Le sceau du secret
Les Pritzker sont une des familles les plus riches d’Amérique. Leurs actifs, au total 15 milliards de dollars, sont répartis entre 60 entreprises et 2 500 trusts. Pour cela, ils ont recours à des structures et des stratégies « nébuleuses et bâties pour décourager quiconque d’y fourrer son nez, qui exploitent brillamment les moindres failles du droit fiscal ». C’est en ces termes que les décrit Forbes, empreints d’une aversion morale inhabituelle pour le magazine des élites fortunées.
Cette structure complexe de détention d’actifs n’a pas été élaborée par la famille Pritzker elle-même mais par une équipe d’avocats, de comptables, de fiscalistes et de conseillers en investissement. De ce point de vue, les Pritzker ne sont pas différents des dizaines de milliers de familles et d’individus ultra-riches autour du globe, qui font appel aux services de gestionnaires de fortune. Ces professionnels ne se contentent pas de mettre les fortunes à l’abri des impôts. Selon les mots d’un article universitaire, ils alimentent « les concentrations obscures du pouvoir économique » par des moyens qui rendent difficile, si ce n’est impossible, d’identifier les véritables propriétaires de ces fortunes. Le travail des gestionnaires de fortunes est décrit par certains de leurs plus éminents praticiens comme un rempart contre les « fiscalités confiscatoires ». Les pratiques quotidiennes de la plupart de ces experts se font dans un certain flou éthique : une sphère d’activité officiellement légale mais criminelle aux yeux de la société. Elles incluent l’emploi de trusts, de sociétés offshore et d’autres outils du même genre mis à disposition de leur clients pour se soustraire aux impôts, à leurs dettes ou aux pensions alimentaires qu’ils doivent verser à leurs ex-femmes. Depuis la crise financière de 2008 et les scandales tels que les Panama Papers, ces tactiques – dont beaucoup sont également utilisées par les grandes entreprises pour contourner les taxes et les réglementations – s’exposent de plus en plus à des condamnations et à la colère des peuples. La profession – dont l’instance de représentation principale est la STEP (Society of Trust and Estate Practitioners), basée à Londres – est accusée par les agences gouvernementales de plusieurs pays d’aggraver l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent et d’accroître l’inégalité des richesses dans le monde.
Dans sa déclaration de Séoul en 2006, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) fait en particulier référence au rôle que jouent « les cabinets comptables et juridiques, les autres types de conseillers fiscaux et les institutions financières » pour aider individus et sociétés à trouver le moyen de contourner les lois internationales. En 2003, le sénateur démocrate Carl Levin, aujourd’hui à la retraite, a dénoncé devant une sous-commission du sénat américain les structures de détention d’actifs créées par les gestionnaires de fortune pour dissimuler les actifs financiers de leurs clients : « La plupart sont si complexes que vos yeux passent dessus sans les voir. C’est précisément ce que cherchent à faire ceux qui les mettent au point : leur complexité doit leur permettre d’échapper à tout soupçon. » La richesse mondiale a atteint des montants records ces dernières années – jusqu’à près de 214 000 milliards d’euros –, mais l’inégalité s’est accrue elle aussi alors que 0,7 % de la population de la planète détient 41 % de ses richesses. On estime que les gestionnaires de fortune canalisent le flot de 18,6 trillions d’euros en fortunes privées, causant une perte de près de 180 milliards d’euros de recettes fiscales chaque année. Dans les faits, ces experts dissimulent les actifs au regard des États qui voudraient les imposer ou les réguler, créant une forme de capital transnational et hypermobile, à l’image de ses propriétaires. Pour ce faire, il ne se sont pas bornés à créer des structures d’évasion fiscale et de détention d’actifs : ils ont donné naissance à un nouvel ensemble d’institutions transnationales, qui se développent en dehors de tout processus démocratique de contrôle et d’équilibrage. La prolifération des ultra-riches et de l’industrie de la gestion de patrimoine engendre une élite de plus en plus ingouvernée et ingouvernable.
