Le procès
Une voix nasillarde chatouille la nuque d’Arthur Morgan. « Quel beau jeune homme », entend-il derrière lui, alors qu’il pêche au bord d’une rivière proche d’Horseshoe Overlook, dans la région de Heartland. « Qui êtes vous ? » se renfrogne-t-il à l’ombre de son chapeau de cow-boy noir. Après l’avoir identifié comme « l’homme de confiance de Van der Linde », les deux hommes qui viennent de descendre de cheval se présentent. « Agent Milton et agent Ross », dévoile le premier. « Nous sommes de l’agence de détectives privés Pinkerton, détachée par le gouvernement américain. »
À cet instant, la réalité fait une incursion remarquée dans le territoire imaginaire de Red Dead Redemption 2. Quoi qu’inspiré du XIXe siècle américain, le scénario du jeu vidéo met en scène des personnages fictifs dans un cadre tout aussi imaginaire. Andrew Milton et Edgar Ross n’ont pas plus existé qu’Arthur Morgan ; la Pinkerton si. Le 13 décembre 2019, deux mois et 17 millions de copies vendues après la sortie de ce deuxième opus, cette agence de détectives aujourd’hui membre du groupe Securitas AB a envoyé une mise en demeure à l’éditeur Rockstar – et à sa maison-mère Take-Two – réclamant de ne pas être associée au jeu. Une plainte a finalement été déposée.
La Pinkerton craint que le public ne confonde le comportement d’Andrew Milton et d’Edgar Ross avec ceux de ses véritables agents. « Voici mon offre, monsieur Morgan », avance Milton dans la scène qui se déroule sur la rive d’Horseshoe Overlook. « Amenez-nous Van der Linde et vous avez ma parole que vous ne finirez pas au bout d’une corde. » Face à ces menaces, le hors-la-loi clame son innocence. « Vous aimez être le jouet d’un homme riche, n’est-ce pas ? » proteste-t-il en référence à l’homme d’affaires qui a engagé les agents. « J’aime la société, avec tous ses défauts… » crache Andrew Milton. « Pendant que les types comme vous vénérez la sauvagerie. Et vous mourrez sauvagement, tous autant que vous êtes ! »
Pour Rockstar, cette action en justice vise surtout à récupérer une partie des bénéfices colossaux engendrés par Red Dead Redemption 2 – 725 millions de dollars avaient été engrangés trois jours après sa sortie. Sur les 106 missions principales proposées, composant une histoire de 60 heures, les personnages de la Pinkerton n’apparaissent que dans dix, rétorque le créateur du jeu. Il sont d’ailleurs cités fréquemment dans des œuvres de fiction sans que cela ne se termine devant un tribunal. Car l’agence a joué un rôle si important dans l’histoire de la justice américaine, juge Rockstar, qu’elle ne peut empêcher l’utilisation de son nom par d’autres sous peine d’oblitérer les faits.
Il faut pourtant reconnaître que l’histoire de la bande de Dutch tentant d’échapper à la Pinkerton imaginaire ressemble furieusement à une traque de la véritable Pinkerton ; celle de la bande d’un certain Butch.
La Horde sauvage
Au milieu du désert, la locomotive d’un train crache une fumée noire autour de laquelle s’enroulent des billets de banque. Leur vol désordonné arrache un rire sonore à Butch Cassidy. Ce célèbre braqueur du XIXe siècle est joué par Robert Redford dans le film de 1969 qui raconte sa vie. Alors que sa bande est occupée à ramasser les liasses avec un large sourire, un autre train approche. La circonspection gagne. Soudain, les portes d’un wagon s’ouvrent sur une demi-douzaine de cavaliers. « Quoi qu’ils vendent, je n’en veux pas ! » peste un comparse de Butch avant de prendre la fuite.
L’historien américain Beau Riffenburgh est au lycée lorsqu’il voit cette scène pour la première fois. « Qui sont ces types à cheval ? » se demande-t-il. L’adolescent cherche la réponse dans les rares livres qui parlent de la Horde sauvage – The Wild Bunch –, le gang mené par Butch Cassidy. Dans Desperate Men, ouvrage de l’historien James D. Horan paru en 1951, il découvre que, contrairement à ce que raconte le film, ce n’est pas l’Union Pacific qui pourchassait en vérité les malfrats, mais un enquêteur « craint par les bandits de l’après-guerre de Sécession en raison de sa réputation de détective obstiné, entouré d’hommes de confiance ». Cet homme, c’est le super-intendant du bureau de la Pinkerton à Denver, James McParland.
