Instagram compte aujourd’hui 800 millions d’utilisateurs actifs mensuels. Et certains de ces utilisateurs ont décidé de faire de leur présence sur la plateforme de partage d’images un tremplin vers le succès financier, voire carrément un gagne-pain. Ils s’efforcent donc de gagner des « likes » et des abonnés à coups de jolies photos pour pouvoir prétendre au titre tant envié d’ « influenceur », qui couronne les internautes en position d’échanger leurs clichés contre de l’argent et différents avantages auprès des marques et des hôtels de luxe. Mais leur chemin vers la gloire est semé d’embûches.
Jonathan Ignatius Green est bien placé pour le savoir. « En travaillant dans une agence de marketing digital, j’ai rencontré de nombreux influenceurs pour les besoins de différentes campagnes et j’ai appris à les connaître », raconte-t-il. « Leur vie me semblait donner matière à un documentaire, alors j’ai commencé des recherches et finalement j’ai choisi de m’intéresser aux plus jeunes utilisateurs d’Instagram, de ne filmer que des personnes nées après 1997, c’est-à-dire des personnes nées dans un monde où les téléphones portables sont équipées d’appareils photo. »
Son documentaire Social Animals, qui est sorti aux États-Unis en mars dernier, se limite ainsi au parcours de trois adolescents : Humza, Emma et Kaylin. Le premier a grandi dans un quartier pauvre du Queens, à New York. À l’âge de 17 ans, il risquait tous les jours sa vie pour une photo originale de sa ville à publier sur Instagram, escaladant les ponts et les buildings. Cela lui a valu 227 000 abonnés, des couvertures de magazine, un compte en banque bien garni, et une poignée de voyages. Cela lui a aussi coûté ses amis.
La deuxième a laissé Instagram la dégoûter de son propre corps, et de sa propre vie. « L’apparence compte vraiment », dit-elle. « Plus je vieillis, plus je réalise que ce n’est pas la seule chose qui compte. Mais aujourd’hui, au lycée, j’ai l’impression que c’est la seule chose qui compte vraiment. Si tu es belle, tu as tout pour toi. Un jour, ma sœur est entrée dans ma chambre alors que je pleurais et elle m’a demandée si tout allait bien. Je lui ai dit que oui. » « Mais à l’intérieur, je savais qu’elle se demandait pourquoi elle n’était pas assez jolie », complète sa sœur.
Quant à la troisième, faute de pouvoir devenir mannequin pour la marque de lingerie Victoria’s Secret à cause de sa taille, elle dédie sa vie entière à la plateforme de partage d’images. Elle y suscite l’admiration de 485 000 personnes. Parfois même l’obsession : un de ses abonnés a menacé de s’en prendre à son entourage pour la « retrouver » et de se suicider. « Plus on s’expose, plus on a de chances de tomber sur un malade », balaye son père. Mais cet entrepreneur millionnaire a beau regorger de conseils, Kaylin peine à transformer son exposition en véritable carrière.
« Instagram donne une version assez fidèle de la vie de ces adolescents, mais une version améliorée, une version filtrée, épurée », estime Jonathan Ignatius Green. « C’est ce que montre mon film. La plupart des gens croient qu’ils sont seuls à devoir se démener pour afficher leur meilleur profil sur les réseaux sociaux et que les autres y arrivent naturellement, alors que c’est pareil pour tout le monde. Même Kaylin travaille dur pour parfaire son image. Surtout Kaylin, en fait. » Mais tous les influenceurs n’ont pas son portefeuille, et ce travail peut coûter davantage qu’il ne rapporte.
Sex and the City
En 2013, Lissette Calveiro, alors âgée de 21 ans, quitte Miami pour commencer un stage dans une agence de relations publiques à New York. Et un blog qui documente sa nouvelle vie, qu’elle imagine digne du « rêve »véhiculé par la série Sex and the City. Son compte Instagram, qui affiche aujourd’hui 35 000 abonnés, se remplit de photos de vêtements, de restaurants et de bars. Son compte en banque, lui, se vide. Inexorablement. Car son indemnisation de stage ne couvre que les transports en commun, et un job à mi-temps ne lui permet pas de soutenir le rythme qu’elle s’impose.
Une fois Lissette Calveiro de retour à Miami et engagée comme publiciste à plein-temps, sa situation financière aurait pu se stabiliser. Mais chaque mois, la jeune femme dépense 200 dollars de vêtements, afin de ne pas être vue deux fois dans la même tenue sur Instagram. Chaque mois, elle s’offre des pièces de créateur, tels qu’un sac à main Louis Vuitton à 1 000 dollars ou un accessoire Kate Spade, afin de les exhiber sur les réseaux sociaux.