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C’est bien connu, les riches sont un sujet d’étude difficile. À ce titre, la gestion de patrimoine représente un challenge unique, car la profession repose sur le secret et elle obéit à un code de conduite qui requiert la discrétion la plus totale. Dans une démarche sociologique, j’ai débuté mes recherches en retournant à l’école. En novembre 2007, je me suis inscrite à une formation de deux ans en gestion de patrimoine. Mon but était d’obtenir la certification qui est aujourd’hui la norme mondiale reconnue par les professionnels : le TEP, ou certificat de Trust and Estate Planning. Pour le décrocher, il faut suivre des cours et réussir des épreuves dans cinq domaines clés de compétences techniques : le droit des trusts (ou fiducie), le droit des sociétés, les investissements, la finance et la comptabilité.
Entre 2008 et 2015, j’ai réalisé 65 entretiens avec des gestionnaires de fortune dans 18 pays, parmi lesquels la Suisse, Hong Kong, Singapour, l’Île Maurice et d’autres, comme Guernesey, Jersey, les Îles Vierges britanniques et les Îles Caïmans. J’ai également réalisé des entretiens dans les centres financiers les plus récents, particulièrement ceux qui accroissent la richesse de l’Asie, comme les Seychelles. Ce n’est qu’une fois que mes découvertes ont commencé à être publiées, après six ans de travail sur ce projet, que j’ai commencé à rencontrer de l’hostilité.
En août 2013, j’ai réalisé un entretien convenu de longue date dans les Îles Vierges avec un homme britannique d’une soixantaine d’années, banquier de formation. Il m’a reçue en déclarant qu’il avait lu mes deux articles publiés récemment. Il avait trouvé mon travail « très à gauche » et « désapprobateur des agissements de l’industrie de la gestion de patrimoine et des gens riches ». Il a ajouté que tous les représentants du milieux sur l’île se demandaient ce que je fichais là. Bien qu’il ait courtoisement répondu à mes questions, il n’en avait pas fini avec mes « intentions ». À la fin de l’interview, il a croisé les bras, s’est laissé retomber contre le dossier de sa chaise et a exprimé son aigreur envers le fait que les gestionnaires de fortune et leurs clients étaient « vilipendés » et accusés d’immoralité « pour ne pas payer autant d’impôts qu’ils le devraient selon les gens ». Il a ajouté qu’un des gestionnaires de fortune du coin avait suggéré qu’on me bannisse de l’île. J’ai été si décontenancée par cette déclaration que je l’ai simplement remercié de m’avoir accordé son temps. Je lui ai serré la main et je suis retournée au bar de mon hôtel, pour prendre un remontant.
À l’époque, j’ignorais qu’il y avait eu un précédent à cette histoire : deux ans plus tôt, un reporter du magazine Newsweek avait été arrêté, reconduit au ferry et finalement expulsé du paradis fiscal de Jersey, où il enquêtait sur des allégations d’activité illégale. L’histoire sur laquelle il travaillait n’avait aucun rapport avec les services financiers, mais la communauté locale craignait qu’elle ne fasse une mauvaise publicité à l’île, mettant en danger sa réputation de havre tranquille où les élites peuvent entreposer leur fortune en toute sérénité. Les organisations financières locales ont tant de pouvoir qu’elles sont parvenues à faire bannir le journaliste non seulement de Jersey, mais également de tout le Royaume-Uni. Après avoir entendu parler de cette histoire, j’ai revu ma conversation avec le banquier des Îles Vierges britanniques sous un autre angle. Elle démontrait non seulement le fait que l’industrie de la gestion de patrimoine peut influencer les autorités gouvernementales – offshore, du moins –, mais aussi que j’avais eu raison d’adopter une approche immersive pour mes recherches. Si j’avais tenté d’appréhender le milieu en y étant totalement étrangère – comme le reporter de Newsweek –, cette étude n’aurait probablement jamais vu le jour.
