditeur, un avocat, le manager de McGarry et plusieurs personnes issues du monde de la restauration. McGarry émerge de la cuisine avec chacun des plats afin de les présenter et d’y apporter les dernières touches à table. L’amuse-bouche à base de peau de truite feuilletée est suivi de têtes d’asperges blanchies, plongées dans une gelée d’asperges grillées et garnies des pétales controversés. Servies sur de rustiques planches en ardoise, on aurait dit une espèce d’escargots exotique.

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Milieu de service à Eureka
Le salon des McGarry
Crédits : Will McGarry

Les invités ont adressé leurs louanges aux saveurs naturelles et à la façon dont chaque ingrédient était mis en valeur au lieu d’être caché. « Les gens se servent du beurre comme d’une béquille », a fait remarquer quelqu’un, comme pour complimenter le palais de McGarry. Ils se sont aussi moqués gentiment du chef, qui n’est pas assez vieux pour avoir le droit de conduire. « Quand je serai petit, je veux être comme Flynn ! » a plaisanté Max Shapiro, courtier immobilier et chef amateur de B.R.K., un restaurant underground privé sis à West Hollywood – Shapiro qualifie ses dîners sophistiqués de « passe-temps qui a tourné à l’obsession ». Il est assis auprès de son ami et associé au restaurant Max Coane, sommelier de son état. Tous deux sont des habitués d’Eureka. « Tu veux sentir un peu de vin ? » demande Coane à McGarry pour le taquiner.

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McGarry est petit et élancé, son visage constellé de taches de rousseur est surmonté d’épais cheveux auburn, qu’il redresse habilement sur le côté. L’un des convives décrit cette fantaisie capillaire comme « une salade parfaitement mélangée ». Il dégage un calme prodigieux mais n’a malgré tout pas très confiance en lui. L’attention qu’on lui porte en permanence n’y est pas étrangère. Le dîner, par exemple, a été filmé par un documentariste. Quant à Will, le père de McGarry, il est photographe professionnel et a pris des photos tout au long du repas. Et bien que sa mère a laissé tomber sa chaîne YouTube, « Dining with Flynn », et que sa sœur ne poste plus rien sur son blog, « La sœur d’un prodige culinaire », les convives ont photographié leur assiette avec leur iPhone à chaque fois qu’un nouveau plat était servi à table, avant de les poster sur Instagram. Plus tard, Tyler Florence, la star de Food Network, a laissé un commentaire encourageant sous le plat à base de bœuf. « Quelle rigueur ! », a-t-il écrit.

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Flynn McGarry à 13 ans
Service d’Eureka
Crédits : Will McGarry