Par un heureux hasard, Riffenburgh croit le reconnaître dans le long-métrage The Molly Maguires, qui l’intéressait initialement pour la présence de Sean Connery. Ce détective qui démantèle une société secrète de bandits n’est-il pas le même que celui qui traque la Horde sauvage ? Quelques années plus tard, Riffenburgh recroise McParland au cours de ses recherches universitaires sur le Far West. Ce dernier dirige l’instruction d’un procès de 1907 au cours duquel plusieurs directeurs de syndicats sont accusés du meurtre du gouverneur de l’Idaho. Riffenburgh a la vague impression d’être talonné par le détective. Mais sa figure demeure nimbée de mystère. Elle flotte comme une ombre chinoise dans des archives éparses, sans que ses contours apparaissent clairement.
D’ailleurs, le livre Lament for the Molly Maguires qui inspire le film avec Sean Connery n’est qu’un « mélange trompeur de spéculations, de dialogues inventés, d’interviews et de faits documentés, non documentés ou mal documentés », juge l’historien Kevin Kenny. Par chance, quand Riffenburgh commence à dépoussiérer cette histoire, la librairie du Congrès vient d’ouvrir les archives Pinkerton, fermées aux chercheurs durant 80 ans. Sauf que peu de choses, dans ce fatras, concernent McParland et son bureau de Denver. Il lui faut donc en passer par la Californie, le Texas, le Canada, la Grande-Bretagne, l’Irlande et la Nouvelle-Zélande, entre autres. Peu à peu, Riffenburgh s’imprègne de l’atmosphère terne de l’époque.
L’historien s’arrête d’abord en Pennsylvanie, où sévissait la société secrète de bandits des Molly Maguires. Dans les années 1870, la vie y est grise comme l’anthracite. À peine sortie des mines d’où cette roche est extraite, les habitants doivent affronter un climat de violence permanente. « Ils arrivaient au bar avec des couteaux, des revolvers et une haine indécrottable pour les étrangers », narre Riffenburgh. En clair, les brigands comme les hommes censés faire respecter la loi ont la gâchette facile. McParland n’est pas d’ici. Ses premières traces se trouvent du côté de Drumachee, dans l’Ulster, une province du nord de l’Irlande.
Un mystère, de ceux qu’il aimera plus tard élucider, entoure la venue au monde de McParland. Aucune date de naissance n’a été enregistrée. Lui-même la fixe alternativement à 1844 et 1839 en admettant ignorer la vérité. Sa tombe donne le 22 mars 1844. Seulement, à en croire le registre de l’église St James de Mullaghbrack, il a été baptisé le 6 avril 1845. Sa famille aurait-elle attendu un an avant ce sacrement, à une période où la foi est centrale et la mortalité infantile galopante ? Cette année-là, la mort se fraye justement un chemin dans les campagnes irlandaises sous la forme d’un champignon venu d’Amérique. Le mildiou ravage les cultures de pommes de terre en 1845, dont dépend un tiers de la population. La famine fait près d’un million de victimes et entre deux et trois millions d’Irlandais fuient leur pays.
Sur les terres du comte de Charlemont, le couple de fermiers Eneas et Mary McParlan a plus de chance. Ces catholiques évoluant dans un milieu majoritairement protestant peuvent nourrir leurs huit garçons et quatre filles. Le jeune James n’en a pas moins des envies d’ailleurs. En octobre 1863, il prend le train pour Belfast, d’où un ferry l’emmène à Whitehaven, en Angleterre. De là, il se rend à Gateshead, sur la rive sud de la Tyne. Son premier travail dans une usine de savon n’est « pas très plaisant » et ceux qui suivent ne l’intéressent guère plus. Alors en 1866, James retourne chez lui.
Rongé par l’ennui et séduit par les échos américains qui courent dans toute l’Irlande, le jeune homme économise ce qu’il gagne dans un entrepôt de Belfast géré par William Kirk and Sons pour traverser l’Atlantique. Il embarque en juin 1867. À son arrivée à New York, le 8 juillet 1867, le nom de James McParland est enregistré au lieu de McParlan. Un de ses anciens employeurs, William Kirk and Sons, lui permet de gagner 25 dollars par mois. Mais l’immigré ne tient pas en place : il passe par Medina puis Buffalo et arrive enfin à Chicago en 1867.