Consigliere
Les liens que tissent les gestionnaires de fortune avec leurs clients sont inhabituels. Tout d’abord, ils s’étalent dans le temps. Le juriste John Langbein a un jour décrit la gestion de patrimoine comme une « relation à long terme, d’une durée imprévisible, qui se compte généralement en vies ». Comme un médecin de famille ou un avocat, le gestionnaire de fortune est mis au secret d’informations très sensibles. Contrairement à d’autres professions, cependant, ces détails intimes ne se limitent pas à une partie de la vie du client. James, qui est basé à Londres, explique que ses clients « doivent choisir quelqu’un qui accepte tout savoir d’eux : les aventures lesbiennes de la mère, la toxicomanie du frère, les scandales, les amants éconduits… » Le travail du gestionnaire de fortune est de protéger l’argent des clients contre tous les risques : pas seulement les mauvais investissements mais aussi d’autres menaces possibles, comme la fièvre acheteuse d’héritiers qui dilapideraient la fortune de la famille, ou du chantage de proches détenant des secrets embarrassants. « C’est en quelque sorte être un voyeur, les clients doivent se déshabiller devant vous », dit Eleanor, une Américaine qui travaille en Suisse. « Ils vous confient de nombreux secrets, des choses qu’ils ne diraient jamais à leurs banquiers », raconte Elaine, une gestionnaire de fortune qui travaille à Dubaï. « Vous devenez leur confident. On vous accorde une confiance extraordinaire et vous devez observer la plus extrême confidentialité. Il arrive par exemple qu’un client vous dise : “Je veux laisser de l’argent à ma maîtresse, ma femme ne doit le savoir à aucun prix.” »
Certains gestionnaires de fortune comparent leur rôle à celui d’un clerc ou d’un confident.
Les ultra-riches sont souvent extrêmement soupçonneux à l’égard des motivations des personnes qui les entourent. « Les gens qui possèdent autant d’argent peuvent devenir très suspicieux et s’isoler complètement », dit Robert, qui travaille à Guernesey. « Ils sont peu à peu convaincus que tous ceux qui cherchent à les approcher le font pour profiter d’eux. » Des soupçons souvent justifiés. Beaucoup de professionnels avec lesquels je me suis entretenue racontent que les gens riches sont souvent les cibles d’individus peu scrupuleux. Comme dirait Mark, un gestionnaire de fortune anglais basé à Dubaï, « les gens veulent les arnaquer, les rouler, les voler ou les kidnapper ». Ces menaces ne viennent pas toujours de loin, elles peuvent émaner de gouvernements ou de leurs proches parents. James, de Londres, est spécialisé dans la protection de clients âgés contre les abus perpétrés par leurs proches. « J’ai affaire à des familles très complexes », confie-t-il. « Mon job consiste à être là pour mon client. Il peut compter sur moi plus que sur les gens de son propre sang, car moi, je ne suis pas en lice pour toucher l’héritage. » La paranoïa que la richesse peut instiller dans une famille n’a rien de nouveau. D’après l’historien Scott L. Waugh, des documents datant de l’Angleterre du XIIIe siècle font le récit de batailles juridiques entre nobles, dans lesquelles les procédures étaient marquées par « la méfiance généralisée au sein des loups de la famille, appâtés par l’odeur de l’héritage ». Certains gestionnaires de fortune comparent leur rôle à celui d’un clerc ou d’un confident. « Nous sommes un peu comme le consigliere du Parrain », observe Sherman, qui travaille dans les Îles Vierges britanniques. Pour leurs clients – pour beaucoup entourés d’héritiers impatients et de béni-oui-oui –, l’opportunité de parler de leurs inquiétudes à quelqu’un de discret et d’honnête est précieux en soi. « Mon ex-mari disait toujours : “Elle est assistante sociale pour les riches” », se souvient Marian, qui travaille à Los Angeles. Après la mort d’un client, le gestionnaire de fortune doit présenter sa planification successorale aux héritiers potentiels et régler tous les conflits familiaux que cela pourrait entraîner. D’autres fois, il endosse le rôle de détective et essaie d’assembler les pièces du puzzle de la fortune de son client, dont les rouages n’avaient été révélés à personne. Alistair, basé aux Îles Caïman, se rappelle avoir travaillé avec « une famille très riche en Jamaïque » au sein de laquelle « le père était mort sans avoir jamais dit le moindre mot à qui que ce soit à propos de ses affaires financières. Personne ne savait exactement ce qu’il possédait et où il avait entreposé le tout. Il n’avait révélé que certains détails à chacun des membres de la famille et à des amis triés sur le volet. Mais il avait gardé le tableau complet pour lui. Trois ans après sa mort, on essaye encore de localiser tous ses actifs. »
