Machine mimétique
Depuis la Plaça Espanya, dans le centre de Barcelone, Jay Springett contourne les colonnes de la Fira Montjuic pour pénétrer sur le site du Sónar. Après avoir foulé le gazon synthétique de l’entrée, il prend à droite vers la scène +D, où doit se tenir la deuxième conférence du festival. Ce mercredi 17 juillet 2019, le Britannique est venu dessiner les contours du futur Internet aux côtés de Xenia Ermoshina et Marta Peirano. Son projet ne se limite pas à la Toile mais il tient sur une feuille A4.
Avant de lâcher le micro, devant les arbres nantis d’oreilles roses du décor, le barbu déplie un morceau de papier. Springett va lire le poème « All Watched Over by Machines of Loving Grace », du romancier américain Richard Brautigan. « J’aime imaginer (et / le plus tôt sera le mieux !) », déclame-t-il, « un pré cybernétique / où les mammifères et les ordinateurs / vivent ensemble dans une harmonie / mutuellement programmée / comme l’eau pure / qui voisine avec le ciel dégagé. »
Deux jours plus tard et quelques étages plus haut, l’écrivain s’assoit à une table en bois pour mettre ses idées en prose. « Nous devons commencer à penser la forme qu’auront nos technologies dans une centaine d’années, car c’est le temps que met un arbre à se développer. Si vous voulez un capteur dans le paysage pour étudier la santé des oiseaux, vous devez pouvoir vous projeter. » Or, avec un nouvel iPhone qui sort tous les 18 mois, l’innovation technologique manque pour lui d’une vraie vision de long terme.
Pour s’y projeter, Jay Springett veut embarquer le plus de monde possible dans son vaisseau solarpunk. Ce mouvement, dont le nom est né au Brésil en 2012 en référence à la geste cyberpunk des années 1980, met la science-fiction au service du combat contre le dérèglement climatique. « Elle a une influence sur la réalité », insiste-t-il. « Star Trek n’est par exemple pas étranger au développement du téléphone portable. »
Ce type d’œuvres « pousse les gens à réfléchir d’une autre manière qu’un rapport sur le changement climatique », abonde Shelley Streeby, professeure de littérature à l’université de San Diego et autrice du livre Imagining the Future of Climate Change: World-Making through Science-Fiction and Activism. « Ça aide non seulement les gens à sentir ce qui pourrait arriver mais aussi à vivre au présent. »
Alors qu’il s’apprête à définir le solarpunk, Jay Springett marque une pause. « Où est mon portefeuille ? » s’inquiète-t-il avant de rapidement mettre la main dessus. Le Britannique n’est pas dénué d’angoisse, y compris s’agissant de la planète, mais il la transforme en optimisme à travers la science-fiction : « C’est un mouvement qui investit l’art, la littérature, la mode et l’activisme qui cherche à répondre et à incarner la question : comment vivre durablement et équitablement dans le monde ? »
Cette « machine mimétique, qui engendre des idées à reproduire » s’insère au sein d’un genre plus habitué à l’apocalypse qu’aux lendemains qui chantent. Mais ses espoirs ne sont pas à confondre avec un utopisme béat. Dans son roman New York 2140, Kim Stanley Robinson imagine une Grosse Pomme inondée sous l’effet du réchauffement climatique, mais qui carbure désormais aux énergies renouvelables.
« Je préfère les auteurs qui parlent du combat dans un futur proche pour un monde meilleur que le mode utopique », indique Springett. Quand il a participé aux manifestations d’Extinction Rebellion, le consultant affirme d’ailleurs avoir retrouvé tous les éléments d’une bonne œuvre solarpunk. « Si vous n’en avez pas encore entendu parler, ce sera bientôt le cas », promet-il.