Insatisfait par les petits emplois qu’il exerce, McParland pousse la porte d’une agence de détectives nouvellement fondée en 1868, W.S. Beaubien and Company. Il y mène des enquêtes pendant deux ans avant d’ouvrir une boutique de spiritueux. Ce magasin est dévasté le 8 octobre 1871 par le grand incendie de Chicago. Au printemps suivant, désireux de retourner à l’investigation, McParland tape à la porte de la Pinkerton. L’homme qui le reçoit s’appelle Allan Pinkerton.
Nous ne dormons jamais
Né en 1819 dans les Gorbals, un bidonville de Glasgow, Allan Pinkerton a 12 ans quand la mort de son père le pousse à quitter l’école. Comme McParland, il prend la route à 19 ans, construisant des tonneaux là où on l’accepte. Dépité, il ne regagne Glasgow que pour s’engager sur le chemin du chartisme, ce mouvement qui convertit la colère ouvrière en revendications politiques. C’est la répression policière qui l’aurait poussé à l’exil. En mai 1842, après avoir été dépouillés en route, Pinkerton et sa fiancée atteignent Montréal. À l’invitation d’amis écossais, ils franchissent le lac Michigan et rallient Dundee, au nord-ouest de Chicago.
Un jour qu’il coupe du bois sur une île proche de la rivière Fox, Pinkerton tombe sur des faux-monnayeurs. Nous sommes en 1846 ou 1847. Après avoir aidé le shérif à les arrêter, l’Écossais devient une petite célébrité. Deux marchands lui demandent de les aider à repérer les devises contrefaites. Aussi, Pinkerton arrête-t-il un célèbre escroc, John Craig. Il s’en arroge tout bonnement le droit, le système policier américain étant encore balbutiant, pour ne pas dire anarchique. « Quand un crime était commis, les citoyens étaient supposés s’armer eux-mêmes et pourchasser le suspect », explique Beau Riffenburgh. L’enquête leur revient également.
Nommé shérif adjoint du comté de Cook, à Chicago, l’Écossais fonde la Pinkerton and Company en 1850 ou 1852, selon ses différentes déclarations. Au départ, il se charge personnellement de la plupart des affaires. Certaines lui sont directement confiées par le gouvernement d’Illinois. En 1854, Pinkerton passe les menottes à un homme qui cherchait à faire dérailler les trains de la Michigan Southern and Northern Indiana Road. Sur quoi, en février 1855, six compagnies de chemin de fer signent un contrat avec son entreprise, désormais chargée de protéger les passagers des vols. En 1861, après avoir engagé la première femme détective américaine, Kate Warne, la Pinkerton protège même le nouveau président Abraham Lincoln en déjouant une tentative d’assassinat.
Après la guerre de Sécession, en 1865, l’organisation ouvre un bureau à New York et un autre à Philadelphie. Elle se donne pour slogan « Nous ne dormons jamais », ainsi qu’un ensemble de principes selon lesquels « le détective est un officier de justice qui doit être pur et sans reproche ». Il ne doit pas enquêter sur des personnages publics, ni pour le compte d’un parti politique. Les questions de mœurs ou d’adultère ne relèvent pas de sa compétence. Loin de déranger les affaires de la Pinkerton, la création du Département de la justice, en 1871, les développe : le gouvernement décide de recourir à ses services. C’est l’incendie de Chicago qui mine plus tard l’entreprise. Mais alors que sa situation financière est critique, les Molly Maguires lui donnent du travail.
Alerté sur des crimes commis dans la région minière de Schuylkill, en Pennsylvanie, Allan Pinkerton charge un nouvel employé, James McParland, d’enquêter sur les Molly Maguires en 1873. Cette société secrète, indique le rapport de sept pages rendu le 10 octobre, est née en Irlande. Quand la famine dévastait le pays, ses membres « prenaient à ceux qui avaient en abondance pour donner aux pauvres qui mouraient de faim par centaines ». Cette posture de Robin des Bois a toutefois vite pris une tournure violente, les Molly Maguires n’hésitant pas à tuer les propriétaires ou les opposants politiques. Pour fuir la répression du gouvernement, ils ont alors mis les voiles. Désormais, McParland doit aller sur le terrain pour vérifier leurs méfaits aux États-Unis.
