Le trottoir des Champs-Élysées n’a jamais paru aussi large. Devant les rideaux de fer de ses magasins de luxe, quelques touristes descendent l’avenue la plus célèbre de Paris dans un vide étourdissant. Ils sont aussi à l’aise qu’à Tianducheng, cette ville chinoise quasi-déserte qui reproduit quelques fameux monuments de la capitale française. Avec les mesures de confinement annoncées lundi 16 mars contre la pandémie de coronavirus (Covid-19), il y a plus de Parisiens à passer sur les Champs-Élysées en jouant au Monopoly qu’en prenant leur voiture. C’est d’autant plus certain que beaucoup doivent trouver à s’occuper entre quatre murs. Ils se promènent donc sur le plateau d’un des jeux les plus mythiques au monde.
Ce mercredi 18 mars, le Monopoly célèbre ses 85 ans. Selon son éditeur, Hasbro, il compte plus d’un milliard de joueurs répartis dans 114 pays et plus de 200 versions différentes. Dans un communiqué publié à l’occasion, la marque rappelle que le jeu a été créé en 1933 par Charles Darrow. Ce chômeur américain voulait « mettre en scène les rues d’Atlantic City », dans le New Jersey. Mais le Monopoly a en réalité 30 ans de plus et sa créatrice est une femme. Voici comment Lizzie Magie a imaginé un des jeux de sociétés les plus populaires de la planète, qui ressort de sa boîte un peu partout en cette période de calfeutrement.
Le Landlord’s Game
Les joueurs de la table 25 commencent par se disputer autour du choix des pions. Doug Herold est le premier à décider. À 44 ans, il est expert en évaluation immobilière. Il jouera avec la voiture. Face à lui se trouve Billy, un recruteur informatique au regard de tueur. Il opte pour le bateau et s’ouvre une canette de bière. La chaussure est pour Eric, un avocat en guerre contre les industries polluantes, souvent distrait par son BlackBerry. Il joue, mais sans arrêter de travailler. Le dernier à choisir s’appelle Trevis, un technicien informatique un peu mou. Il jette son dévolu sur le chien. Il vient de Canton, dans l’Ohio, et cette partie lui permet de faire sa B.A. : c’est une manière d’aider la National Kidney Foundation, sponsor du 25e tournoi de Monopoly qui se tient chaque année dans le hall de l’US Steel Tower, dans le centre de Pittsburgh.
L’événement a attiré 112 joueurs divisés en 28 tables de quatre. La mascotte de l’entreprise, Steely McBeam, grogne et encourage les participants en bondissant dans le hall, une énorme barre de mousse sous le bras. Sont également présents trois arbitres en hauts à rayures, un sifflet autour du cou, ainsi qu’un homme aux traits tirés par la fatigue. Il porte une longue robe de juge et un marteau en chêne. Dans la vie de tous les jours, il est juge au tribunal du comté d’Allegheny. Aujourd’hui, il est là à titre gracieux pour « s’assurer que les joueurs suivent bien les règles ».
La nuit dernière, j’ai eu une longue discussion avec Doug, le vainqueur du tournoi de l’année passée, qui m’a parlé de sa stratégie de jeu. « J’avais réussi à obtenir Boardwalk et Park Place [l’équivalent de la Rue de la Paix et des Champs-Élysées, ndlr] et tous les autres joueurs s’y sont arrêtés », m’explique-t-il, mettant son succès sur le compte de la chance. « Il faut obtenir un monopole, n’importe lequel, aussi vite que possible. » Je lui ai demandé s’il connaissait les secrets de l’histoire du jeu. Il m’a avoué que non.
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Selon Hasbro, propriétaire de la marque, le Monopoly a été inventé en 1933 à Philadelphie par Charles Darrow, un réparateur de radiateurs au chômage et promeneur de chiens à temps partiel. Darrow avait imaginé un jeu de transactions immobilières dans lequel les propriétés portaient le nom des rues d’Atlantic City, la station balnéaire dans laquelle il passait tous ses étés lorsqu’il était enfant. Breveté en 1935 par Darrow et le fabricant de jeux Parker Brothers, le Monopoly s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires en deux ans, faisant de Darrow un homme riche et sauvant Parker Brothers de la faillite.
