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L’arrestation
Le jour du meurtre, un homme roulait à moto dans la montagne. Deux gardes forestiers l’ont arrêté un peu en amont du parking, où les véhicules à moteur ne sont plus autorisés. Ils l’ont prié d’emprunter un autre itinéraire et l’homme roulait ainsi sur la route de la combe d’Ire. Le cycliste britannique – le même qui a remarqué Sylvain Mollier et son vélo de course à Chevaline – l’a croisé au cours de son ascension. Quelques minutes plus tard, l’Anglais a découvert les corps, le moteur du véhicule de Saad encore en marche et les roues tournant dans la boue.
Les gardes forestiers ont suffisamment observé le motocycliste pour qu’un artiste esquisse son portrait. Il avait une barbiche et d’épais sourcils, et il portait un casque foncé qui s’est révélé être un modèle fabriqué dix ans plus tôt pour les motards de la police nationale, dont 8 000 exemplaires ont été produits en noir. Un homme portant un casque de policier près de la scène d’un quadruple meurtre aurait pu représenter, à tout le moins, un témoin important. Il aurait pu tout aussi bien être le meurtrier, un flic devenu voyou, un tueur à gages.
Dans la mesure où il ne s’est pas spontanément présenté pour porter assistance à ses collègues à propos d’un crime aussi médiatisé, il n’était pas déraisonnable d’émettre cette dernière hypothèse. Dès lors, il n’était pas déraisonnable que son portrait-robot ne soit pas rendu public, ni imprimé dans les journaux ou diffusé à la télévision : pour autant qu’il le sache, le motard s’en était tiré sans casse. Il n’aurait pas été habile de faire savoir qu’il restait des témoins, de l’effrayer et de le conduire à disparaître dans la clandestinité.
Dans les mois qui ont suivi la fouille de son appartement, au cours de l’automne et de l’hiver, les policiers britanniques ont posé d’autres questions à Zaid al-Hilli. Il ne m’a pas dit exactement quelles étaient ces questions, mais on peut présumer sans crainte que certaines d’entre elles portaient sur son père et ses comptes bancaires en Suisse (la police anglaise a refusé de dire quoi que ce soit au nom de la politique de la maison et des lois sur la vie privée).
À plusieurs reprises, un procureur suisse a prétendu que Zaid avait essayé d’obtenir une carte bancaire non autorisée pour retirer de l’argent sur le compte de son père à Genève ; une émission de la BBC l’a accusé d’avoir falsifié un testament ; et Eric Maillaud, plus modéré, le qualifie – tout comme Saad et Kadim – de tricheur : « Quoi qu’il en soit », me dit-il, « nous avons affaire aux membres d’une famille qui ont essayé de frauder le système britannique et de se tromper les uns les autres. » Toutes ces accusations, dit Zaid, ont été étudiées par les autorités britanniques et se sont révélées sans fondement. Il n’a été inculpé pour aucun de ces crimes. Reste que la piste financière aurait pu être légitime, compte tenu des relations tendues entre les deux frères.
Après la mort de la femme de Zaid, en 2009, il a emménagé dans la maison de Claygate où Saad vivait avec sa famille. Leur père l’avait laissée à ses deux fils et, d’après Zaid, Saad voulait qu’il lui cède sa part. Zaid a refusé. On ne sait pas clairement si c’était le seul point du contentieux – Saad n’est plus là pour le dire, évidemment –, mais il a culminé en octobre 2011 avec une altercation physique, Saad coinçant son frère sur un lit. Zaid a quitté la maison et ils ne se sont plus jamais parlé.
En avril 2013, après sept mois de questions et de déclarations, les enquêteurs britanniques ont convoqué Zaid pour un nouvel interrogatoire. Il a duré huit heures. Il a répondu à toutes les questions auxquelles il avait déjà répondu auparavant : il n’y avait rien de nouveau à demander, et il n’y avait rien de nouveau dans ses réponses. Pourtant, la police l’a rappelé deux semaines après. L’interrogatoire a duré deux heures.