L’histoire de Flynn McGarry concentre bon nombre des obsessions de la culture contemporaine – les talents précoces, l’éducation moderne, la nourriture ésotérique, la célébrité maison –, lui qui est déjà passé dans « The Today Show », « Late Night with Jimmy Fallon »  et « Nightly News », sur NBC. Il a été conseiller pour une série sur un chef cuisinier adolescent, inspirée de sa vie, qui est en développement depuis un moment déjà chez NBC. Il travaille également à l’écriture d’un livre sur son expérience et son approche de la gastronomie. Après avoir refusé d’innombrables projets de télé-réalité, il est en train de développer une série de voyages improvisés avec RipCord – la société de production montée par l’acteur Mike White – qui sera bientôt proposée aux chaînes. Pour s’y retrouver au milieu de toutes ces demandes, Meg, dont la mère était l’une des décisionnaires de NBC, a d’abord donné l’exclusivité à la chaîne. Mais quand l’intérêt a commencé à grandir de toutes parts, la famille a délégué la tâche à des professionnels. Désormais, McGarry emploie un manager ainsi qu’un avocat, et l’approcher requiert de passer d’abord par son agent, à la United Talent Agency. Mais l’incroyable machine qui a été constituée pour catapulter McGarry au rang d’équivalent culinaire de Justin Bieber est en contradiction avec sa véritable ambition. Le danger avec la célébrité des enfants, c’est qu’elle peut miner la crédibilité des adultes. McGarry préfère ne pas se voir comme un enfant-chef, mais comme un enfant qui aspire à être étoilé au Michelin depuis l’âge de 12 ans. Et pour réaliser son rêve, McGarry, qui suit un programme d’instruction à domicile en ligne, cuisine en moyenne 160 heures par mois. Il a été apprenti dans certains des meilleurs restaurants du pays, notamment Next et Alinea, les établissements tenus par Grant Achatz à Chicago, et l’Eleven Madison Park de Daniel Humm, à New York, où il a été cinq fois stagiaire. Il a été invité à aider à la préparation d’un dîner au Modernist Food Lab de Seattle, sous la supervision du chef Maxime Bilet, et a été rappelé quelques mois plus tard pour aider à organiser un dîner de charité avec d’autres chefs invités, parmi lesquels Bill Yosses, le chef pâtissier sur le départ de la Maison-Blanche – ce dernier l’a aidé à mettre sur pied un dîner-concert sur la pelouse de la Maison-Blanche pendant l’Easter Egg Roll. McGarry a même posé avec les Obama. En septembre 2013, après être devenu un habitué des dîners d’Eureka, Shapiro a amené McGarry chez Alma, dans le centre-ville de Los Angeles, qui a été désigné Meilleur Nouveau Restaurant par le magazine Bon Appétit. Ari Taymor, le gérant et chef cuisinier d’Alma, âgé de 28 ans, a demandé à McGarry s’il aimerait lui apporter son aide le lendemain pour un événement privé – un dîner de 150 couverts qui avait lieu dans une ferme près de Bakersfield. McGarry a accepté l’invitation et ils ont passé cinq heures à cuisiner deux chèvres entières au-dessus d’un feu en plein air, par 40°C.

McGarry – qui techniquement vient d’entrer au lycée –, travaille désormais deux jours par semaine chez Alma.

« C’était vraiment horrible, se souvient Taymor. J’ai été intoxiqué à cause de l’inhalation de la fumée et on aurait dit que Flynn sortait d’une cheminée. » Mais Taymor a été impressionné par le jeune chef. « C’est un prodige, admet-il. Certaines personnes travaillent avec moi depuis huit ou dix ans, et lui cuisine depuis seulement deux ou trois ans. Il a une façon unique de gérer les situations, de bouger. C’est inné chez lui. » McGarry – qui techniquement vient d’entrer au lycée –, travaille désormais deux jours par semaine chez Alma. Meg tient à ce qu’il finisse l’école aussi vite que possible afin qu’il puisse travailler à plein temps au restaurant. « C’est un professionnel, me confie-t-elle. Je pense qu’il apprendra bien davantage de choses dans la vie active. »

Vu à la télé

Les chefs cuisiniers célèbres sont une espèce culturelle relativement récente. Au début des années 1960, des chefs comme Paul Bocuse sont devenus célèbres « en cuisinant tout simplement dans leurs restaurants », analyse Colman Andrews, le rédacteur en chef de The Daily Meal, et l’un des fondateurs du magazine Saveur. « Ils n’avaient pas d’émissions de télé, ils ne fréquentaient pas des soirées et la plupart d’entre eux ne possédaient pas de ligne de produits. » Wolfgang Puck a rendu la profession glamour dans les années 1980, en se distinguant traiteur pour des célébrités. Il ne craignait pas de prêter son nom à des pizzas surgelées, à des blenders performants ou des appareils à crêpes. « On pouvait se moquer de lui dans le Tonight Show et toute l’Amérique savait parfaitement de qui il s’agissait », commente Andrews. Mais c’est quand « The Food Network » a débuté en 1993 que la cuisine est véritablement devenue une source de divertissement. « Les émissions de télévision culinaires ne pouvaient pas se borner à parler de cuisine », explique Bob Tuschman, premier vice-président qui a aidé au lancement de l’émission. Elles avaient besoin d’être « drôles à regarder et d’être très instructives en plus de nous divertir ». « The Food Network » a popularisé auprès de millions d’Américains un domaine particulier de la culture, la gastronomie, qu’ils n’auraient jamais connu autrement. Et selon Allen Salkin, l’auteur de From Scratch, qui retrace l’histoire de l’émission, des tas d’enfants ont également été touchés par le show. Alors que les personnalités du monde de la restauration devenaient peu à peu des célébrités grâce au petit écran, les enfants qui rêvaient auparavant de devenir acteurs ou rock-stars se voyaient à présent devenir de grands chefs cuisiniers.