Et chaque mois, Lissette Calveiro fait un nouveau voyage. Elle se rend à Las Vegas, aux Bahamas, à Los Angeles. Ce nomadisme s’explique en partie par son travail, mais en novembre 2016, la jeune femme débourse 700 dollars simplement pour aller voir un concert de Sia à Austin. « Et si je regarde dans le détail, la plupart des voyages que j’ai faits en 2016 était pour Instagram », reconnaît-elle. « J’achetais des vêtements pour prendre le “gram” parfait. Je vivais au-dessus de mes moyens. Je vivais un mensonge et l’endettement me guettait. »
À chaque fois que Lissette Calveiro utilise une carte de crédit, moyen de paiement très répandu aux États-Unis, elle se dit qu’elle remboursera plus tard. Et se retrouve avec une dette de 10 000 dollars. Dont elle finira par s’acquitter en quatorze mois, au prix de nombreux efforts et d’un ralentissement de son activité sur la plateforme de partage d’images. De nouveau à New York, où elle a décroché un poste dans les relations publiques, elle prend un appartement tout au nord de Manhattan et une colocataire. Remplace les restaurants par des repas faits maison. S’impose un budget hebdomadaire strict.
Lissette Calveiro engage même un « coach financier », puis utilise l’application Digit, qui redirige l’argent de son salaire vers un compte d’épargne une fois son loyer payé et ses frais de subsistance assurés. Elle s’autorise maintenant à vivre dans le quartier chic de Soho, au sud-ouest de Manhattan, mais elle partage toujours son appartement. Elle a conservé sa passion pour les vêtements, mais elle ne les achète plus, elle les loue. Quant à son compte Instagram, il est de nouveau bien fourni et elle l’utilise pour faire de la publicité, notamment pour la marque Sephora.
La jeune femme regrette néanmoins d’avoir perdu autant d’argent dans sa course effrénée aux « likes » et aux abonnés : « J’ai eu beaucoup d’occasions d’épargner. J’aurais pu investir cet argent dans quelque chose. » Elle s’inquiète également de voir d’autres prendre le même chemin qu’elle : « Personne n’évoque sur son compte Instagram les dépenses que cela entraîne et on peut facilement vivre au dessus de ses moyens si on se prend au jeu. Je m’inquiète car je vois toutes les filles faire beaucoup trop attention à leur image. »
Ego Trip
Aux États-Unis, le budget alloué par les marques aux influenceurs est d’un milliard de dollars selon le magazine Challenges. Et d’après une étude réalisée dans le pays par la start-up Captiv8, un influenceur ayant une communauté entre 100 000 et 500 000 abonnés facture une publication sur Instagram 5 000 dollars en moyenne, tandis qu’un influenceur ayant une communauté entre 3 et 7 millions d’abonnés peut facturer la même publication jusqu’à 75 000 dollars. Mais un influenceur plus modeste doit généralement se contenter d’avantages en nature.
« Il est en tout cas très compliqué de vivre uniquement de son “nuage” », assure Romain Saillet, fondateur de l’agence créative Story Tailor. « D’autant qu’en France », ajoute-t-il, « les réseaux de la publicité sont très centralisés et qu’il y a de plus en plus d’influenceurs, donc plus de répartition de l’argent pour les marques. » Lesquelles se laissent selon lui de moins en moins bernées par les chiffres mirobolants de « vues » et de « portée » des publications Instagram avancés par les influenceurs.
« Auparavant, les marques s’extasiaient à l’idée d’atteindre, disons, 30 000 personnes avec une seule publication sur Instagram. Maintenant, elles connaissent mieux le monde digital et elles savent que ce n’est pas aussi simple que ça. Mais entre-temps, elles ont été souvent déçues par les influenceurs et cela les a beaucoup refroidies. Recourir aux influenceurs n’est vraiment rentable que pour trois catégories de produits : ameublement, lifestyle et cosmétique. En témoignent, par exemple, Noholita et Sananas. »
Pour Romain Saillet, « se lever le matin et se dire “je vais être influenceur et gagner beaucoup d’argent dans six mois” n’a absolument aucun sens ». Mais il comprend que les plus jeunes et les moins avertis soient tentés de penser le contraire. « Nous sommes entrés », dit-il, « dans l’ère de l’ego trip avec, entre autres, l’avènement de la téléréalité. Il est forcément grisant de se dire qu’on va pouvoir monnayer sa propre image. » L’ennui, c’est que l’ego trip se termine parfois par une humiliation publique.
En janvier dernier, une Irlandaise âgée de 22 ans et répondant au nom d’Elle Darby s’est offusquée sur sa chaîne YouTube de se voir refuser une chambre gratuite pour deux durant cinq jours en échange de visibilité par un hôtel 5 étoiles dublinois, le White Moose Café. « Que les choses soient bien claires », disait-elle, « depuis que je fais ça, je n’ai jamais eu de réponses comme ça, je veux dire, de réponses aussi méchantes et aussi malpolies de la part d’hôtels, de marques ou de qui que ce soit. »
Voici, en substance, ce que lui avait publiquement répondu le manager du White Moose Café sur Facebook : « Merci pour votre email dans lequel vous nous demandez un hébergement gratuit en échange de visibilité. Il faut de sacrées couilles pour envoyer un email pareil, à défaut d’amour propre et de dignité. Si je vous laisse séjourner gratuitement dans notre hôtel en échange d’une vidéo, qui va payer notre personnel ? (…) Peut-être devrais-je expliquer à mes employés qu’au lieu d’être payés ils devraient juste accepter d’avoir l’insigne honneur de figurer dans l’une de vos vidéos ? »
Tu peux lire le vol. 2 dès maintenant, ça se passe à Tchernobyl.
Couverture : Social Animals. (Jonathan Ignatius Green)