Le 6 juin, un officier français accompagné d’un Anglais lui servant d’interprète s’est présenté devant Zaid avec une convocation lui enjoignant de venir en France en tant que témoin. Zaid a refusé : « Je ne leur faisais pas confiance », explique-t-il aujourd’hui. « Pour être honnête avec vous, si les autorités françaises m’avaient dit que le soleil se lève à l’est et qu’il se couche à l’ouest, j’aurais pensé qu’elles mentaient. » Et si les Français prélevaient subrepticement un peu de son ADN sur un mouchoir ou une canette de soda ? Zaid ne voulait pas laisser son ADN en France.
Pendant environ trois semaines, il n’a plus entendu parler de se présenter en France. Il savait que les Français ne pouvaient pas le forcer sauf à obtenir un ordre de la justice anglaise, et il était persuadé qu’un tribunal anglais, au vu des preuves ou plutôt de leur absence, n’émettrait jamais un tel ordre. Pourtant, à 7 h 30 le dernier lundi de juin, deux inspectrices ont frappé à sa porte. « Nous sommes ici pour vous arrêter », lui ont-elles dit, « pour conspiration en vue d’un meurtre. »
Le motard
L’arrestation de Zaid n’était rien d’autre qu’une péripétie de plus dans l’enquête, une autre intrigue prometteuse – comme l’espionnage, l’adultère et Saddam – qui s’est effondrée à la première anicroche. J’avais suivi chaque développement (dont aucun n’avait débouché sur grand chose) pendant plus de huit mois, alors que Zaid était enfermé, et je devais continuer à le faire durant environ deux ans de plus.
Les crimes parfaits ne sont pas rares, il y en a des milliers chaque année aux États-Unis. Après tout, les tueurs en série le deviennent seulement parce qu’ils s’en tirent avec les deux, ou dix, ou vingt premiers crimes. Mais on pourrait penser qu’un quadruple meurtre, particulièrement un meurtre touchant des employés en vacances, devrait être résolu relativement vite. Que des escouades de policiers et de gendarmes ne parviennent pas à le faire suppose soit une incompétence phénoménale, soit une grande intelligence criminelle.
J’ai rencontré Zaid au printemps dernier, en mars. Les journalistes ne le harcelaient plus. Mais, après le meurtre de son frère, son nom a été imprimé dans tant de gros titres et de bandeaux au bas des écrans de télé que sa réputation était faite : « Ah oui, oui, ces gens en vacances », m’a dit un chauffeur de taxi londonien lorsque j’ai mentionné un crime perpétré dans les Alpes. « Horrible. C’est le frère qui l’a fait, pas vrai ? »
Zaid vit à deux stations au sud de Waterloo, dans un appartement situé non loin de la gare. Il m’a servi du thé et des biscuits, et plus tard nous avons déjeuné dans un restaurant de poisson situé de l’autre côté de la rue. Il s’est montré agréable, bien que très réservé, ce qui n’est pas un avantage quand policiers et reporters vous interrogent sur une famille massacrée : « Ils pensent que j’aurais dû réagir d’une manière différente », dit-il. Comme pleurer, par exemple ? Il cligne deux fois des yeux : « Je suis ce que je suis. Je déteste feindre. »
Zaid n’en sait pas plus sur le crime et sur l’enquête que n’importe quel lecteur attentif de la presse qualifiée.
L’humiliation mise à part, être arrêté pour conspiration dans le meurtre de son frère et de trois autres personnes, ainsi que pour la tentative d’assassinat de sa nièce qu’il adorait, n’a pas été si horrible pour lui. Zaid savait qu’il n’avait rien fait, et il semblerait que la police britannique n’ait pas cru qu’il était un dangereux criminel, et encore moins un tueur de masse : les inspectrices qui sont venues l’arrêter ont attendu qu’il se soit douché, rasé et habillé, et elles ont souri à une petite plaisanterie lorsque Zaid leur a dit qu’il aurait été plus commode qu’elles attendent un jour de plus afin de lui permettre de finir les paies du club de golf. Elles ne l’ont pas menotté et ont garé leur véhicule discrètement au bout de la résidence, afin de ne pas le donner en spectacle.