Avec le temps, le Monopoly est devenu le jeu de plateau le plus vendu au monde. On estime que plus d’un milliard d’individus y ont déjà joué dans leur vie, répartis dans 111 pays et 43 langues. Plus de 6 milliards de petites maisons vertes auraient été fabriquées à ce jour. Des plateaux de Monopoly ont été créés à partir des rues de la plupart des grandes villes du monde et l’on compte de nombreuses déclinaisons fantaisistes : certaines sont consacrées au monde de la finance (comme les Monopoly €uro et Ultimate Banking), aux équipes de sport (le Paris Saint-Germain et le LOSC ont leurs éditions) aux séries télévisées (Game of Thrones, The Walking Dead ou South Park), aux régions et villes de France (celui de Moncuq est incontournable) et même aux marques célèbres avec le Metropoly Empire.
Cependant, les véritables origines du jeu ne sont pas mentionnées dans les textes officiels. Trois décennies avant que Darrow ne fasse breveter son jeu, une actrice du Maryland du nom de Lizzie Magie créait une première version du Monopoly dans le but d’enseigner la pensée de Henry George. George est l’auteur du XIXe siècle qui a popularisé l’idée selon laquelle personne ne devrait pouvoir prétendre qu’il « possède » une terre. Dans son ouvrage de 1879, Progrès et pauvreté, Henry George qualifie la propriété terrienne de « principe faux et destructeur ». Il estime que la terre devrait être un bien commun et que les citoyens devraient agir collectivement comme un seul et même propriétaire.
Elizabeth Magie a baptisé son invention Landlord’s Game, le « Jeu du propriétaire foncier ». À sa sortie en 1906, il était déjà remarquablement similaire au Monopoly que nous connaissons aujourd’hui. Il se constituait d’un couloir continu le long d’un plateau carré, divisé en plusieurs cases dont chacune portait le nom d’une propriété, de son prix d’achat et de la valeur de son loyer. Parmi les propriétés les plus chères du Landlord’s Game – donc les plus convoitées –, on trouve notamment Broadway, la Cinquième Avenue et Wall Street.
Le jeu se jouait avec des dés, de l’argent et des titres. Les joueurs déplaçaient leurs pions le long du couloir en commençant non pas par la case « Départ » mais par une case sur laquelle était inscrit : Labor Upon Mother Earth Produces Wages – « partout sur la Terre, la main-d’œuvre produit les salaires ». Il y avait des gares, des services publics et même une « taxe de luxe » de 75 dollars. Les cartes Chance étaient aussi de la partie, inspirées de citations attribuées entre autres à Thomas Jefferson (« La terre appartient aux vivants »), à John Ruskin (« Pour bien des raisons, il convient de se demander comment les possesseurs de la terre finissent par être possédés par celle-ci ») ou Andrew Carnegie (« Le plus grand étonnement de ma vie fut de découvrir que l’homme qui s’enrichit n’est pas l’homme qui travaille »).
Même la dynamique du Landlord’s Game était extrêmement similaire à celle du Monopoly : des joueurs se retrouvaient avec des dettes puis finissaient par faire faillite, tandis qu’une seule et même personne tenait bon: le super-monopoleur. Cependant, dans ce Jeu du propriétaire foncier, un autre cas de figure pouvait se présenter si les joueurs s’accordaient entre eux. Après un vote, ils pouvaient décider de mettre en place un dispositif qui ne fait pas partie des règles du Monopoly : la coopération. Sous cette règle alternative, les joueurs versaient l’argent dans un pot commun plutôt que de s’acquitter de leur loyer auprès du propriétaire des titres. Le loyer était alors mis en commun, de telle sorte qu’on « atteigne la prospérité », comme l’écrirait plus tard Lizzie Magie.
Trente ans après que Lizzie Magie a créé son premier plateau sur un vieux morceau d’agglo, on jouait encore au Landlord’s Game sous différentes formes et sous différents noms. On jouait au « Monopole », à la « Finance » ou aux « Enchères ». Le jeu était particulièrement populaire auprès des quakers d’Atlantic City et de Philadelphie, mais également auprès des professeurs d’économie et des étudiants qui s’intéressaient au socialisme. Le Landlord’s Game faisait partie du domaine public au même titre que les échecs ou les dames : il appartenait à tous ceux qui maîtrisaient ses règles.