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Dès l’âge de 3 ans, McGarry s’est déguisé en Emeril (Emeril Lagasse, célèbre chef américain et personnalité de la télévision, nde) pour Halloween. Après la séparation de ses parents, lorsqu’il avait 10 ans, il n’a pas supporté les plats préparés que sa mère commandaient à longueur de temps, et il a pris la ferme décision de changer les choses. « Pendant deux ans, je me suis entraîné à réaliser les bases de la cuisine moi-même, dit-il. La façon de couper, les sauces… Tout cela en m’aidant d’Internet, de livres de cuisine, des trucs comme ça. » Internet a vite représenté à ses yeux le sésame ultime pour accéder au monde de la haute gastronomie – la cuisine en tant qu’expression de soi, la nourriture en tant qu’expérimentation –, et lui a permis d’en connaître les acteurs-clé.

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Crédits : Flynn McGarry

Après que Meg, un réalisateur indépendant, l’a inscrit à un cours de cuisine pour enfants, le professeur a demandé aux élèves d’acheter le livre de cuisine de leur choix. McGarry a choisi celui de Thomas Keller, French Laundry Cookbook, et s’est mis à en tester et réussir les recettes. « Je n’avais aucune idée de ce qu’était le Guide Michelin, confesse McGarry. Je ne savais pas grand-chose de tous ces classements et de tout ce qu’il était possible de faire avec la nourriture. Et puis Google m’a ouvert les yeux ! » Sur Internet, il a découvert la cuisine moléculaire, la cuisine sous vide et la cuisine dite moderniste. « Tu vas sur YouTube, tu regardes une vidéo de Thomas Keller et juste après, il y a une vidéo de Grant Achatz. » McGarry a appris ses techniques de couteaux en regardant des démonstrations en ligne. Puis il a commencé à expérimenter des saveurs et des préparations. « Quand j’avais environ 10 ans, je voulais passer dans “The Food Network”. En regardant ces vidéos, j’en ai eu encore plus envie. » Ses parents l’ont soutenu dans son désir de devenir un chef reconnu. Quand il s’est avéré que les plans de travail de la cuisine étaient trop hauts, ils lui ont construit une cuisine dans la salle à manger, faite d’après celle de Keller à French Laundry. Quand McGarry a voulu disposer d’un espace privé pour élaborer ses menus, son père a construit une cuisine dans sa chambre qui ressemblait à celle d’Alinea, à Chicago. Ils ont refait l’électricité, ils ont construit des tables et ont enlevé les portes de son placard pour le transformer en garde-manger. McGarry a reçu une plaque à induction pour son anniversaire et le Père Noël lui a apporté une sous-videuse. Quand McGarry s’est rendu chez Alinea pour la première fois, il s’est exclamé : « C’est ce que j’ai dans ma chambre ! » Mais un cap décisif a été franchi après son onzième anniversaire. McGarry a attrapé la coqueluche et il a été contraint de rester cloîtré à la maison pendant près de trois mois, que sa mère et lui ont passé à regarder « Iron Chef ». Quand il a été guéri, ils ont organisé une fête pour les amis de Meg à partir des recettes du Bernardin Cookbook. « C’était drôle, se souvient Meg. C’était comme un jeu à l’école. À la fin, tout le monde a applaudi et il s’est dit que c’était vraiment ce qu’il avait envie de faire. » McGarry, qui avait longtemps été martyrisé à l’école, est retourné en classe de sixième, mais l’année suivante, il a demandé à sa mère s’il pouvait être scolarisé à la maison pour se concentrer sur la cuisine. « J’étais si soulagée », avoue Meg, qui avait discuté avec différents chefs d’établissement des agressions subies par son fils. « Je ne voulais pas qu’il soit malheureux, je tenais à ce qu’il fasse ce qu’il avait envie de faire plus que tout. » McGarry a alors commencé à se concentrer sur son restaurant underground. Et à la suite de la parution en 2012 d’un article sur Eureka dans la rubrique « Talk of the Town » du New York Times, ses dîners sont devenus très tendance dans le milieu de la gastronomie de Los Angeles. Et puis McGarry et Meg ont fait la connaissance de Kris Morningstar, le chef de Ray’s & Stark Bar – le restaurant du musée d’art du comté de Los Angeles dessiné par Renzo Piano –, lors d’un événement culinaire intitulé « Taste of Beverly Hills ». Ils ont commencé à discuter après que Morningstar a complimenté Meg sur son t-shirt Hall and Oates