Elles n’ont pas rendu son nom public et n’ont pas confirmé qu’il avait été arrêté. Zaid a passé une seule nuit en cellule – une cellule étonnamment confortable (« Il y avait un petit bouton que vous pouviez presser si vous souhaitiez avoir du thé, comme un room service ») –, et ses geôliers lui ont accordé quelques tranquillisants légers, car Zaid a du mal à dormir dans des lieux qui ne lui sont pas familiers. Il a été relâché le matin suivant et placé sous contrôle judiciaire, mais c’est en réalité bien moins dramatique que ce qu’on pourrait penser. Zaid a simplement été renvoyé à la maison avec un formulaire lui indiquant qu’il ne devait pas déranger quelque témoin potentiel que ce soit, et qu’il devait continuer à vivre dans son appartement de Chessington. Il n’a pas déposé de caution et n’a pas rendu son passeport ; de fait, il a voyagé à Bornéo et Hong Kong à l’automne 2013, alors que son contrôle judiciaire était toujours effectif.
À part ça, Zaid n’en sait pas plus sur le crime et sur l’enquête que n’importe quel lecteur attentif de la presse qualifiée. Je me suis donc rendu en France. Le voyage en train pour Annecy, au sud-est de Paris, est agréable et la gare est en bordure de la vieille ville, à une courte distance à pied du lac et des cafés ancrés sur les rives des canaux. La route pour Chevaline, où tout le monde a été tué, est une douce virée en voiture de vingt minutes au sud du lac. Il n’y a qu’une route principale qui traverse Chevaline, tout ce dont a besoin un village de 207 habitants. Elle passe devant le monument dédié aux gars du coin morts à la guerre, devant la petite église et son cimetière, et, de l’autre côté, un mur de pierre qui s’écroule sur lequel un chat somnolant est surpris par le bruit de ma Fiat. Il y a une grande étable à l’extrémité du village, un dernier champ au pâturage épais, et puis la route grimpe dans la forêt.
La neige s’attardait sur la combe d’Ire, fin mars, d’abord en tâches de gadoue puis, plus haut, en plaques d’un blanc sale couvertes d’une croûte de cristaux qui craquaient sous les pneus. Les branches des arbres se penchaient sur la route, encombrant la chaussée jusqu’à ce que, au pied d’un pont, des branches tombées ne la bloquent complètement. Le seul moyen d’accéder au sommet était de marcher en serpentant à travers le souffle de la rivière cascadant sur les rochers moussus.
À la mairie, un bâtiment ocre édifié derrière le monument aux morts, je demande à l’employée si une tempête a récemment soufflé, qui aurait arraché les arbres et encombré la route. Non, me répond-t-elle. La route va-t-elle être dégagée ? Oui, elle suppose qu’elle le sera. Un de ces jours. Mais il n’y a pas d’urgence, car comme elle me le dit, « presque personne » ne roule jamais dans cette direction. Elle n’a pas demandé pourquoi je voulais savoir. Elle n’a pas demandé si je voulais rouler jusqu’en haut de la route. Elle s’est montrée très sympathique et pas du tout curieuse. Elle était depuis longtemps fatiguée des étrangers avec leurs carnets de notes, qui posaient des questions.
Reste donc l’hypothèse de l’intelligence criminelle. Ou celle d’un assassin qui a eu beaucoup de chance.
La gendarmerie nationale n’a été d’aucune aide supplémentaire. Une décision de « non communication » a été instaurée pour tout ce qui concerne Chevaline, et l’un de ses porte-paroles à Paris m’a confirmé qu’il n’était pas prévu qu’elle soit levée prochainement. Toutefois, cet ordre ne s’applique pas au procureur d’Annecy, Eric Maillaud, qui était heureux – du moins a-t-il accepté – de me rencontrer (il était aussi la seule personne proche de l’affaire prête à me parler). Il a été patient et a répondu à chaque question ou m’a expliqué pourquoi il ne pouvait le faire, à propos de quelques détails mineurs. Et tout ce qu’il m’a dit se résume à ceci : il ne sait pas qui a tué ces quatre personnes, ni pourquoi, ni même qui était la cible et qui a été tué par accident. Il n’y a pas de raison de croire que c’est par incompétence ou au nom d’un complot.