Les rentiers
Des milliers de tournois de Monopoly sont organisés chaque année aux États-Unis : des tournois régionaux, des tournois scolaires, des tournois paroissiaux, des tournois d’entreprise, des tournois dans des caves, des salles de réunion, des salles à manger, des bibliothèques publiques et même sur Internet. Tous les quatre ou cinq ans, il y a les grands tournois sponsorisés par Hasbro : le Championnat américain et le Championnat du monde. Le fabriquant de jouets offre une coupe d’une valeur de 20 580 dollars aux vainqueurs. J’ai raté leur dernière édition et c’est pourquoi j’ai atterri dans le hall de l’US Steel, un lieu de circonstance puisque le producteur d’acier a été fondé par les super-monopoleurs Andrew Carnegie et J.P. Morgan. La fameuse mascotte du Monopoly, un moustachu à chapeau haut de forme, monocle et queue de pie, est précisément une caricature de Morgan.
Le maître de cérémonie crie dans son micro : « C’est parti pour 90 minutes de Monopoly ! » Sans plus tarder, les hommes de la table 25 commencent à faire rouler le dé et à acheter frénétiquement des propriétés à mesure qu’ils tournent autour du plateau. Doug achète Pacific Avenue (un investissement onéreux de 300 dollars), deux parcelles jaunes et d’autres endroits moins importants. Les possessions de Trevis incluent deux gares ainsi que Marvin Gardens, la propriété la plus chère des cases jaunes. Billy a mis la main sur l’ultra-chic Boardwalk pour 400 dollars. Eric, lui, possède Tenessee Avenue et St. James Place, dont chacun vaut 180 dollars. Ces deux emplacements font partie des propriétés les plus convoitées par les concurrents car elles sont relativement bon marché et les joueurs s’y arrêtent fréquemment – autant que sur les propriétés situées autour de la prison.
« La division du travail est le produit d’un penchant naturel à tous les hommes qui les pousse à trafiquer, à faire du troc et échanger une chose pour une autre », écrivait Adam Smith dans La Richesse des nations. Cette partie ne le contredit pas. Seize minutes après le premier lancé de dé, Doug propose un marché à Billy. Les propriétés étant peu nombreuses, leur valeur augmente sur le marché à mesure qu’elles se raréfient – au Monopoly comme dans la vie – et ce souvent au-delà de leur valeur nominale. « Celle-ci », dit Doug en montrant l’une de ses propriétés jaunes, « contre celle-là », désignant celle qu’il désire posséder. « Plus 300 dollars. »
Ça n’impressionne pas Billy. « Non. Toi, tu me donnes 300 dollars. »
« Moi, 300 dollars ? »
« L’argent est roi ! »
L’échange inspire Trevis et Eric de marchander à leur tour. Billy et Doug reprennent de plus belle pour gêner la conversation lorsqu’elle met leurs propres en danger. La table devient bruyante. Les joueurs font des propositions, des contre-propositions, rejettent aussi bien les propositions que les contre-propositions, attendrissent leurs propositions initiales et reçoivent ces concessions avec un dédain plus grand encore. Doug soupire profondément. « Si c’est comme ça, on va continuer à tourner en rond autour du plateau et on se contentera d’amasser l’argent de la case départ. »
« C’est ce qu’il y a de mieux à faire », dit Trevis.
« Dit le type qui veut ma couille gauche », répond Doug.
Puis c’est la conspiration à haute voix. Billy dit à Eric que s’ils font un échange qui leur rapporte un monopole chacun, ils seront exemptés de loyer si jamais l’un tombe sur le monopole de l’autre. Un bel exemple de duopole malhonnête visant clairement Doug et Trevis.
À l’écoute des termes du marché, Doug hausse les épaules, mais Trevis, lui, est frappé d’horreur. « Tu ne peux pas faire ça ! C’est contre les règles ! »
« Les règles ! » se gausse Billy. « C’est moi qui fixe les règles ! »
Pour Adam Smith, ces rentiers monopoleurs étaient les parasites de l’ordre capitaliste.
« Conneries ! »
« Arbitre ! »
L’arbitre, son sifflet toujours autour du cou, accourt – le juge au marteau a disparu – pour régler le différend tandis que les joueurs s’aboient les uns sur les autres. « Vous ne pouvez pas faire ça », finit-il par trancher.
Quelques semaines avant le tournoi, j’ai eu une conversation avec Richard Marinaccio, le champion du tournoi américain de 2009. « Les joueurs du dimanche » – soit la plupart des joueurs de Monopoly – « pensent que le but est d’accumuler des biens », m’a-t-il dit. « Faire le plus d’argent possible. Mais le véritable but du jeu, c’est de ruiner vos adversaires le plus rapidement possible. D’avoir juste assez pour que tous les autres n’aient rien. »
De ce point de vue, il ne s’agit pas de débrider la créativité et le sens de l’innovation des concurrents, ni d’ouvrir des marchés, d’étendre le commerce ou de créer de la richesse en travaillant dur et mettant au centre de la partie son intérêt personnel – les secrets d’une société prospère et dynamique selon Adam Smith. Il s’agit au contraire de fermer le marché. Tout ce que les joueurs ont faire, c’est de s’asseoir sur leurs propriétés et d’attendre que les plus malchanceux lancent le dé.
