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Inspecteur pro-cash
La criminalité est la préoccupation centrale de la transition globale vers l’économie cashless. C’est pourquoi Björn Ulvaeus parle constamment de sécurité publique. On pourrait donc penser que l’ancien président d’Interpol, l’Organisation internationale de police criminelle, le soutiendrait. Mais ce n’est pas le cas. Voici Björn n°2, le leader de Kontantupproret, la « révolte de la monnaie » suédoise.
Björn Eriksson est un grand homme aux sourcils épais et aux cheveux gris ébouriffés. Quand il s’assied, on dirait qu’il le fait à contrecœur, comme s’il aurait préféré rester debout pour avoir une conversation en marchant rapidement. Lui et Ulvaeus partagent plus qu’un prénom. Ils sont tous les deux nés en 1945 et auront 71 ans cette année. Mais si le temps a radicalisé Ulvaeus, il a endurci Eriksson. Au début des années 1980, lorsque Eriksson travaillait pour les douanes suédoises, il a découvert une opération secrète de la police destinée à faire passer illégalement des appareils d’écoute dans le pays. Le directeur de la police nationale d’alors a annoncé sa démission peu après et Eriksson a été encouragé à prendre sa place. Il a passé le reste de sa carrière dans les autorités, dont la moitié à la tête de la police suédoise avant d’être nommé à la présidence d’Interpol. Bien que techniquement à la retraite, il ne lui est jamais venu à l’esprit d’arrêter de travailler. Le « problème des liquidités », comme il l’appelle, est une des raisons qui le pousse à continuer. Il y consacre toute son énergie, n’y voyant que corruption, tromperie et risques pour la sécurité. Ce ne sont pas les consommateurs qui donnent forme à l’utopie cashless d’Ulvaeus, selon lui. Ce sont les banques et les sociétés de cartes de crédit. Ce sont après tout les banques qui ont poussé les gens à utiliser des cartes de crédit en premier lieu. Et ce sont elles qui ont créé Swish, pas une start-up indépendante. Leurs avantages financiers sont évidents : les cartes, avec leurs frais cachés, remplissent les caisses des banques, pas les pièces et les billets qui s’entassent dans leurs coffres. Les espèces sont même coûteuses pour les banques. Elles doivent être traitées, comptées, transportées, surveillées, recomptées…
Comme le dit Niklas Arvidsson, économiste à l’Institut royal de technologie de Stockholm : « Les banques ont des intérêts évidents à voir disparaître les liquidités. » Le temps, c’est de l’argent, et l’argent prend du temps. La plupart des Suédois ne sont pas des gens cyniques. Ils aiment la technologie et ont confiance en leur gouvernement et en leurs institutions. Les chiffres montrent que la majeure partie d’entre eux sont très heureux de renoncer aux liquidités. C’est un changement si pratique que beaucoup ne semblent même pas le remarquer. C’est précisément ce qui inquiète Eriksson : non pas l’opportunisme des banques, qui semble inévitable, mais la désinvolture avec laquelle tant de Suédois se sont jetés dans l’abîme d’un futur nébuleux et possiblement dangereux. L’année dernière, Eriksson a lancé Kontantupproret, une organisation dont la mission principale est de sauver les couronnes imprimées de l’extinction. Elle se constitue majoritairement d’habitants des campagnes, de petits commerçants et de retraités – en d’autres termes, ceux pour qui la disparition soudaine de l’argent liquide a été assez problématique pour qu’ils prennent le temps d’y réfléchir.