« J’ai découvert l’aspect créatif de la cuisine en voyant comment je pouvais transformer une carotte. » — Flynn McGarry

Le chef a convié McGarry à venir voir la façon de travailler dans une vraie cuisine, aux côtés de cuisiniers professionnels. Peu de temps après, il a commencé à donner un coup de main deux jours par semaine. Le chef de partie a appris à McGarry comment se servir du poste réservé à la viande. Un second lui a montré comment détailler le poisson, un autre comment découper la viande. Il a fait la connaissance de Josh Graves, qui lui a appris à faire du pain et de la glace. « Même ma mère, se souvient McGarry, n’arrêtait pas de me dire : “Es-tu bien sûr de vouloir faire ça ? Tu as douze ans et tu travailles quinze heures par semaine !” » Mais il était irrésistiblement attiré par la pression et le rythme des cuisines professionnelles. « Une fois que j’ai réalisé que j’en étais capable, j’ai su que c’était ce qu’il fallait que je fasse. » Après cela, McGarry a demandé à Bernhard Mairinger, le gérant du restaurant autrichien BierBeisl, s’il pouvait emprunter sa cuisine pour organiser un dîner. C’est rapidement devenu un événement mensuel et McGarry a été invité à préparer un dîner pour 150 personnes à Playa, l’enseigne renommée de Los Angeles qui a depuis fermé. Les bénéfices qu’il a tiré de l’affaire lui ont permis de se payer un voyage à Chicago, où il est devenu apprenti chez Next d’abord, puis chez Alinea. McGarry m’a confié que malgré les multiples sollicitations professionnelles, il essaye de rester en contact avec ses copains du collège. « J’ai mon côté enfant et mon côté cuisinier, dit-il. Quand je sors avec des gens de mon âge, je mets de côté la partie cuisine, et je pense que c’est bien pour ne pas craquer. » Mais il concède qu’il a plus de points communs avec les autres cuisiniers – bien souvent des hipsters tatoués, de dix ans son aîné –, qu’il considère comme ses pairs. Il utilise Uber, une application permettant de s’offrir un chauffeur privé à bas prix, pour sortir le soir avec eux. En mai 2014, il a décroché son permis provisoire (qui permet de conduire aux Américains n’ayant pas encore l’âge légal pour cela). « Je m’entends mieux avec eux qu’avec la plupart des gens de mon âge, explique-t-il. On s’adapte aux personnes qu’on a autour de soi, et je passe la plupart de mon temps avec des gens de 25 ans. J’ai commencé à m’y faire et je suis devenu plus adulte. Je sors avec eux. On passe tellement de temps à travailler ensemble qu’ils sont devenus mes amis. » Quand j’ai demandé à Meg si elle était inquiète que McGarry se mette trop la pression, elle m’a répondu que « tout est venu de lui ». Je lui ai aussi demandé si elle s’inquiétait du style de vie auquel il pourrait être exposé, en sortant la nuit avec des jeunes gens plus vieux que lui. « Dans toutes les cuisines où il a travaillé, l’ambiance était très protectrice. Beaucoup de ses collègues ont la vingtaine bien avancée ou la trentaine, ils ont souvent déjà vécu leurs moments de folie et se sont calmés depuis, m’a-t-elle expliqué. Ils sont plus équilibrés que des adolescents, sortir avec eux lui fait du bien. »