Pour Adam Smith, ces rentiers monopoleurs – dont l’archétype, à son époque, était l’aristocratie terrienne anglaise – étaient les parasites de l’ordre capitaliste. Ils évitaient la productivité à tout prix, n’innovaient jamais, ne créaient rien – la terre est déjà là – et amassait des fortunes en saignant les locataires. La première phase d’une partie de Monopoly, celle du libre-échange – la plus excitante à regarder – ne vise en réalité qu’à mettre fin au libre-échange pour verrouiller le jeu et remplacer la compétition par la recherche de rente.
L’impôt unique
Henry George est un économiste autodidacte. À l’âge de 16 ans, il a pris la mer depuis sa ville natale de Philadelphie sur le Hindoo, un cargo qui l’a entraîné jusqu’en Australie et en Inde. Là-bas, il a été témoin de la mutinerie de l’équipage, dont les conditions de travail étaient déplorables. À 20 ans, il était de retour en Californie où il est devenu apprenti dans une imprimerie avant de travailler dans des fermes au gré de ses itinérances. Il s’est marié jeune et sans un sou, alors qu’une vague de chômage frappait la côte Ouest des États-Unis. Durant l’hiver 1865, sa femme, enceinte de leur premier enfant, a manqué de mourir de faim. Les choses n’ont fait qu’empirer une fois son fils venu au monde. « Continuez de laver l’enfant », lui a dit le médecin. « Et nourrissez-le à tout prix. » C’est la pauvreté qui l’a poussé à s’intéresser à l’économie. Il se demandait comment la pauvreté pouvait proliférer sur une terre aussi abondante en ressources. De l’économie, il s’est tourné vers le journalisme, pensant qu’on pourrait le payer pour ses écrits. C’est ainsi qu’il s’est installé à New York.
Il ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi partout où se développaient des moyens de production avancés – où les industries émergeaient et où le capital s’accumulait –, il voyait également une plus grande concentration de gens pauvres, vivant dans des conditions plus misérables qu’ailleurs. C’était pour lui un paradoxe stupéfiant. « C’est l’énigme que le Sphinx pose à notre civilisation et de notre incapacité à la résoudre adviendra notre destruction », écrivait-il. « Tant que toute la richesse qu’apporte le progrès moderne ne sert qu’à bâtir de grandes fortunes… ce progrès n’est pas réel et ne saurait être permanent. » En 1879, il a publié l’ouvrage qui l’a rendu célèbre, Progrès et pauvreté : Enquête sur la cause des crises industrielles et de l’accroissement de la misère au milieu de l’accroissement de la richesse – Le Remède, dans lequel il apporte une réponse catégorique à l’énigme : le monopole foncier est la raison pour laquelle la croissance économique accroît la pauvreté.
À mesure que la civilisation américaine avançait sur le chemin du progrès, que les populations croissaient et s’agglutinait dans les grandes villes et leurs environs, la terre devenait une ressource rare. Les prix ont grimpé en flèche et l’écrasante majorité des individus contraints de vivre et travailler sur ces territoires payaient pour cela la minorité de ceux qui les possédaient. En conséquence de quoi les classes travailleuses sont devenues l’esclave des loyers. « Pour voir des êtres humains vivre dans des conditions abjectes, sans défense et sans espoir », écrivait-il, « ce n’est pas dans les campagnes qu’il faut aller, dans les prairies sans clôtures et les cabanes dans les bois. Dans ces endroits, l’homme mène une lutte solitaire avec la nature et la terre ne vaut rien. Il nous faut regarder du côté de ceux qui vivent dans les grandes villes, où la propriété d’une petite parcelle de terrain représente une fortune. »
C’est de ces petites parcelles – celles de New York avant tout – qu’ont surgi les dynasties des nouveaux riches Américains : les Astor, les Beekman, les Phippse, les Stuyvesant, les Roosevelt et plus tard les Tishman, les Rudin, les Roses, les Minskoff, les Durst, sans oublier les frères Fisher et les Tisch. Selon George, l’accaparement de morceaux de territoire était le produit d’un système de propriété « aussi artificiel et sans fondement que le droit divin des rois ». Il poursuit : « D’un point de vue historique et éthique, appliquer la propriété privée à la terre s’assimile à du vol… Son origine est toujours à chercher dans la guerre et la conquête. » C’était pour lui la première grande erreur de la civilisation occidentale.