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Déterminer si un gestionnaire de fortune est digne de confiance est une préoccupation centrale de leurs clients. Certaines personnes de la profession m’ont confié que leurs nouveaux clients leur demandaient parfois d’accomplir des choses extraordinaires pour prouver qu’ils étaient à la hauteur du travail. Eleanor raconte par exemple qu’on l’a un jour appelée à son bureau à Genève : « Je suis à l’extérieur d’un restaurant à Londres et je viens de perdre un bracelet : j’ai besoin que vous le retrouviez », lui a dit le client. En d’autres termes, il lui demandait de retrouver un bijou disparu à l’extérieur d’un établissement anonyme dans un autre pays. D’une manière ou d’une autre, Eleanor y est parvenue. Elle a été dûment rétribuée pour ses heures de travail et a gagné un client loyal pour les décennies à venir. « Les gens très riches sont prêts à payer pour des services très spéciaux et taillés sur mesure – comme des costumes », explique Mark, basé à Dubaï. David, un gestionnaire de fortune anglais qui approche de la fin de 40 ans de carrière à Hong Kong, raconte une histoire particulièrement impressionnante : « Un client m’a appelé d’Osaka, un jour, et m’a dit : “Je suis assis en face d’Owagi-san. Il ne parle pas anglais, mais on s’incline l’un face à l’autre. Il vient de me dire grâce à un interprète qu’il a besoin d’un millier de filets de saumon fumé pour mardi, je compte sur vous pour les lui trouver.” Je lui ai répondu : “Je suis votre gestionnaire de fortune, pas votre poissonnier.” Et le client a rétorqué : “Eh bien, aujourd’hui, vous êtes poissonnier.” J’ai dû appeler un ami qui connaissait le type d’Unilever qui dirige l’usine de saumon fumé en Écosse et il a arrangé le coup. »
De temps à autre, les gestionnaires de fortune doivent dire non à leurs clients pour des raisons légales. Bruce, qui travaille à Genève, se souvient d’un cas de ce genre : « J’avais un client arabe qui m’a demandé de lui transférer 100 000 dollars sur les fonds de l’entreprise pour qu’il puisse s’acheter une Ferrari. J’ai dit non et il m’a répondu : “Comment ça, non ?” Je lui ai dit : “C’est une entreprise dont vous êtes actionnaire, peut-être est-ce une distribution que vous souhaitiez ?” J’ai dû lui souffler les bons mots à utiliser et lui demander de bien vouloir supprimer les emails qu’il m’avait envoyés, dans lesquels il me demandait du cash pour la Ferrari. »
Le monde parallèle
Il y a un siècle, les clients des gestionnaires de fortune étaient réunis sous l’appellation de « classe de loisir », un groupe d’individus qui devaient se compter avec un petit nombre à quatre chiffres, concentrés en Amérique du Nord et en Europe. De nos jours, ils sont bien plus hétérogènes et dispatchés à la surface du globe. La clientèle d’aujourd’hui inclue les 167 669 individus ultra-riches de la planète – des gens qui, d’après le rapport sur la richesse mondiale de 2014 réalisé par le cabinet de conseil en gestion Capgemini Consulting, disposent d’au moins 30 millions de dollars d’actifs investissables. Le travail quotidien d’un gestionnaire de fortune est le même que celui d’un architecte : tous deux conçoivent des structures complexes et multifonctionnelles. L’architecture financière créée par les gestionnaires de fortune abrite des actifs plutôt que des gens, et ses structures sont constituées d’entités organisationnelles liées entre elles – des trusts, des sociétés et des fondations. Ces structures sont la plupart du temps des moyens de réduire la taxation, d’échapper aux réglementations et de contrôler la planification successorale des clients. Contrairement aux architectes, toutefois, les gestionnaires de fortune doivent aussi améliorer constamment les structures qu’ils élaborent. Les lois, les conditions financières et les climats politiques sont soumis au changement ; il en va de même pour les stratégies nécessaires à la gestion des actifs d’un client. Suivre le rythme n’a rien d’une sinécure, et c’est précisément là que les gestionnaires de fortune entrent en scène. Un manuel publié par la STEP explique que leur rôle est d’être à la fois « avocat, conseiller fiscal, comptable et conseiller en investissement ». Pour les opérations internationales, il revient également aux gestionnaires de fortune de former et de coordonner une équipe de conseillers. Les gestionnaires de fortune se comportent alors comme des prestataires de services généraux : ils sont responsables de l’exécution du plan stratégique du client, mais dépendent d’une équipe de sous-traitants pour les parties les plus spécialisées du job.