Les changements
Camilla Kristensson et Lars-Erik Olsson vivent à Gärdslöv, un groupe de maisons trop petit pour être appelé un village (sa population est estimée à 22 personnes) dans le sud de la Suède. Kristensson et Olsson sont respectivement trésorier et président du conseil culturel de Gärdslöv, qui supervise entre autres les cueillettes de champignons et les ateliers de fabrication de charbon. Après l’un de ces événements l’été dernier, Kristensson avait environ 20 000 couronnes à déposer sur le compte du conseil. Elle s’est donc rendue à la banque locale, située à une dizaine de minutes en voiture de chez elle. Pour la première fois, son dépôt a été refusé. Elle devait désormais se rendre chaque mois dans la grande ville la plus proche, à 40 minutes de là, pour y déposer autant d’argent que possible, cachant le reste à divers endroits. Ce qui agace le plus Olsson et Kristensson, ce n’est pas seulement le fait que les banques refusent leur argent, c’est la rapidité avec laquelle ce changement a eu lieu, sans qu’on se demande quelles conséquences cela pourrait avoir sur les gens comme eux. « Tout a changé du jour au lendemain », explique Olsson. « Mais il faut du temps pour s’adapter. » Le conseil des Olsson fait désormais partie de la coalition d’activistes pro-cash d’Eriksson. Ils organisent des réunions, font circuler des pétitions et attirent l’attention des gens sur l’accès aux espèces. Ulvaeus, qui n’a aucune considération pour le point de vue d’Eriksson, décrit le mouvement comme « Eriksson et son avant-garde de vieux croulants ». Peut-être qu’ils ne sont pas jeunes, mais ils sont les seuls à parler du point de vue des consommateurs face à ce bouleversement économique majeur. Le gouvernement suédois a tenu plusieurs audiences pour discuter de la régulation future des liquidités, en bonne partie grâce au travail de Kontantupproret.
En septembre 2016, le parlement pourrait être amené à voter une loi exigeant des banques qu’elles proposent des services en liquide. Fait surprenant, le mouvement a reçu le soutien du directeur de la Banque de Suède. Mais Eriksson joue néanmoins un autre rôle dans cette histoire : il est à la tête d’un des plus gros lobbies de sécurité privée. De récentes études économiques qualifient cette industrie de « grande perdante » du monde cashless. Le personnel de sécurité assure notamment la protection des coffres et de l’argent physique. Sans argent liquide, ils n’auraient plus de travail. Mais selon Eriksson, tout le monde est concerné. Il est convaincu que ses intérêts sont aussi ceux des consommateurs. Pour lui il n’y a aucun doute, le cash est garant de la sécurité. On peut le tenir dans ses mains, il peut être protégé. Le dépenser n’oblige pas à partager ses informations personnelles avec des sociétés de carte de crédit, des créateurs d’applications ou des banques. Il est indéniable que les braquages de banque et les agressions ont diminué ces dernières années en Suède, mais selon les statistiques issues des mêmes organismes nationaux, les affaires de fraude impliquant des vols d’identité ont plus que doublé. Et cette statistique ne s’appuie que sur les cas communiqués à la police. La plupart des banques ne partagent pas publiquement la fréquence à laquelle les informations de leurs clients sont volées, ni leurs systèmes infiltrés. Il y a fort à parier que ces chiffres sont plus élevés que ne l’espèrent les consommateurs.
Pendant que les Suédois swishent et swipent leur argent, ils s’exposent à de nouveaux risques. Les cybercriminels pourraient les faire chanter en divulguant des informations délicates, ou exploiter des failles de sécurité pour s’emparer de leur identité. « Le cyber-crime devient de plus en plus agressif », explique Ulrika Sundling, l’inspecteur-chef de l’unité de cyber-investigation de la police suédoise. Elle affirme que les consommateurs sont souvent peu au fait de la menace et donc peu enclins à passer par des étapes supplémentaires pour se protéger. Ce sont les « maillons les plus faibles » de la chaîne. Eriksson harcèle les banques suédoises depuis des années car il est convaincu qu’elles cachent les pertes de sommes exorbitantes par peur de la mauvaise publicité. Il a même fait l’acquisition de parts dans différentes banques pour participer aux réunions actionnariales dans l’espoir d’obtenir des réponses. « Ils ne m’aiment pas », dit-il avec un rictus. De leur côté, les banques affirment qu’elles conservent ces informations pour garantir la sécurité de leurs clients. Gunilla Garpås, business developer senior pour Nordea et co-fondateur de Swish, pense que davantage de transparence sur les cyber-attaques et la fraude « nous exposerait à de vrais dangers, ainsi que nos clients ». Les suspicions d’Eriksson ne s’arrêtent pas aux banques. Il est convaincu que le parrainage du musée ABBA par MasterCard est la véritable raison pour laquelle Ulvaeus est un partisan si fervent du cashless. Il faut souligner qu’Ulvaeus a écrit ses premiers articles sur le sujet longtemps avant que le musée n’ouvre. MasterCard tire malgré tout des bénéfices considérables de cette histoire. La compagnie est aussi un des sponsors majeurs d’iZettle, le lecteur de cartes le plus répandu en Suède.