En Californie, nos titres de propriété nous viennent du Gouvernement suprême du Mexique, qui les tenait du roi d’Espagne, qui les avait reçus du Pape lorsque ce dernier avait, d’un simple coup de crayon, divisé les terres qu’il restait à découvrir (ou plutôt conquérir) entre l’Espagne et le Portugal. Dans les États de l’est, ils remontent aux traités signés avec les Indiens et aux octrois des rois anglais ; en Louisiane au gouvernement français ; en Floride au gouvernement d’Espagne ; tandis qu’en Angleterre, ils datent des conquérants normands. Partout, il n’est pas question de droit mais d’une force à laquelle il faut se soumettre.
Henry George soulignait également que la plupart des tribus pré-modernes ne reconnaissaient aucun droit à la propriété foncière. Les seuls biens que possédait un membre de la tribu était l’arc et les flèches qu’il avait fabriqués de ses propres mains, pas la terre sur laquelle il chassait. On n’en trouve pas trace non plus dans le Nouveau Testament, dans lequel la terre « était considérée comme le cadeau du Créateur fait à tous les êtres auxquels il a donné vie ». Moïse avait en effet établi le jubilé, au cours duquel la terre était redistribuée tous les cinquante ans tandis que les dettes contractées pour la terre étaient annulées – les Romains ont mis fin à cette tradition. Dans toutes les annales du monde pré-capitaliste qu’examinait Henry George, il voyait s’opérer la « lutte entre l’idée de droits sur la terre égaux entre les hommes et une tendance à la monopoliser à travers la possession individuelle ».
Au XIXe siècle, le « fantasme » d’un « d’un droit absolu à la propriété foncière individuelle », incarné par un système complexe d’actions et de titres délivrés par l’État, est devenu la pierre angulaire du système juridique américain. Il ne pouvait être aboli et ne devait pas l’être, selon l’économiste. À ce stade, la confiscation des terres et leur nationalisation mèneraient d’après lui à la tyrannie. « Laissons ces individus désormais propriétaires conserver ce qu’ils se plaisent à appeler leur terre, si c’est là leur désir. » Henri George n’a jamais préconisé la révocation du droit d’acheter et de vendre des propriétés, ou de céder un terrain à l’un de ses descendants. Il suggérait plutôt que la société laisse aux propriétaires terriens « la coque » de leur possession du moment qu’elle pouvait en récupérer « la noix ». « Il n’est pas nécessaire de confisquer la terre ; ce qu’il faut, c’est confisquer les loyers… De cette manière, l’État pourrait devenir le propriétaire universel sans pour autant se définir en tant que tel », concluait-il.
La clé du problème, c’était le loyer. En accord avec les théories économiques de l’époque d’Adam Smith, Henri George définissait le loyer comme un revenu immérité provenant uniquement de l’accroissement de la valeur de la terre. Il le distinguait de la propriété issue du travail, de la construction d’infrastructures (maisons, bureaux, usines) et de la culture des champs. La productivité d’une communauté était la main invisible qui faisait augmenter la valeur des terres. Une cabane dans les bois devenait précieuse dès lors qu’une mine ouvrait de l’autre côté du champ, qu’une route reliait la cabane à la mine, qu’un commerce ouvrait pour nourrir les mineurs, que d’autres habitations étaient construites, puis un chemin de fer, etc. jusqu’à ce qu’on assiste à la naissance d’une ville.
La terre sur laquelle la cabane avait été construite tirait sa valeur de ce que la société avait construit autour. Henry George en déduisait que sa valeur ajoutée revenait de droit à la société, et cette valeur devait être selon lui estimée et imposée selon les cours du marché. Cet « impôt unique » sur la terre et les ressources naturelles constituait une réforme du capitalisme, que George se faisait un devoir de sauver. Ce nouveau souffle aurait « ouvert la voie à la réalisation des nobles rêves du socialisme ».
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COMMENT L’INVENTEUR DE L’ANTI-MONOPOLY
A DÉCOUVERT L’ESCROQUERIE DU MONOPOLY
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Monopoly Is Theft », paru dans Harper’s.
Couverture : Les pions du Monopoly. (Hasbro)