Les détails précis de ces structures complexes sont rarement rendus publics, mais certaines publications professionnelles peuvent nous en donner une idée. Ce qui suit est un des scénarios-clients typiques tiré d’un des manuels de formation de la STEP : Le settlor ou constituant [client] proposé est originaire du Brésil, mais il vit au Canada depuis 15 ans. Il considère le pays comme son lieu de résidence permanent. Ses trustees [les gens de confiance à qui il confie la gestion de ses actifs] doivent se constituer en trust aux Îles Caïman, dont le protecteur professionnel est situé aux Bahamas. Il est prévu que les actifs du trust soient composés des parts de deux sociétés sous-jacentes : la holding de l’empire commercial latino-américain du settlor, incorporée en tant que société non imposable aux Bermudes ; et une société IBC [international business corporation] incorporée aux Îles Vierges britanniques, qui détient un portefeuille d’actions et de parts. Les bénéficiaires discrétionnaires sont un groupe de personnes qui résident en Europe et en Amérique du Sud. Trois aspects de ce scénario valent la peine d’être soulignés pour illustrer la complexité vertigineuse de la gestion de patrimoine.
Le premier est la portée internationale : six pays et leurs droits respectifs sont impliqués dans cette structure de détention d’actifs, sans parler des différents États d’Europe et d’Amérique du Sud où résident les gens qui en tireront un avantage financier. Le gestionnaire de fortune doit se coordonner avec des experts de chacune de ces juridictions pour se tenir informé des changements de droit fiscal et d’autres réglementations. Ensuite, il implique de nombreuses personnes différentes, qui incluent les professionnels – comme les trustees aux Îles Caïman et les directeurs de la société IBC aux Bermudes – mais aussi le client et les bénéficiaires. Enfin, il y a ce mélange de structures, avec un trust détenant des parts dans de multiples sociétés sous-jacentes. Cette configuration trust-sociétés permet aux actifs d’être transférés de l’un à l’autre dans ce que Forbes décrit comme un « extraordinaire tour de passe-passe ». Les gestionnaires de fortune les plus habiles peuvent utiliser des outils tels que les trusts, les fondations et les sociétés pour déjouer les intentions de l’État presque à l’infini, en toute légalité.
Dans certains cas, la fortune qui tient une famille unie peut aussi la détruire.
Pour certains, c’est un des attraits de la profession. Bruce, un Américain travaillant à Genève, m’a confié que la satisfaction principale qu’il retirait de son travail venait du « challenge intellectuel que représente le fait de jouer au chat et à la souris avec les autorités fiscales du monde entier ». Cependant, la raison la plus communément avancée par les gestionnaires de fortune est que ce n’est pas seulement stimulant sur le plan intellectuel, mais aussi gratifiant sur le plan émotionnel. « Ce n’est pas comme d’être banquier d’investissements, on ne passe pas notre temps à remplir de la paperasse pour une société dont on n’a rien à faire », explique Sebastian, un Anglais basé à Hong Kong. « Même si les clients sont des enfants gâtés – certains d’entre eux le sont vraiment –, notre travail aide à ressouder des familles entre elles. » C’est un refrain que j’ai souvent entendu : presque tous les participants de mon étude ont parlé du fait « d’aider des familles » comme d’une source majeure de satisfaction. De nombreux clients des gestionnaires de fortune les invitent à assister à des mariages, à partir en vacances avec eux, et même à les veiller sur leur lit de mort. Certains membres de la profession m’ont avoué avoir pleuré à leur bureau après avoir appris le décès d’un de leurs clients. Sherman, l’homme auquel j’ai parlé dans les Îles Vierges britanniques, m’a confié que leur intimité avec la vie de leurs clients donnait une profondeur à leur métier incomparable à ses précédentes expériences dans la banque : « C’est beaucoup d’émotion, c’est très authentique. » Ce rôle quasi-familial a aussi ses mauvais côtés. La relation de confiance et d’intimité qu’ils nouent avec leurs clients rendent souvent les gestionnaires de fortune témoins de certains des pires aspects de la vie de famille. Nombreux sont ceux qui ont évoqué la difficulté qu’ils avaient eu à aider leurs clients à déshériter leurs enfants ou leurs épouses. Dans certains cas, la fortune qui tient la famille unie peut aussi la détruire. Un article du Step Journal de 2009 notait qu’en plus des menaces que les créanciers et les autorités fiscales constituent pour la fortune d’une famille, « “l’ennemi intérieur” ne doit pas être éludé. Disons-le carrément : comment pouvez-vous empêcher une famille d’appuyer sur le bouton d’auto-destruction ? »
Nadia, qui travaille à Panama, dit avec les yeux pleins de larmes qu’au cours de ses 30 années de carrière, elle a vu des familles « se déchirer pour de l’argent. Se déchirer littéralement. » Certains gestionnaires de fortune font part du malaise qu’ils ont éprouvé en participant aux mensonges et aux trahisons de clients à l’égard des membres de la famille. « Il arrive qu’on ait un client avec une maîtresse et des enfants, qu’il veut aider financièrement. Dans ces cas-là, on ne doit rien en dire à sa femme. On doit juste l’aider et la boucler », raconte Alistair, qui travaille aux Îles Caïman.