Reste donc l’hypothèse de l’intelligence criminelle. Ou celle d’un assassin qui a eu beaucoup de chance. La question est : quelle est la plus dérangeante ? Deux jours avant d’être assassiné, Saad al-Hilli a garé l’attelage de sa BMW et de sa caravane Bürnster dans le camping Le Solitaire, sur la rive ouest du lac. Début septembre, il y aurait de l’ombre sous les arbres feuillus plantés en deux longues rangées s’étendant jusqu’à l’eau. Mais fin mars, les arbres sont tous dénudés et les troncs se dressent comme des poings gris et noueux surgis de l’herbe.
Un homme joue avec son chien sur le parking, mais il n’y a personne d’autre autour. Il n’y a ni tente, ni caravane, et les petits bungalows sont tous vides. Personne ne répond lorsque je sonne au bureau. Finalement, un petit camion utilitaire apparaît dans un virage. Le conducteur, un homme au visage rougeaud et aux cheveux gris, en sort fourche à la main et s’avance vers nous – mon interprète et moi. Il n’est pas content :
« Je n’ai jamais laissé un journaliste entrer », dit-il, « et je ne vous laisserai pas entrer non plus. » Oui, mais c’est ici que les al-Hilli séjournaient, exact ? « Je n’ai jamais autorisé les médias à venir ici. » Vous vous souvenez d’eux ? Une pause. Son visage s’assombrit. « Oui », dit-il, « malheureusement, oui. »
Plus d’un an après les meurtres, en octobre 2013, les autorités françaises ont finalement rendu public le portrait robot du motocycliste. Le risque de le voir disparaître semblait alors moins désastreux que celui de ne jamais le trouver – en tant que témoin visuel ou en tant que tueur. Des dizaines d’enquêteurs ont tiré sur chaque fil imaginable. L’Anglais qui a vu Sylvain Mollier et le motard ont été brièvement des suspects du meurtre.
Son nom est Brett Martin et il s’agit d’un pilote retraité de la Royal Air Force qui possède une maison de vacances à Lathuile, un village situé au sud du lac. Il était seul dans sa montée sinueuse l’après-midi où il a découvert le sang et les corps. Une famille anglaise et un cycliste français sont tués par un tireur d’élite et la première personne sur la scène du crime est un ancien militaire anglais qui possède une résidence en France ? Quelles sont les probabilités d’une telle coïncidence ? Les techniciens ont frotté le cycliste anglais à la recherche de résidus de poudre, les inspecteurs ont vérifié et revérifié son histoire.
Quand Brett Martin a juré qu’il n’avait jamais entendu 21 coups de feu tirés à moins de 200 mètres d’où il pédalait, les enquêteurs ont réalisé des tests acoustiques. Ils ont découvert qu’en effet, entre le bruit de la rivière, les sons qui ont tendance à rebondir et le cerveau humain qui n’interprète tout simplement pas une volée de bruits secs comme étant des coups de feu, Brett Martin a très bien pu ne rien entendre. L’enquête a fait son chemin. Chaque entreprise de satellites en Europe, raconte Eric Maillaud, a fouillé dans ses banques d’images du 5 septembre 2012, et les inspecteurs les ont étudiées à la recherche du moindre indice – traces de pneus, véhicules, personnes inconnues – caché dans les pixels.
Il y avait deux miettes d’ADN inconnu sur la voiture des al-Hilli, mais des recherches dans toutes les banques de données d’ADN en Europe n’ont pas permis de les identifier (probablement insignifiantes de toute façon : la première est un peu de cellule de peau retrouvée sur le pare-choc avant, comme si quelqu’un s’était frotté dans un parking, et l’autre, sous le tapis de sol, a probablement été laissée par un détaillant). Le jour des meurtres, plus de quatre mille téléphones portables ont reçu ou émis un signal du plus proche des relais, et chacun a été pisté afin d’identifier un témoin potentiel ou le tueur, en supposant que le tireur ait été suffisamment négligeant pour passer un coup de fil.