Sous le nom de James McKenna, le détective se présente aux Molly Maguires comme un travailleur itinérant au passé criminel. Alors qu’il infiltre la société secrète, une tragédie s’abat sur la Pinkerton. L’agent Joseph Whicher est découvert et abattu dans le Michigan, après avoir été torturé par la bande de Jesse James qu’il devait démanteler. Excédé, Pinkerton aurait déclaré que le jour où il croiserait le criminel, braqueur de train depuis 1866 et partisan des Confédérés, l’un des deux au moins devrait mourir. Une nuit de janvier 1875, des membres de l’agence rendent visite en représailles à la mère de Jesse James, Zerelda Samuel, dans sa ferme du Missouri.
La vieille femme résiste. Dans la bataille, une lanterne tombe au sol, qui provoque une explosion. Zerelda Samuel perd son bras droit et son fils de huit ans, Archie. Non seulement la Pinkerton n’arrive pas à mettre la main sur Jesse James, mais le décès de l’enfant écorne son image. Un an plus tard, le travail de McParland paye : plusieurs dizaines de Molly Maguires sont arrêtés. Tandis que certains saluent l’agence, d’autres jugent qu’elle prend le parti des barons aisés contre les pauvres travailleurs immigrés. « Vous aimez être le jouet d’un homme riche », aurait dit Arthur Morgan s’il avait existé.
Derrière la légende
En 1882, malgré la rançon de 5 000 dollars promise pour sa capture, Jesse James court toujours. Après le petit-déjeuner, ce fils de pasteur reçoit un jeune homme nommé Robert Ford et son frère Charley dans la maison qu’il loue à St. Joseph, dans le Missouri. Une fois les chevaux nourris, Jesse James et Charley Ford reviennent sur le perron. Craignant d’être vu par les voisins, le premier se déleste de ses revolvers. Robert et Charley attendaient ce moment depuis longtemps : ils en profitent pour mettre une balle dans la tête du célèbre gangster. Lequel tombe sous le canon d’autres hors-la-loi. Allan Pinkerton meurt deux ans plus tard de la gangrène.
Ses fils Robert et William prennent alors les commandes de l’agence. En 1899, ils sont rejoints par E.H. Harriman, le président de la compagnie de chemin de fer Union Pacific, dont un train vient d’être attaqué à Wilcox, dans le Wyoming. Le responsable est un certain Butch Cassidy, que le Washington Post décrit alors comme « le patron des bandits de l’Ouest ». Dorénavant, les agents gênent constamment la Horde sauvage. « Ils sont toujours à mes trousses ; c’est pourquoi je dois toujours bouger », souffle Cassidy, dont les paroles trouvent écho dans la bouche du personnage de Dutch van der Linde. Le 20 février 1901, avec quelques acolytes, il prend donc un train pour l’Argentine, où le détective Frank Dimaio suit sa trace.
Quatre ans plus tard, le petit groupe américain braque une banque dans la province de Santa Cruz. Il récidive en 1907. Son ranch vendu, Cassidy passe en Bolivie, où des soldats l’auraient abattu alors qu’il tentait d’extorquer une mine. Selon certaines rumeurs, l’homme aurait survécu. Quoi qu’il en soit, lui aussi a échappé à la Pinkerton.
L’agence, qui se targue d’avoir traqué les frères Dalton, n’a de fait joué aucun rôle dans la mort de ces anciens membres des forces de l’ordre reconvertis dans le crime. Mais elle en récupère opportunément les lauriers. « Il ne fait aucun doute », confesse le détective C.H. Eppelsheimer, « que les Dalton sont innocents de beaucoup de crimes qui leurs ont été attribués. Comme pour la bande de Jesse James. Chaque vol ou crime commis à l’endroit où ils se trouvaient leur était imputé sans que soit questionnée leur connaissance de l’événement. » De la même manière, le flou bénéficie à la Pinkerton.
Au cours du XXe siècle, ses affaires prospèrent sur cette légende. En 1960, la Pinkerton, dont la siège est dorénavant à New York, compte 60 agences. Ses employés sont au nombre de 37 000 en 1975. Cela dit, « la plupart portent l’uniforme et opèrent dans la surveillance des bâtiments ou la gestion de foules », note le New York Times. « Ils sont peu à être détectives. » En 1999, l’agence est rachetée par le géant de la sécurité Securitas AB. Elle déménage en 2014 à Ann Arbor, dans le Michigan, où sa mission principale est « la gestion de risque pour les entreprises ».
Quoique les agents de la Pinkerton trouvent encore le temps de traquer la bande de Rockstar.
Couverture : Allan Pinkerton sur son cheval.