Une vieille institution
La Banca Monte dei Paschi di Siena (ou « Crédit des Paschi de Sienne ») est à première vue l’archétype d’une bonne institution financière, locale et non-exploitante. Il s’agit de la plus vieille banque du monde, dont le siège est situé dans le palazzo médiéval d’une des plus belles villes d’Italie. Elle fut fondée en 1472 afin de pouvoir accorder des prêts non-usuraires aux pauvres « méritoires ». Force est de constater que peu de choses ont changé à Monte dei Paschi. Mais si la troisième plus grande banque d’Italie sert de fondation à quoi que ce soit aujourd’hui, c’est à une crise financière. Une crise qui pourrait décider de l’avenir politique non seulement de l’Italie, mais aussi de l’Union européenne toute entière.
Au cours des dix dernières années, Monte dei Paschi a nécessité trois recapitalisations, pour une augmentation totale de capital de 16 milliards d’euros. Cette somme colossale provenait d’investisseurs du secteur privé – surtout des banques italiennes – mais pas du gouvernement. Vendredi 29 juillet 2016, les Italiens ont appris que Monte dei Paschi était la seule banque à avoir échoué à la plupart des tests de résistance auxquels ont été soumises les institutions financières européennes. La question est de savoir ce que le gouvernement italien va décider de faire à présent, à Rome et à Bruxelles. Il n’est pas nouveau pour les crises bancaires italiennes d’être autant le fruit d’une tension économique générale que d’une transformation politique fondamentale.
En 1893, la chute du prix de l’immobilier conduisit à la révélation de la fraude qui gangrenait la Banca Romana, l’une des banques émettrices du pays. Sa faillite entraîna la chute du gouvernement de centre gauche de l’époque et à un remaniement de la politique italienne. Certains craignent qu’une crise bancaire au XXIe siècle puisse avoir un effet analogue et mettre à bas le gouvernement de centre gauche de Matteo Renzi. Un tel scénario laisserait place à une constellation politique nouvelle : le parti d’opposition du Mouvement 5 étoiles, qui a remporté deux victoires de taille aux dernières élections municipales à Rome et à Turin, formerait un gouvernement dont l’ambition première serait de préparer la sortie de l’euro. L’histoire des crises bancaires italiennes est également vieille dans le sens où leurs institutions sont archaïques. Contrairement à la plupart des banques européennes qui se débattent depuis le début de la crise financière de 2008, les banques italiennes n’ont jamais vraiment fait partie de cette tendance globale à l’hyper-financiarisation. Pendant que les banques allemandes étaient occupées à canaliser des fonds à travers des créances hypothécaires américaines « repackagées », les banques italiennes étaient tournées vers le marché local. Les prêts figurant sur les bilans annuels des banques italiennes n’étaient pas accordés à des consommateurs dépensant au-dessus de leurs moyens ou à des acquéreurs réalisant des achats immobiliers spéculatifs, mais surtout à des entreprises locales. Leur clientèle se constituait principalement du grand nombre de PME du pays – souvent des affaires de familles. Leurs business models ne sont pas très différents des entreprises dynamiques du sud de l’Allemagne, de l’Autriche ou de la Suisse, qui se concentrent sur des produits de niche – elles peuvent se spécialiser dans le textile ou la machinerie – à destination des marchés internationaux. Ce modèle bancaire désuet a isolé les banques italiennes des chocs financiers galopants de 2007 et 2008. Au début de la crise globale, tandis que les autres gouvernements européens dépensaient des sommes colossales pour renflouer leurs systèmes bancaires, l’Italie semblait avoir les banques les plus solides d’Europe. La Banque centrale européenne a calculé le coût fiscal des plans de sauvetage des banques pour la période 2008-2013. Cela a coûté à l’Allemagne 8,8 % de son PIB, à l’Espagne 4,9 %, et bien plus aux pays européens qui ont sollicité un renflouement auprès du Fonds monétaire international (l’Irlande, 37,3 % ; la Grèce, 24,8 % ; et le Portugal, 10,4 %). L’Italie, elle, n’a dépensé que 0,2 % de son PIB. La situation a encouragé une complaisance dangereuse en Italie et une crise économique rampante a progressivement grignoté les fondations financières du pays.