En février 2014, les gendarmes ont frappé à la porte d’un homme nommé Éric Devouassoux, 48 ans, vivant à Lathuile, dont le numéro de téléphone portable figurait parmi les quatre mille. Il ressemblait au motocycliste du portrait-robot, et dans les semaines précédant le 5 septembre 2012, il avait demandé un permis de port d’armes et avait été renvoyé de son emploi de policier à cause de son caractère… Mais rien ne le reliait à Mollier ou al-Hilli, et rien n’indiquait qu’il se trouvait sur cette route ce jour-là.
Malheureusement pour lui, il possédait une collection de pistolets, dont certains datant de la Seconde Guerre mondiale, ce qui n’est ni extraordinaire – la région de Haute Savoie était un centre de la résistance et les héritages se transmettent –, ni illégal du moment où ils sont déclarés. Les siens ne l’étaient pas, et il y en avait assez pouvant relever du trafic d’armes. Eric Maillaud hausse les épaules en expliquant cela, ce qu’on peut facilement traduire par : « Ça craint d’être Eric Devouassoux. »
Suffisamment, semble-t-il, pour que Devouassoux me raccroche au nez lui aussi (les accusations contre lui ont été levées plus tard). La seule chose qui demeurait en suspens, autre qu’un mobile et un tueur, était un 4×4 BMW gris qui pourrait exister. Ou pas. Il a été décrit par une seule personne, un autre garde forestier aimant les BMW. « Il y a un vieux dicton », dit Eric Maillaud. « Testis unus, testis nullus. Un témoin unique est un témoin sans valeur. » Peut-être qu’il avait bien été là et qu’il réapparaîtrait un jour.
Mais les mois ont passé, puis une autre année entière. Pas de nouveaux indices, pas de nouveaux suspects. Seul Zaid a été arrêté et immédiatement relâché. « Nous avons essayé tout ce qui était possible », a dit Eric Maillaud aux reporters lors du deuxième anniversaire du meurtre, « mais peut-être que nous sommes en présence du crime parfait. »
Une histoire de fantôme
Une semaine avant les meurtres, le 30 août 2012, Saad al-Hilli est entré à l’intérieur d’un ferry à Douvres et en est sorti à Calais. Il y a des caméras de surveillance dans le terminal et d’autres caméras aux péages, dans les stations essence et le long de l’autoroute. Les gendarmes ont tiré des milliers d’images de ces caméras et les ont scrutées à la recherche d’une BMW bordeaux munie de plaques d’immatriculation britanniques et tirant une caravane blanche. Puis ils ont comparé ces photos entre elles, à la recherche d’une autre voiture ou d’une moto qui apparaîtrait à plusieurs reprises, ou seulement une autre fois. Ils n’en ont pas trouvé.
« Nous sommes à peu près sûrs qu’ils n’ont pas été suivis », dit à présent Eric Maillaud. « On ne peut pas en être totalement certain, il est quand même possible, bien que hautement improbable, que quelqu’un ait été suffisamment prudent pour rester hors du champ de chaque caméra de vidéosurveillance tout au long du voyage en France. Mais on ne voit jamais deux fois le même véhicule. Pas une seule fois. » C’est un fait : personne n’a suivi les al-Hilli jusqu’au Solitaire du Lac.
Au matin du deuxième jour que la famille a passé au camping, le 5 septembre, Saad a demandé à sa fille Zainab ce qu’elle voulait faire l’après-midi. Il pouvait soit l’emmener faire des courses à Annecy, soit aller marcher dans les bois. Zainab a répondu qu’elle préférait la promenade en forêt. Saad connaissait globalement le coin, mais pas les meilleurs sentiers sauvages. Il a demandé à l’homme du camping, celui au visage rougeaud et aux cheveux gris armé d’une fourche, où il devait emmener sa famille.