En ce qui concerne la famille, les responsabilités des gestionnaires de fortune varient d’une région à l’autre. Sur la péninsule arabique, on leur demande de plus en plus fréquemment de modérer les désavantages que la loi islamique impose aux droits de succession des filles. La charia limitant drastiquement la liberté testamentaire – le degré auquel les individus peuvent choisir la façon dont leurs biens sont distribués après leur mort –, ceux qui souhaitent que leurs filles reçoivent une part équitable de la fortune familiale doivent trouver des alternatives offshore. Elaine, qui travaille à Dubaï, explique que ses clients se tournent de plus en plus vers elle pour trouver des solutions : « Les filles des riches Arabes sont de plus en plus éduquées, et ils essaient de les protéger car elles reprennent les rênes de certaines affaires de la famille ou siègent aux conseils d’administration. Au Koweït, elles sont désormais au Parlement. On voit de moins en moins les cheikhas marcher derrière leurs maris, comme avant : aujourd’hui, elles marchent à côté d’eux, ils se tiennent la main. Les pères changent leur planification successorale : ils créent des trusts et contractent des assurances-vie, ce qui est plutôt haram dans l’islam. Mais ils le font car leurs fils vont hériter des affaires de la famille en vertu de la charia, et ils veulent que leurs filles reçoivent une part équitable. »
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Dans le monde de la gestion de patrimoine, être obligé d’honorer ses dettes, de payer les taxes imposées par le gouvernement et de se plier aux lois territoriales est généralement perçu comme une offense faite à la liberté. Un manuel de formation présente les réclamations des créanciers comme des « risques » plutôt que comme des obligations que les emprunteurs contractent de leur plein gré. Au rang des autres menaces, on trouve le système légal lui-même, les réglementations et, bien évidemment, la taxation. Le désir d’échapper à ces obligations explique la popularité des montages financiers offshore. Dans son étude sur les centres financiers offshore, Nicholas Shaxson décrit un monde fait de « membres d’anciennes aristocraties européennes continentales, de supporters fanatiques de l’auteure libertarienne Ayn Rand, de membres des services de renseignement du monde entier, de criminels internationaux, de petits lords Anglais sortis d’écoles privées et de pléthore de banquiers. Ses épouvantails sont les gouvernements, les lois et les taxes ; et la liberté est son slogan. » L’économiste Gabriel Zucman affirme que le système financier offshore a grandi à tel point qu’il remet en question l’avenir de la souveraineté nationale. Il base essentiellement sa thèse sur l’évasion fiscale, qu’il taxe de « vol pur et simple ». En permettant à des contribuables de voler à leurs gouvernements la somme de 180 milliards d’euros – en pertes de recettes fiscales annuelles – les gestionnaires de fortune nuisent d’après lui gravement au pouvoir de l’État.