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Flynn s’affaire en cuisine
Menu d’été à l’Eureka
Crédits : Will McGarry

Juxtapositions

Dans un coin de la cuisine des McGarry, qu’on dirait tout droit sortie d’un épisode de Bonanza, se trouve une armoire contenant près de 6 000 dollars d’équipement de cuisine hautement spécialisé : une sous-videuse, des plaques à induction, un grill au Binchōtan et un circulateur thermique culinaire que McGarry a acheté après avoir vendu l’une de ses guitares, quand il avait 10 ans. « Bien cuisiner nécessite de posséder des outils coûteux, explique McGarry. Les ingrédients aussi sont chers. C’est la raison pour laquelle, quand les gens me demandent comment il est possible de faire payer un repas 160 dollars, je me demande s’ils se rendent compte de la réalité. » Quand ils vont faire les courses pour ses dîners, McGarry et sa mère se réveillent à cinq heures du matin pour se rendre au marché au poisson dans le centre-ville ou chez le boucher. Quand McGarry a besoin de quelque chose chez Whole Foods, à quelques centaines de mètres de chez lui, il enfourche son vélo. Les marchés de gros d’Hollywood et de Santa Monica sont les plus intéressants, mais il y a peu, sa seule option était un tout petit marché du centre-ville. McGarry écume les marchés de producteurs simplement pour observer leurs marchandises et dresser une liste de tout ce qu’il pourrait utiliser. Ses menus sont généralement dictés par les produits, et se composent en général de huit plats (dont deux desserts, qu’il laisse le soin à Graves de confectionner). Chacun des plats ne comporte pas plus de neuf ingrédients.

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Crédits : Flynn McGarry

Si certains cuisiniers ont une approche émotionnelle de la nourriture, McGarry est plutôt du genre conceptuel. Il réfléchit en termes de juxtapositions. Au dîner d’Eureka en février, il a servi des ormeaux avec du chou frisé, des amandes et un bouillon de poulet braisé car « l’ormeau est très riche et le chou, si on le grille sur différentes couches, a un goût de noisette, explique-t-il. J’ai donc pensé qu’en rajoutant de la purée d’amande, cela donnerait une texture intéressante et ajouterait une profondeur en bouche. » Après s’être décidé sur une association, il entreprend de calculer les équilibres entre les goûts. « Il faut de l’acide, du sucré, du salé, du croquant. Par conséquent, s’il y a quelque chose de doux, il doit aussi y avoir quelque chose de croquant. Et s’il y a quelque chose de salé, il faut ajouter quelque chose d’acide. Aussi, peut-être que je vais faire mariner le chou. À partir du moment où tu ajoutes de la technicité à ce que tu fais, tu fais évoluer les goûts des aliments. » Une fois qu’il a élaboré le concept de son nouveau plat, McGarry dessine un croquis de ce à quoi il pourrait ressembler dans l’assiette. Ses expériences, comme avec ce plat de légumes, sont intentionnellement espiègles et pleines d’esprit. « Les cardons et le céleri se ressemblent, dit-il. Et la rhubarbe, qui est également de saison, leur ressemble aussi. Aussi, peut-être que les trois iront bien ensemble. Je n’en ai pas la moindre idée, puisque je n’ai pas encore testé. C’est une idée visuelle. » Finalement, il se met à pocher les cardons dans du lait de chèvre et à les mélanger avec de la rhubarbe marinée, du céleri grillé et un velouté de champignons. « J’ai toujours été un enfant créatif, raconte McGarry. Je jouais de la musique et je peignais beaucoup. J’étais vraiment plein d’imagination, tout comme le reste de ma famille. J’ai découvert l’aspect créatif de la cuisine en voyant comment je pouvais transformer une carotte, à tel point qu’il était impossible d’imaginer  qu’on était en train de manger une carotte. »