L’homme a pu suggérer à Saad d’emprunter la route étroite qui monte depuis Chevaline, ou bien il a pu lui conseiller de prendre une épingle à cheveux en contrebas. Il est assez facile de la manquer. Ou bien il a pu lui indiquer un tout autre endroit : il n’a rien voulu me dire. En tout cas, une fois que Saad a commencé à gravir la montagne, il n’a pas eu d’autre choix que de continuer jusqu’au parking, trois kilomètres plus haut.
« Nous savons », me confie Eric Maillaud, « et c’est une certitude, que quand ils se sont retrouvés au sommet de la Combe d’Ire, ce n’était pas le choix du père. » C’était le choix de Zainab, et peut-être une erreur de navigation. Saad a doublé Sylvain Mollier en montant. Lui aussi, apparemment, était perdu. Le père de sa petite amie a suggéré une route et Eric Maillaud se demande si Sylvain Mollier n’était pas supposé prendre le même virage serré en contrebas. Mais au lieu de cela, il a commencé à pédaler pour grimper la montagne. Il aurait pu faire demi-tour, mais certaines personnes sont du genre à continuer : « Les athlètes sont têtus », dit Eric Maillaud.
Non loin du parking, son téléphone portable a sonné. C’était Claire. Sylvain Mollier était essoufflé, haletant. Il lui a dit qu’il devait aller jusqu’au sommet et qu’il la rappellerait. Il est descendu de son vélo près de l’endroit où les al-Hilli étaient garés. Saad lui a certainement adressé la parole. C’était quelqu’un d’ouvert, me dit Zaid, un homme sociable et loquace. Il a probablement interrogé Sylvain Mollier au sujet de son vélo. Saad aimait les vélos. Puis la fusillade a commencé. Un premier rapport stipule que le sang qui a giclé sur les semelles des chaussures de Saad indique que Sylvain Mollier a été le premier atteint, et qu’il saignait déjà avant que Saad ne s’engouffre dans la BMW. Mais Eric Maillaud demeure ferme sur le fait que les enquêteurs ne connaissent pas avec certitude l’ordre des cibles. C’est un détail du récit qu’il conviendra d’élucider : « Jusqu’à ce que nous trouvions le tueur », dit-il, « nous ne saurons pas. »
Il n’y avait qu’un tireur. De cela, Eric Maillaud est sûr. La précision des tirs, les deux balles logées dans chaque tête suggèrent qu’il s’agissait d’un professionnel. Le nombre de corps suggère qu’il était expérimenté. Et la tentative de meurtre sur un enfant suggère qu’il avait un sang-froid à toute épreuve. Pourtant, il a laissé derrière lui 21 douilles sur le sol, ce qu’un professionnel n’aurait sans doute pas fait, et il a utilisé un Luger 7,65 mm fourni par l’armée suisse il y a plus de soixante ans, ce qu’un professionnel n’aurait sans doute pas fait non plus. Les enquêteurs sont certains de l’arme utilisée, parce qu’un morceau du manche s’est brisé quand le tireur a fracturé le crâne de Zainab avec. Ils pensent qu’il l’a matraquée parce qu’il était à court de balles, ce qui n’est pas non plus très professionnel.
Il est plus près d’être impossible qu’improbable que Zaid ait été le meurtrier.
À part ça, Eric Maillaud n’est sûr de rien. Il n’a pas trouvé de raison pour quiconque de tuer Sylvain Mollier ou Saad al-Hilli. Au début du mois de mars 2015, même son suspect « joker », l’homme à la moto, a été écarté. Il a été identifié comme étant un homme d’affaires de Lyon qui faisait du parapente dans le coin. Eric Maillaud ne révèle pas son nom, mais il me certifie qu’il n’a aucun passé criminel, de quelque type que ce soit, et qu’il n’entretenait aucune relation avec l’un ou l’autre des morts. « Objectivement », concède le procureur, « il semble de plus en plus improbable que Zaid soit le meurtrier. » Ce n’est pas une conclusion qu’il offre gracieusement : « Le seul fait qu’ils se haïssaient, ce qui était le cas, ou qu’ils désiraient se prendre de l’argent l’un l’autre, ce qui était le cas, ne signifie pas que Zaid voulait tuer tout le monde. » Certes.