Le Luxembourg, où près de la moitié de la production du pays atterrit dans les poches d’individus et d’organisations étrangères, est davantage une zone de libre-échange qu’un pays. D’autres disent la même chose de Jersey : en raison de la suprématie économique et politique de la gestion de patrimoine, il ne s’agit plus en aucun cas d’un État souverain. Le journaliste Oliver Bullough écrit que Jersey « n’est pas un pays », mais plutôt « 70 km² d’ambiguïté auto-gouvernée ». Avec le offshore, les ultra-riches et l’élite professionnelle qui se met à leur service ont créé un monde parallèle dans lequel règne une anarchie sélective : sélective car les ultra-riches continuent à tirer bénéfice des lois qui vont dans le sens de leurs intérêts, tout en ignorant celles qui les ennuient. Ce monde parallèle passe la plupart du temps relativement inaperçu, sauf quand il contribue à précipiter le monde dans lequel le reste d’entre nous évoluons dans le chaos, comme ce fut le cas lors de la crise financière de 2008. Certains diront qu’il en a toujours été ainsi. Mais le problème a pris des proportions plus dramatiques que nous n’aurions jamais pu l’imaginer. La mobilité de la richesse et de ses détenteurs, conjuguée aux acrobaties légales et financières des gestionnaires de fortune, rend trop simple le fait d’enfreindre l’esprit des lois tout en s’y conformant sur le papier. Il est aujourd’hui évident que les tentatives de restreindre les privilèges des ultra-riches ont échoué. Si les gouvernants cherchent réellement à contraindre les élites à payer leur juste part d’impôts et à se soumettre à la loi, peut-être devraient-ils détacher leur regard de ceux qui possèdent les richesses pour s’attarder sur ceux qui sont à leur service.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « How to hide it: inside the secret world of wealth managers », paru dans le Guardian. Couverture : Une île paradisiaque. (Ulyces)
ENQUÊTE SUR MOSSACK FONSECA, LE CABINET À L’ORIGINE DES PANAMA PAPERS
Au cœur de cette incroyable révélation de documents se cache un cabinet conseil dont les agissements révèlent le pan le plus noir de l’économie mondiale.
I. Écrit sur du vent
Un matin d’avril 2014, Jurgen Mossack, le cofondateur du grand cabinet conseil de Panama Mossack Fonseca, a envoyé un email pressant à trois des membres les plus importants de son équipe. Il avait pour objet : « Affaire Importante URGENT ». Des ennuis se tramaient dans les Îles Vierges britanniques, une « juridiction opaque » dont les plages de sable blanc et les eaux bleues des Caraïbes abritent un paradis fiscal pour les gens qui souhaitent créer des sociétés écrans. Nombre d’entre eux emploient Mossack Fonseca précisément à cette fin.
« Les investisseurs floués n’arrêtent pas d’appeler au bureau. Nous devons mettre un terme à nos activités avec cette entreprise immédiatement », écrivait Mossack. « À tout moment, la police peut débarquer et on fera la une des journaux. » En tant qu’ « agent d’enregistrement », Mossack Fonseca fournit la paperasse, les signatures et les adresses postales qui donnent vie à des sociétés fictives installées dans des paradis fiscaux tout autour du monde. Bien souvent, ces holdings ne produisent rien et ne vendent rien, leur unique but est de mettre des avoirs à l’abri du fisc en toute discrétion. Jurgen voulait cesser de représenter une de ces sociétés qui avait déclenché des signaux d’alarme.
Depuis des semaines, les investisseurs d’une entité appelée Swiss Group Corporation contactaient le cabinet Mossack Fonseca en demandant pourquoi leurs versements de rente s’étaient soudainement arrêtés, pourquoi ils n’avaient reçu que des explications vagues à ce sujet, et s’ils avaient été victimes d’une escroquerie. « SWISS GROUP CORP n’a fait preuve d’aucune transparence dans ses procédés », écrivait une femme depuis la Colombie le 31 mars 2014, « et à présent je m’inquiète au sujet de l’investissement que j’ai fait il y a cinq ans, car c’est mon unique moyen de subsistance. » « Faites ce que vous avez à faire », a ordonné Mossack à ses vassaux. À quoi il s’est empressé d’ajouter : « Utilisez le téléphone ! » Mais les questions des investisseurs ont continué d’affluer, des semaines après que Jurgen ait donné ses consignes. Il y avait parmi eux une citoyenne américaine, et d’autres venant de Colombie et de Bolivie. Ils tâtonnaient dans l’obscurité, cherchant à mettre la main sur des lambeaux d’information dans le trou noir du financement offshore, qui met régulièrement à mal les administrations fiscales, les autorités et les traceurs d’actifs autour du globe. Selon une estimation– basée sur des données issues de la Banque mondiale, du FMI, des Nations Unies et des banques centrales de 139 pays –, il y aurait entre 18 et 28 trillions d’euros cachés dans des paradis fiscaux, soit davantage que les dettes publiques américaine et française. Cette étude ne visait pas cependant à compter l’argent provenant de la fraude, du trafic de drogue ou d’autres transactions criminelles, dont les auteurs gravitent autour des mêmes planques.