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Malgré l’attention portée constamment sur l’âge de McGarry, cuisiner est un métier – avec ses horaires, sa pression et ses exigences physiques – qui dénature la jeunesse. En Europe, les apprentis commencent à travailler en cuisine vers 15 ou 16 ans, tout en suivant parallèlement plusieurs années de cours spécialisés durant lesquels on leur enseigne non seulement à cuisiner, mais aussi à diriger une équipe, à faire la comptabilité, le service et toutes les autres tâches que recouvrent la gestion d’un restaurant. René Redzepi, dont le restaurant Noma, à Copenhague, a été élu meilleur restaurant du monde trois années de suite par Restaurant Magazine, a débuté à l’âge de 13 ans. Il a ouvert Noma quand il en avait 26. « Je pense que l’âge est en partie gommé, dit Taymor. Son âge n’a aucun impact sur la façon dont je le vois, cela n’a vraiment aucune importance. » Malgré tout, l’âge de McGarry l’a très probablement aidé dans les opportunités qui se sont présentées à lui. Comme le fait remarquer Andrews, la plupart des apprentis en Europe se retrouveraient au fin fond d’une cuisine à peler des centaines de patates par jour. Ils ne collaboreraient pas avec des chefs célèbres au cours d’événements privés, et n’effectueraient pas des stages dans des restaurants étoilés au Michelin. « À son âge, il pourrait tout à fait travailler en cuisine, admet Andrews, mais il ne serait pas un chef célèbre. Il éplucherait des légumes ou nettoierait les poissons. »

« C’est plus important pour lui de se faire un nom dans 15 ans que maintenant. » — Daniel Humm

McGarry est sans doute un peu pressé, mais les chefs avec qui il a travaillé l’ont encouragé à se montrer patient. « Pour son âge, il a un esprit très créatif qui va continuer à se développer à mesure qu’il grandira, m’a confié Daniel Humm, le chef cuisinier d’Eleven Madison Park. Je pense qu’il est important qu’il reste concentré et qu’il garde un fort désir d’en apprendre toujours davantage, tout en ne négligeant pas sa progression en tant que cuisinier. C’est un milieu très difficile et très exigeant, sans garanties de résultats. » Le parcours de Humm est sensiblement différent : une décennie passée dans les arrière-cuisines, à travailler à chaque poste, à accomplir chaque tâche possible et imaginable. D’après lui, cette expérience a eu le mérite de lui apprendre les bases, mais également de le préparer à diriger son propre restaurant trois étoiles. « De nos jours, on braque les projecteurs sur chaque jeune talent, qu’il soit athlète, musicien ou cuistot. Je pense que cela risque de porter préjudice à leur apprentissage. Pour Flynn, je veux juste être sûr qu’il prenne le temps de grandir, car il est déjà quasiment assuré de connaître un avenir brillant s’il reste concentré. Il est plus important pour lui de se faire un nom dans quinze ans que maintenant. »

Un enfant en cuisine

Alma est situé dans un endroit modeste du quartier des arts du centre-ville de Los Angeles, au beau milieu d’immeubles dont le processus de gentrification s’accélère rapidement. Le restaurant sert des menus inventifs et de saison, centrés sur les produits. McGarry travaille dans une cuisine ouverte, aux côtés de sept autres cuisiniers deux fois plus âgés que lui. Par un après-midi de mars, juste avant 15 heures, il est occupé à découper un énorme esturgeon en petits morceaux. Dans moins d’une demi-heure, l’équipe s’attellera au nettoyage de la cuisine pour préparer le service du soir. Mais derrière le comptoir, tout le monde travaille rapidement et avec efficacité, évitant les collisions sans effort visible, alors qu’ils se pressent dans un petit espace. McGarry est concentré et efficace, mais il n’en est pas moins calme et méthodique. À un moment donné, Taymor l’a appelé pour lui montrer un couple en train de se peloter dehors, mais McGarry est resté à son poste. Taymor m’a confié que les gens lui demandaient souvent, à lui et à ses serveurs, pourquoi il y avait un enfant en cuisine.