Sans oublier le fait que personne ne savait que Saad al-Hilli se trouverait en haut de la Combe d’Ire cet après-midi-là. Objectivement, donc, il est plus près d’être impossible qu’improbable que Zaid ait été le meurtrier. Il est toujours possible, même vaguement et invraisemblablement, que Mollier ait été la cible, et Eric Maillaud, comme tous les autres – des dizaines d’enquêteurs, de magistrats et de juges –, le sait. Mais cela supposerait qu’un grand nombre de personnes gardent un secret terrible, et Eric Maillaud ne peut pas être ce menteur hors-pair ou cette personne monstrueuse. Tout cela mène à cette conclusion : ni al-Hilli, ni Mollier étaient la cible. Et tous se trouvaient au mauvais endroit au pire des moments.
Eric Maillaud refuse d’instaurer une hiérarchie dans les théories des enquêteurs. Mais c’est une prudence sémantique. La cible, dit-il, « était l’un ou l’autre, ou aucun des deux ». S’il n’y a aucune preuve pour « l’un » ou pour « l’autre » – et il n’y en a pas –, alors il ne reste qu’ « aucun ». Demeure donc l’hypothèse d’un désaxé solitaire. Un sociopathe qui, pour une raison connue seulement de lui ou elle, a tiré 21 balles sur cinq étrangers. Cela en ferait le plus extraordinaire des crimes, la plus incroyable des légendes pour feux de camp et des histoires de fantômes. Car qu’est-ce d’autre qu’un monstre tapi dans la forêt ?
Ce qui a semblé si évident, l’attaque déterminée mais bâclée d’un étranger impliqué dans quelque sinistre affaire, s’est dissout dans quelque chose de terriblement confus, un tireur fou qui, par hasard, massacre des gens pris aléatoirement avec la précision tactique d’un assassin…
Le légionnaire
Les enquêteurs ont croisé les dossiers militaires avec ceux des hôpitaux psychiatriques. Ils n’ont trouvé aucun patient échappé, aucun qui ait été libéré récemment avec des tendances homicides et faisant montre d’une grande adresse au tir. Mais en avril 2014, alors qu’ils travaillaient sur une longue liste des personnes que Claire Schutz se souvenait avoir connues, les enquêteurs ont convoqué un ancien soldat pour un entretien de routine. Son nom était Patrice Menegaldo, il avait 50 ans et vivait à Ugine. Il avait été parachutiste dans la légion étrangère. Les légionnaires ne sont pas, par nature ou par entraînement, des hommes fragiles. Patrice Menegaldo a été interrogé pendant une heure puis renvoyé chez lui.
Deux mois plus tard, il se tirait lui-même une balle dans la tête. « Il a laissé derrière lui une lettre disant : “Je ne peux supporter d’être suspecté d’un meurtre” », raconte Eric Maillaud. Il hausse un sourcil : « Cela ne semble pas très crédible. Cela n’a aucun sens qu’un légionnaire se suicide après avoir passé une heure dans un poste de police. » Non, cela ne semble pas crédible du tout. Surtout que Patrice Menegaldo était interrogé au titre de témoin secondaire. Personne ne le considérait comme suspect dans cette affaire. À l’exception, peut-être, de Patrice Menegaldo lui-même.
Pourquoi aurait-il laissé une lettre de suicide de sept pages dont Eric Maillaud ne veut pas révéler les détails ?