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Qu’on ne s’y trompe pas : les économistes prédisent depuis des années la fin de la monnaie physique et les transformations effectuées en Suède montrent que le temps du changement approche pour le reste du monde. Finalement, les deux Björn ne souhaitent qu’une chose : vivre dans une société plus sûre. Ulvaeus affirme que la marche du monde va dans le sens de la suppression des liquidités, mais les consommateurs ont besoin de s’y sentir en sécurité, selon Eriksson. Ils ne sont pas tant rivaux que complémentaires.
Pour autant, ils ne se voient pas comme tels et restent campés sur leurs positions. Lorsque je propose de les réunir pour qu’ils entrechoquent leurs idées autour d’un schnaps, Ulvaeus réfléchit un instant avant de répondre : « Non, je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Je pourrais m’énerver. » Ce qui ne serait pas si terrible. Imaginez-les se battre au moment de régler l’addition.
Traduit de l’anglais par Antonin Padovani et Nicolas Prouillac d’après l’article « One Swede Will Kill Cash Forever—Unless His Foe Saves It From Extinction », paru dans Wired. Couverture : 100 couronnes suédoises disparaissent. (Ulyces)
COMMENT BRAQUER 450 MILLIONS DE DOLLARS EN BITCOINS SANS SE FAIRE CHOPER
En 2014, 850 000 bitcoins se sont volatilisés de la plateforme Mt. Gox : des centaines de millions d’euros et une montagne d’ennuis pour son CEO.
I. Un trésor numérique
De Tokyo — Quand le Français Mark Karpelès, le PDG de Mt. Gox, qui fut un jour la plus grande bourse d’échange de bitcoins au monde, a déclaré son entreprise en faillite après le piratage de 850 000 bitcoins (qui valaient environ un demi-milliard de dollars à l’époque) en février 2014, il ne mentait pas tout à fait. Mais il ne disait pas exactement la vérité non plus. Il dissimulait un fait étrange, que nous n’avons appris que très récemment. Il apparaît qu’au moins 80 000 bitcoins ont été piratés avant même que Karpelès ne prenne la tête de l’entreprise, et que ce cyber-braquage initial a enclenché une spirale de problèmes qui ont peut-être bien conduit directement à l’effondrement financier de la société.
La semaine dernière, nous avons obtenu des e-mails internes, des contrats, ainsi que d’autres documents relatifs à l’implosion de l’entreprise de Karpelès, Mt. Gox. Assortis d’informations fournies par un ancien employé qui s’occupait de la comptabilité de le société, les documents révèlent de nouveaux détails sur les raisons de la faillite de Mt. Gox. D’après l’avocat de Karpelès, Nobuyasu Ogata, l’un des e-mails en question a été présenté au tribunal comme pièce à conviction par la partie civile pour démontrer que Karpelès ne se montrait pas coopératif avec ses clients. Le même e-mail, cependant, peut servir à l’innocenter pour d’autres chefs d’accusation. Mais n’allons pas trop vite. Mt. Gox, qui fut un jour la plus grande bourse d’échange de la monnaie électronique décentralisée, a déposé le bilan pour faillite en février 2014, lorsqu’il s’est avéré que 850 000 bitcoins, alors d’une valeur de 450 millions de dollars, s’étaient volatilisés ou bien avaient été dérobés par des hackers. Mt. Gox a également fait état de la perte de 27 millions de dollars en espèces. Le 7 mars 2014, une semaine après les faits, Mt. Gox a déclaré avoir « retrouvé » 200 000 bitcoins disparus, après avoir remis la main sur un vieux porte-feuille égaré. Le 1er janvier 2015, les enquêteurs de la police métropolitaine de Tokyo ont conclu après leurs investigations préliminaires que seuls 1 % des bitcoins manquants (soit 7 000 BTC) l’étaient pour cause de cyberattaques. La police suspecte que les 643 000 autres bitcoins ont été retirés des comptes clients par une personne inconnue.