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Flynn à 3 ans
Dans son costume d’Halloween
Crédits : Will McGarry

Il restait encore à McGarry à gagner de l’argent pour son travail, mais cela pourrait bientôt changer. Quand il aura 16 ans, il pourra passer son examen d’équivalence pour la California High School et, si ses parents sont d’accord, il pourra alors travailler à plein temps dans un restaurant comme Alma. Et même si McGarry est particulièrement concentré sur sa cuisine (« il ne veut pas être “l’enfant-chef” », souligne Meg), il semble aussi reconnaître l’importance de son parcours inhabituel alors qu’il est en passe d’accomplir son rêve ultime. Il compte accélérer son évolution professionnelle en voyageant dans le monde entier, pour travailler dans les meilleurs restaurants de la planète. Il espère réaliser ce rêve en participant à une émission de télévision pour laquelle il sera payé pour voyager et travailler dans les cuisines les plus réputées du monde. « Je devrai apprendre de tous ces chefs et m’acclimater à tous ces endroits différents, mais je n’ai pas besoin de dépenser énormément d’argent pour cela », explique McGarry. « Flynn est un garçon sûr de lui, mais il a aussi conscience qu’il ne sait pas tout et qu’il a encore beaucoup à apprendre, analyse David Bernard, le producteur de l’émission. L’idée du show, c’est de suivre son voyage pour devenir le plus jeune chef étoilé au Michelin du monde. » Si McGarry est vraiment précoce quelque part, c’est dans sa capacité à être à la hauteur de sa propre ambition. Pendant nos conversations, il a évoqué deux fois le fait qu’il essayait de penser le moins possible à ce qui lui arrive et de ne pas prêter attention aux médias – ou du moins, de ne pas les laisser lui faire peur. Car il participe volontiers à cette médiatisation. Il m’a confié qu’il était convaincu que de nos jours, l’auto-promotion (via une émission de télé ou un article) était incontournable lorsqu’on est une personne créative. « Tu ne peux rien faire si tu ne te vends pas, dit-il. Et je ne considère même pas que je me vends, parce que je fais tout cela volontiers. Je me suis dit : “Je veux participer à une émission dans laquelle je voyagerais. Je veux rencontrer ces grands chefs. Je veux leur parler et je ne pourrais pas le faire autrement.” Je pourrais visiter ces cuisines et peut-être même y travailler, mais pour ça je devrais trouver un endroit où vivre, acheter les billets d’avion et tout le tralala. Et puis je n’ai que 15 ans, donc ma mère doit venir avec moi. »

« Je veux tenir l’un des meilleurs restaurants au monde. » — Flynn McGarry

McGarry a un plan : s’installer à New York quand il aura 17 ans, travailler à l’Eleven Madison Park – ou dans un endroit du même calibre – pendant un an, un an et demi, puis commencer à réfléchir à l’ouverture de son propre restaurant à 19 ans. Ce qu’il lui reste de son adolescence lui semble être un temps suffisamment long pour continuer à apprendre et à progresser. « Maintenant que j’y pense, dit-il, le temps passe très vite, donc ce n’est pas si loin que ça. Et je ne pense pas pouvoir attendre trop longtemps, car le marché de l’immobilier à New York ne cesse pas de grimper. Tu ne peux pas attendre indéfiniment pour te lancer, car si tu attends trop longtemps, ton opportunité risque de s’envoler. » Il retourne au silence un instant. « Les gens me disent toujours : “Tu ne dois pas faire ce que tu veux à cause de ce que veulent les autres, comme trois étoiles au Guide Michelin ou quatre dans le New York Times.” Mais c’est précisément des objectifs que je me suis fixé. Je veux tenir l’un des meilleurs restaurants au monde – ce qui place la barre très haut –, mais j’aime la pression. Donc dire que je veux avoir le meilleur restaurant du monde devrait me mettre assez la pression pour que je donne tout ce que j’ai pour avoir effectivement le meilleur restaurant du monde. »


Traduit par Laura Diacono d’après l’article « The Chef at 15 », paru dans The New York Times. Couverture : Flynn McGarry, par son père Will McGarry.