À l’agonie en Syrie et en Irak, Daech organise toujours des attentats meurtriers en Afghanistan.
Les cendres de Jalalabad
À l’entrée d’une villa de Jalalabad, dans l’est de l’Afghanistan, le sol est noir comme du charbon. Devant le portail arraché, un soldat muni d’un lance-roquettes considère le squelette d’une camionnette. Ses roues s’enfoncent dans le bitume comme le pays dans le chaos. À l’intérieur, tout est tordu. Le véhicule a brûlé pendant des heures alors que les balles fusaient autour.
À 9 h 10, ce mercredi 24 janvier 2018, un homme en uniforme a activé sa ceinture d’explosifs sur le seuil. Ses complices ont profité de la brèche pour pénétrer dans les locaux de l’association britannique Save the Children. Trois personnes ont été tuées par la demi-douzaine d’assaillants et une vingtaine blessées. À 10 h 20, un employé retranché avec des collègues dans une salle a alerté un ami par téléphone. « J’entends au moins deux hommes au deuxième étage, ils nous cherchent. Priez pour nous et appelez les forces de sécurité. »
Alors qu’une épaisse fumée noire se propageait dans le ciel, l’armée encerclait le complexe. Des tirs ont été échangés toute la journée, laissant les murs bleu ciel criblés de balles et la corniche calcinée. En fin d’après-midi, lorsque les troupes gouvernementales sont enfin entrées dans le bâtiment, il ne ressemblait plus qu’à une épave chancelante mal équilibrée par ses colonnes torsadées.
Dans un communiqué publié peu avant 18 heures, l’ONG annonce la suspension de ses activités en Afghanistan. En 20 ans, 1 150 humanitaires y ont été kidnappés, blessés ou tués. « Nous vivons sous menace permanente », déplore une employée du centre de formation et de développement local. « Tout le monde craint de nouvelles attaques, ce qui empêche les associations de fournir des services qui permettent de vivre de manière décente. »
Déjà meurtrie par les attaques des talibans, Jalalabad est depuis janvier 2015 sous la menace de l’État islamique. Sur son site d’information, Amaq, le groupe terroriste a revendiqué l’attaque. À mesure qu’il perdait du terrain en Syrie et en Irak, son spectre semblait grandir dans la province de Nangarhâr ou est située à la ville, à la frontalière du Pakistan. Peut-il y relocaliser ses activités maintenant qu’elles ne sont plus que résiduelles au Moyen-Orient ?
À Darzab, un district situé plus au nord, les autorités afghanes rapportent avoir repéré une formation de 200 combattants, en grande partie étrangers, dont certains viendraient de Syrie. « Un certain nombre de ressortissants français et algériens sont arrivés mi-novembre », affirme le gouverneur, Baaz Mohammad Dawar. En Afghanistan, Daech n’opère d’ailleurs pas qu’au nord et à l’est. Cinq jours après le massacre de Save the Children, ses membres ont revendiqué un attentat contre le complexe de l’Académie militaire de Kaboul. La capitale avait déjà été ciblée par les talibans les 20 et 27 janvier.
Au même titre que ces derniers, actifs depuis des décennies, l’État islamique a « continué de se montrer capable d’infliger des pertes massives », note le rapport annuel des Nations Unies rendu le 15 décembre 2017. Et il est parvenu à démontrer une « grande capacité à répandre la terreur », constate Thomas Ruttig, co-directeur de l’organisation Afghanistan Analysts Network. Sa présence dans le pays ne remonte pourtant qu’à 2015.