Son incapacité chronique à entreprendre des réformes structurelles l’avait déjà condamné à une croissance exceptionnellement lente bien avant la crise de 2008. Son secteur du textile et du vêtement a souffert de l’entrée en trombe de l’Asie sur le marché ou de producteurs moins coûteux venus du sud de l’Europe – même les fabricants de produits de luxe commencent à délocaliser la production. Les faiblesses de l’économie italienne ont fini par se retourner contre les banques avec un volume colossal de prêts non productifs – l’estimation actuelle est de 360 milliards d’euros. (Le fait que le gouvernement italien fasse obstacle n’a pas arrangé les choses – beaucoup d’entreprises travaillant sous contrat avec le gouvernement ne seraient au final jamais payées.) Parmi les institutions financières italiennes croulant sous les prêts non-productifs, on trouve de grandes banques internationales telles qu’UniCredit et Intesa Sanpaolo (dans les deux cas, ils représentent environ 15 % de leurs prêts). Elles vont toutes deux devoir prendre de la distance avec certaines de leurs relations internationales. Il est notamment possible qu’UniCredit, qui a fait l’acquisition d’un vaste portefeuille d’Europe centrale en fusionnant avec la banque allemande HypoVereinsbank, qui possédait Bank Austria, devra se délester de ses holdings bancaires polonaises.
La promesse
Pourtant, le drame des tests de résistance de cette année tourne essentiellement autour de Monte dei Paschi. C’est la seule banque d’Europe à avoir obtenu des résultats négatifs aux tests, ce qui garantit qu’elle s’écroulerait si une nouvelle crise économique avait lieu sur le Vieux Continent. Les deux plus grandes banques italiennes sont clairement d’importance systémique, mais Monte dei Paschi est importante elle aussi, et sa faillite anéantirait la confiance envers l’économie tout autant qu’envers le système politique italien. Comme ce fut le cas au XIXe siècle avec la Banca Romana, l’effondrement de l’institution entraînerait le système politique dans sa chute. Le problème est que le gouvernement italien ne peut pas faire grand-chose pour remédier à la situation, car il a les mains liées par les réglementations de l’UE. À la suite des plans de sauvetage intervenus ailleurs en Europe et aux contestations politiques qu’ils ont engendrées, l’Union européenne a revu et corrigé son approche du sauvetage bancaire et insisté pour que certains créanciers bancaires, tout comme les actionnaires, assument le coût du sauvetage. Ainsi, les contribuables ne seront plus obligés de payer pour l’incompétence, la fraude, la mauvaise gestion ou la tendance excessive à prendre des risques des banquiers. Ces réglementations auront de graves conséquences politiques en Italie du fait de la façon dont ses banques ont été financées. Pendant des années, les banques italiennes ne se sont pas contentées d’accepter des dépôts : elles ont vendu des obligations subordonnées à risque à des investisseurs particuliers, peu au fait des rouages de la finance, tout en leur laissant penser que ces investissements étaient sûrs. Quand ces banques ont commencé à avoir des problèmes au cours des récentes années, ces investisseurs ont perdu une grande partie de leurs épargnes, faisant face à des difficultés sans nom.