Une forêt cybernétique
Dans les allées de la Fira Montjuic ou à travers les rues de Barcelone, Jay Springett ne veille pas seulement sur son portefeuille. Il s’assure aussi à plusieurs reprises que son sac est bien rempli de boîtes de médicaments. À 17 ans, le Britannique a appris qu’il était atteint de la maladie de Crohn, une inflammation de l’intestin qui lui a fait voir la mort de près. Une fois sorti de l’hôpital, il devait prendre 16 comprimés par jour sans compter les anti-douleurs et les suppléments alimentaires. Si ce nombre a depuis baissé, « rester en vie a toujours été sur ma liste mentale des priorités », résume-t-il.
En 2011, au détour d’internet, il tombe sur des schémas mettant en évidence le rôle des infrastructures dans la vie de chacun. Sur ces Simple Critical Infrastructure Maps, on voit ce dont l’homme a besoin pour ne pas avoir trop chaud, trop froid, faim, soif, tomber malade ou se blesser. En évitant tout cela, il a de bonnes chances de pousser son dernier souffle à un âge avancé. Il lui faut donc, pour manger, être relié au réseau électrique et aux stations d’épuration d’eau. Jay Springett se met ainsi à penser à l’importance de ces structures.
Trop fan de science-fiction pour se souvenir d’une époque où il ne l’était pas encore, l’écrivain pense que cela l’a amené à voir la technologie comme le véritable moteur du changement. Au Royaume-Uni, les grands projets d’infrastructures lancés à la fin du XIXe siècle ont par exemple été déterminants. Leurs réseaux ont conditionné tout le reste. Alors Springett espère aujourd’hui redessiner le soubassement de nos sociétés pour forger un futur durable.
Un an après sa découverte des Simple Critical Infrastructure Maps, l’éditeur de science-fiction brésilien Editora Draco publie la somme Solarpunk: Histórias ecológicas e fantásticas em um mundo sustentável (« Solarpunk : histoires écologiques et fantastiques dans un monde durable »). Fasciné, l’auteur Adam Flynn relaie ces idées sur internet et organise des réunions à l’été 2012 dans l’objectif de populariser le concept. Il gagne une esthétique deux ans plus tard via tumblr, puis un manifeste en bonne et due forme.
« Notre futurisme n’est pas nihiliste comme le cyberpunk et évite les tendances quasi-réactionnaires du steampunk », écrit Flynn. « Il est axé sur l’ingénuité, la créativité, l’indépendance et la communauté. » Si pareil horizon demande un travail sur les infrastructures, il passe aussi par une série de changements plus simples telles que « la permaculture, la mode durable », cite Jay Springett. « Vous pouvez mettre toutes ces idées ensemble dans un monde solarpunk, vous projeter vers l’avant et tester vos hypothèse à travers la fiction. »
En janvier 2016, un article universitaire constate que « le changement climatique est devenu un thème dominant dans la littérature ». L’année suivante, des nouvelles du courant préféré de Jay Springett sont rassemblées dans Sunvault: Stories of Solarpunk and Eco-Speculation, ainsi que dans l’ouvrage australien Ecopunk!: Speculative Tales of Radical Futures. Le terme prend par conséquent du poids sur Google, où il est huit fois plus recherché au mois d’octobre 2017 que trois ans plus tôt.
Vu l’urgence climatique, il continue sans surprise de progresser, prônant à la fois la sobriété et l’innovation. « La réponse au changement climatique va accélérer car c’est une nécessité », juge Springett. C’est la suite du poème de Richard Brautigan qui le dit : « J’aime imaginer (maintenant par pitié !) / une forêt cybernétique / remplie de pins et d’électronique / où les cerfs passent paisiblement / devant des ordinateurs / comme si c’étaient des fleurs / aux pétales tournoyants. »
« J’aime imaginer (ça arrivera !) / une écologie cybernétique / où nous sommes libérés du travail / et retournés à la nature / retournés à notre condition animale / frères et sœurs / sous l’œil de machines aimantes. »
Couverture : Douglas Sanchez