L’émirat de Khorassan
Pas une tête ne dépasse sous l’intense lumière des torches électrique. Ce 4 juillet 2014, dans la grande mosquée Al-Nouri de Mossoul, les fidèles saluent l’arrivée au pupitre d’une ombre. L’homme qui s’apprête à prendre la parole porte un qamis et un turban noirs. Son visage est mangé par une longue barbe grisonnante sur les flancs. Deux micros font résonner ses paroles dans l’édifice. Mais, comme porté par le ventilateur situé derrière lui, elles se répandent bien au-delà. « Obéissez-moi tant que j’obéis à Dieu », lance Abou Bakr al-Baghdadi. Depuis la capitale de l’Irak, le leader de l’État islamique proclame un funeste califat qu’il veut mondial.
À quelque 2 700 kilomètres de là, ses mots arrivent aux oreilles d’un Afghan alors basé au Pakistan. Abdul Rahim Muslim Dost prête allégeance à l’État islamique. Après avoir pris les armes pour lutter contre l’invasion soviétique de son pays, en 1979, il a participé, la même année, au siège de la Grande Mosquée de La Mecque. Arrêté puis relâche par les autorités saoudiennes, ce membre du groupe salafiste Jamaat al Dawa al Quran est resté libre jusqu’à la fin de l’année 2001. Avant les attentats du 11 septembre, c’était un « universitaire, poète et journaliste respecté, auteur de près de 20 livres », selon le chercheur américain Mark Falkoff, qui a fait sa rencontre à Guantánamo.
Transféré dans le camp américain situé dans le sud-est de Cuba avec son frère, Muslim Dost y prêche sa conception de l’islam. « Quand les détenus l’entendaient, ils pleuraient », se souvient l’un d’eux, Haji Ghalib. « Ils étaient secoués par sa voix forte et hypnotique. » Après avoir participé à un livre sous la direction de Mark Falkoff, Poems of Guantánamo, l’Afghan est libéré et renvoyé en Afghanistan le 18 avril en 2005. Il n’était pas un ennemi combattant, conclut le ministère de la Défense, et il présentait « un faible risque étant donné sa condition médicale ».
L’ancien détenu ne reste pas longtemps en Afghanistan. Également doté de la nationalité pakistanaise, il s’installe à Peshawar, d’où il rédige un livre sur son passage à Guantánamo, Les Chaînes brisées. Muslim Dost y accuse les services de renseignement pakistanais de l’avoir donné aux Américains. C’est, dit-il, ce qui lui vaut d’être de nouveau arrêté et emprisonné. Bien qu’il ait toujours nié être lié aux talibans, il leur devrait sa libération grâce à un échange de prisonniers, en 2008. Puis, il disparaît pour ne réapparaître que quatre ans plus tard. Muslim Dost se réclame alors de Daech.
« À Guantánamo, en 2002, j’ai eu la vision d’un palais avec une grande porte fermée, au-dessus de laquelle une horloge indiquait midi moins dix », souffle-t-il pour expliquer son ralliement. « On m’a dit que c’était la porte du califat et j’ai donc supposé qu’il serait établi dans douze ans. » Si sa déclaration génère un certain malaise aux États-Unis, elle n’a guère d’effet en Afghanistan. Muslim Dost n’est pas reconnu par Abou Bakr al-Baghdadi et ne représente rien par rapport aux talibans. « Quelques-uns de leurs déserteurs d’Afghanistan et du Pakistan ont à plusieurs reprises sollicité le soutien de l’EI sans succès en 2014 », observe Thomas Ruttig. En décembre, Muslim Dost nie lui-même avoir été nommé émir.
La frontière
Le 10 janvier 2015, Muslim Dost apparaît sur une vidéo de 17 minutes publiée un forum djihadiste. Mais il n’est pas n’en est pas le personnage principal. Un ancien porte-parole des talibans connu sous le nom de Shahidullah Shahid proclame l’émirat de Khorassan, du nom d’une région historique à cheval sur l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan et une partie de l’Asie centrale. L’ancien leader taliban Hafez Saeed Khan, originaire du Pakistan, est placé à sa tête par le petit groupe. Cette fois, il reçoit la bénédiction de Daech. Son porte-parole, Abou Mohammed al-Adnani le reconnaît comme tel dans un message audio diffusé sur l’organe de propagande Furqan.