Après que Luigino D’Angelo, un retraité propriétaire d’obligations subordonnées de la Banca Etruria, a mis fin à ses jours en 2015, le ministère des Finances italien a déclaré que de telles obligations avaient été vendues « à des gens présentant un profil à risque, ce qui n’est pas compatible avec la nature de ces titres ». Le Commissaire européen à la Stabilité financière, Jonathan Hill, a fait écho à cette critique en accusant les banques de « vendre des produits inappropriés pour des gens qui ne savaient peut-être pas ce qu’ils achetaient ». Les Italiens ont alors mis en place un fonds spécial pour venir en aide à ceux qui avaient perdu de grosses sommes à cause de la situation catastrophique des banques. Dans le cas de Monte dei Paschi, les actionnaires ont déjà perdu pratiquement l’intégralité de leurs investissements. Mais le gouvernement ne veut pas voir se répéter les résolutions bancaires de 2015, même si certains responsables politiques européens assurent que les porteurs d’obligations qui risquent d’être touchés sont pour la plupart des gens riches et non de pauvres retraités dont la contribution au renflouement engendrerait des débordements politiques. Le gouvernement italien maintient qu’étant donné que sa crise bancaire a des causes différentes de celle que subissent les autres pays européens, ces causes devraient être prises en compte pour y remédier. Ce à quoi les responsables politiques d’Europe du Nord ont simplement répondu que l’Italie payait le fait d’avoir tardé à s’occuper d’une question économique centrale. Les nouvelles réglementations ont pris effet au début de l’année 2016 et réaffirment que l’Italie ne pourra pas renflouer son secteur bancaire dans l’immédiat. Le gouvernement italien est pieds et poings liés. Tout ce qu’il peut faire, c’est organiser un sauvetage international grâce au concours d’investisseurs privés, encouragés par la promesse que l’Italie va rompre avec sa dynamique de faible croissance. La première phase du sauvetage de Monte dei Paschi cette année implique de céder 9,2 milliards d’euros de créances douteuses (dont la valeur nominale est de 27 milliards d’euros) au fonds de sauvetage Altante – financé par les banques, les compagnies d’assurance et les fonds de pension italiens. Une fois une partie substantielle de leurs créances douteuses effacées des comptes, il faudra que la banque lève 5 milliards d’euros auprès d’un consortium de banques présidé par JPMorgan Chase et Mediobanca, plus six autres banques d’investissement liées par un accord de pré-souscription : Goldman Sachs, Santander, Citi, Credit Suisse, Deutsche Bank et Bank of America Merrill Lynch. Pour faire court, le système bancaire international a été envoyé à la rescousse de Monte dei Paschi.
Ce qu’il y a de remarquable là-dedans, c’est que tout au long de cette crise naissante, les responsables politiques et les législateurs italiens ne se sont jamais départis de leur optimisme – du moins en public – au sujet des perspectives pour Monte dei Paschi. C’était aussi le cas il y a deux ans, quand les anciens président, CEO et CFO de la banque ont été condamnés pour avoir menti aux législateurs au sujet de la situation de la banque. Alessandro Profumo, le banquier international le plus connu d’Italie, qui a négocié la fusion d’UniCredit avec HypoVereinsbank, a été choisi pour remplacer Giuseppe Mussari au poste de président et a déclaré en mai 2014 qu’il avait accompli sa mission. « Monte dei Paschi n’est plus un problème pour ce pays. Elle est redevenue une banque normale et a retrouvé la santé », a-t-il dit. Un an plus tard, Profumo a quitté ses fonctions.
Au début de l’année, le Premier ministre Renzi a déclaré : « Aujourd’hui, la banque va bien et c’est un investissement sûr. Monte dei Paschi a souffert de la spéculation, mais c’est une bonne affaire. Elle a traversé des moments difficiles, mais à présent tout va bien, c’est une excellente marque. Il lui faudra peut-être plusieurs mois pour trouver des investisseurs, car il faut qu’ils s’accordent tous les uns avec les autres. » Les déclarations optimistes de ses politiciens sont un élément-clé de la stratégie de sauvetage italienne. Ils représentent une garantie politique implicite faite aux investisseurs privés, qui se demandent probablement pourquoi ils viendraient en aide à une institution qui a déjà fait partir en fumée tant de capital. Le gouvernement assure que la reprise économique générale est au coin de la rue, et que lorsque la situation s’améliorera, la rentabilité des banques reviendra au galop.