Mais pourquoi se serait-il senti suspect ? Les enquêteurs ne l’accusaient pas. Il n’a jamais été placé en détention. Il n’y avait pas de preuve le reliant au crime ou à quelqu’un d’impliqué, à part le fait que Claire se souvenait l’avoir connu. Mais il l’a fait. C’est Patrice Menegaldo qui se trouvait dans les bois avec le pistolet. Voilà ce que nous sommes supposés croire, ou ce que nous sommes supposés vouloir croire : « Il correspond au profil du tueur fou », dit Eric Maillaud. Il est alors facile de conclure à un déséquilibré conduit au suicide par le poids accablant de sa culpabilité. Il ne pouvait plus nier désormais, n’est-ce pas ? Mais pourquoi attendre deux mois après son interrogatoire pour se faire sauter la cervelle ? Et 21 mois après qu’il aurait essayé de battre à mort une petite fille ?
Et puis, il y a ceci : pourquoi aurait-il laissé une lettre de suicide de sept pages dont Eric Maillaud ne veut pas révéler les détails ? Peut-être qu’il s’agissait juste d’un vieux soldat déprimé par sept pages de raisons. Il n’y a toujours aucun élément tangible ou même digne de spéculation qui place Patrice Menegaldo sur cette montagne, à ce moment-là.
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Eric Maillaud n’était donc pas plus avancé pour le troisième anniversaire de la tuerie de Chevaline qu’il ne l’était lors du deuxième ou du premier. Peut-être est-il vraiment en présence du crime parfait. Il considère cette hypothèse. Le soleil de l’après-midi nous réchauffe à travers les vitres de son bureau, scintille sur le lac, sculpte les ombres sur la montagne. Annecy est magnifique au début du printemps. « Je n’aime pas les crimes parfaits », dit-il après un moment. Reste une dernière perspective. Elle est apparue en juillet 2014, au moment où les reporters préparaient leurs articles sur le deuxième anniversaire d’un quadruple homicide irrésolu. Elle n’a pas attiré beaucoup l’attention au-delà d’un jour ou deux, et peut-être ne méritait-elle pas davantage. En tout cas, la voici :
Sept heures après les meurtres perpétrés dans les Alpes, un homme nommé James Thompson a dit à un ami qu’il se sentait nauséeux. Il a demandé de l’aspirine, a quitté son magasin d’antiquités de Natchez, dans l’État du Mississipi, et a sauté dans son pick-up. James Thompson était un ancien flic et ouvrier sur les champs de pétrole.
Il était également divorcé, à l’amiable, d’une dentiste irakienne qu’il avait épousée en 1999, apparemment pour lui rendre service. Ils se sont séparés quelques mois plus tard. Elle a déménagé en Angleterre, où elle a rencontré un ingénieur nommé Saad al-Hilli. Ils se sont faits la cour pendant trois mois, se sont mariés et ont eu deux petites filles, qui étaient désormais âgées de sept et quatre ans. Elles passaient leurs vacances dans une caravane blanche Bürstner tirée par la BMW bordeaux de Saad.
La dernière fois, c’était le long des rivages d’un lac clair et froid, dans une montagne de l’est de la France. Iqbal al-Hilli n’avait jamais révélé son premier mariage. Même Zaid ne savait pas, jusqu’à ce que les enquêteurs français le lui annoncent : « Elle semblait être la femme parfaite », dit Eric Maillaud, « et voilà qu’elle avait épousé un Américain. Des gens démolissent des familles pour moins que ça. »
James Thompson s’est engagé dans la rue. Son pick-up a dévié sur la droite et ralenti avant de s’immobiliser sur la route. Il avait son pied sur le frein et le reste du corps effondré sur le volant. Mort. Il était en surpoids, sa tension était élevée et il fumait le cigare. Il venait d’avoir soixante ans. Que James Thompson ait fait un infarctus n’était pas surprenant. Qu’il en ait subi un sept heures après que son ex-femme cachée ait été tuée de deux balles dans la tête au cours d’un crime irrésolu, sans mobile et sans suspect, est très certainement une coïncidence. Du moins pour autant qu’on sache, et on n’en sait pas davantage.
Traduit de l’anglais par Pierre Sorgue d’après l’article « How To Get Away With (the Perfect) Murder », paru dans GQ. Couverture : Vue du lac d’Annecy et des Alpes.