Le groupe est implanté dans environ 400 districts, mais son empreinte reflue depuis 2016.
Le site est visiblement consulté à Kaboul. Le 9 février, quelques jours seulement après son intronisation, les autorités afghanes annoncent avoir tué Hafez Saeed Khan. On apprendra plus tard qu’il est en fait toujours en vie. Les membres de l’État islamique du Khorassan sont alors, pour beaucoup, « d’anciens membres des talibans qui ont perdu leur importance », souligne un collègue afghan de Thomas Ruttig, Borhan Osman, également journaliste pour le New York Times. « Leur affiliation à Daech compense cette perte de prestige », explique-t-il. Ces renégats sont déterminés à faire parler d’eux. Le 18 avril 2015, ils envoient un homme de faire sauter dans une banque de Jalalabad, causant la mort de 30 personnes. Une page Facebook attribuée à Shahidullah Shahid revendique l’acte.
De leur côté, les talibans le condamnent. À la fin du printemps, ils doivent se retirer de certaines régions de la province de Nangarhâr où Daech gagne du terrain. Mais il y a chez eux une volonté farouche de ne pas « lâcher le quasi-monopole qu’ils ont établi », explique Bohran Osman. En octobre 2015, une commando de 1 000 guerriers est formé afin de contre-attaquer. C’est à peu près le nombre de combattants que Daech va perdre sur toute l’année, d’après les autorités afghanes. Ces dernières estiment qu’il reste alors près de 2 000 familles en lien avec le groupe terroriste.
Mais la mort de nombreux innocents dans cette guerre indispose étonnamment Muslim Dost. Début juillet 2016, il prend ses distance avec l’État islamique du Khorassan, qu’il semble soupçonner d’être sous l’influence des services pakistanais. « Tout le monde incline à penser que ceux-ci jouent un rôle, mais sont-ils vraiment prêts à répéter leurs erreurs passées ? » nuance Thomas Ruttig, faisant référence à leur soutien passé aux talibans. Quelques jours après les déclarations de Muslim Dost, Hafez Saeed Khan périt bel et bien dans une frappe de drone. Et le 23 juillet 2016, Daech mène un attentat-suicide à Kaboul qui cause la mort de 80 personnes et en blesse 230. Un attentat non-revendiqué fait 12 victimes le mois suivant à l’université américaine de la capitale.
Alors qu’à l’été 2016, le groupe est implanté dans environ 400 districts, son empreinte commence à refluer. En un an, le nombre de combattants qu’il possède passe de 3 000 à 600. « La plupart, et notamment les leaders, ont été tués par des frappes américaines », souligne Bohran Osman. Éclipsés par les talibans, ceux qui sont encore en vie « doivent attirer des djihadistes actifs ou en puissance », ajoute le chercheur. « Pour ça, ils ont besoin de publicité. » C’est précisément ce que leur fournit la « Mère de toutes les bombes », lancée sur décision de Donald Trump en avril 2017. « Elle n’a pas touché grand monde », souffle Thomas Ruttig, remarquant que des otages ont probablement été tués malgré tout.
Jusqu’à présent, aucun transfert de matériel ou d’argent n’a été observé entre la Syrie et l’Afghanistan, pointe le chercheur allemand. Mais, à en croire sa consœur américaine, Caitlin Forrest, de l’Institute for the Study of War, Daech veut désormais trouver en Afghanistan un « hub logistique pour recevoir et entraîner les combattants étrangers ». Le pays deviendrait ainsi un refuge à partir duquel « planifier des attentats aux États-Unis ». Une hypothèse que Thomas Ruttig juge « peu probable » eu égard à la faiblesse actuelle du groupe. Selon qu’y passent des étrangers en nombre ou non, la frontière les départagera.
Couverture : Un hélicoptère de l’US Army survole la province de Nangarhâr.