Résultat, la seule façon d’éviter des changements politiques drastiques en Italie, qui auraient des répercussions dans toute l’Europe, serait d’opérer des changements politiques préventifs au niveau de l’Union européenne. Mais pour que son scénario optimiste fonctionne, le gouvernement italien n’a pas d’autre choix que de faire pression pour que l’UE se détourne de l’austérité fiscale. Le gouvernement de Renzi est convaincu que d’autres pays d’Europe se rangent à son avis, tout particulièrement la France, et il s’est récemment prononcé en faveur d’un plus grand projet de dépense publique de l’UE, essentiellement axé sur l’investissement dans l’infrastructure. Dans le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa Le Guépard, Tancredi Falconeri disait : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » Si le gouvernement n’est pas autorisé à venir en aide aux banques directement, il va devoir s’engager à adopter une nouvelle dynamique de croissance pour tout le continent. Quant à savoir s’il pourra – ou sera autorisé – à tenir cette promesse, seul l’avenir pourra le dire.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Europe’s Future Will Be Decided at a Quaint Renaissance Italian Bank », paru dans Foreign Policy. Couverture : L’entrée de la banque Monte dei Paschi à Sienne. (CNBC)
LA CRISE DES SUBPRIMES AUTOMOBILES S’APPRÊTE-T-ELLE À ROUVRIR LES PORTES DE L’ENFER ?
Credit Acceptance propose des crédits automobiles scandaleux aux Américains les plus démunis. Depuis la crise de 2008, la société connaît une croissance démesurée.
I. Don
En 2011, Don Foss – sûrement le vendeur de voitures d’occasion le plus riche de l’histoire – a commandé un film de 30 minutes sur sa vie qu’il a ensuite posté sur YouTube. The Don Foss Story s’ouvre sur l’un de ses spots publicitaires des années 1970, dans lequel un acteur joue son rôle. Le véritable Don Foss, gros et dégarni, explique qu’il se serait volontiers joué lui-même si seulement il avait ressemblé à Robert Redford. À la fin de la réclame, on nous présente le narrateur du film. « Aujourd’hui, je vous emmène à la rencontre d’un homme tout à fait remarquable », dit-il avant de flatter le milliardaire de l’industrie automobile. « Don, vous n’êtes ni plus ni moins que l’incarnation du rêve américain. Je suis sûr que tout le monde meurt d’envie de savoir comment vous avez fait. » Ce que Don Foss a fait, c’est qu’il a quasiment inventé le système de crédit automobile à risque – ou subprime –, un marché qui représente annuellement plus de 100 milliards de dollars. D’abord concessionnaire puis fondateur de l’entreprise spécialisée dans la vente de crédits automobiles Credit Acceptance, Don Foss « a été le premier à voir tout l’argent qu’il y avait à se faire en facilitant l’achat de voitures qui auraient autrement fini à la casse par des familles défavorisées », explique un consultant de longue date pour l’industrie automobile. The Don Foss Story présente les choses un peu différemment. On y insiste beaucoup sur la noblesse qu’il y a dans le fait de permettre à des gens de contracter des crédits que leur aurait refusés n’importe quel autre organisme de prêt. Mais sans Credit Acceptance et ses imitateurs, comment feraient ces gens-là pour se rendre au travail, pour accompagner leurs enfants à l’école ou emmener mamie au centre de dialyse ? En 1995, le Wall Street Journal a publié un article en première page sur « ces pratiques de prêt que J.P. Morgan lui-même désavouerait ». Les parts de Don Foss dans Credit Acceptance valaient alors 550 millions de dollars, et les actions de la société se vendaient à 21 dollars l’unité. Aujourd’hui, leur prix tourne autour de 200 dollars. L’essentiel de cette croissance a eu lieu depuis 2008, non pas en dépit de la crise économique mondiale mais principalement grâce à elle. Lorsque des millions d’Américains se sont retrouvés à la rue après avoir été dépossédés de leurs maisons et que des millions d’autres ont perdu leur emploi, une vaste clientèle aux dossiers financiers désastreux a vu le jour pour Don Foss. Le montant des sommes allouées à ces emprunteurs à haut risque (qui représentent aujourd’hui près d’un quart de la totalité des crédits automobiles) a plus que doublé depuis 2009, comme l’indique la banque fédérale de New York. Les prêts automobiles, tout comme les hypothèques, peuvent être regroupés et vendus aux investisseurs de Wall Street. C’est donc tout naturellement que ces obligations de prêts automobiles à haut risque se sont substituées aux obligations de prêts hypothécaires subprimes tombées en disgrâce. En 2009, les financiers de l’industrie automobile ont vendu pour trois milliards de dollars de ces obligations sur les marchés financiers. En 2014, ce chiffre s’élevait à 22 milliards de dollars.