« 100 ans va devenir le nouveau 60 ans », proclame Peter H. Diamandis dans un post LinkedIn du 11 octobre. « Les dernières études sur la longévité suggèrent qu’il n’y a aucune raison pour que les gens qui naissent aujourd’hui ne vivent pas jusqu’à au moins 120 ans… voire 150 et au-delà. »
C’est un vieux rêve de la Silicon Valley que ravive le fondateur d’XPRIZE et de la Singularity University : celui d’abolir la vieillesse et la mort, que ces génies de l’informatique voient comme un bug à réparer dans le code génétique.
Anti-âge
La porte brune du bureau de Joon Yun passe facilement inaperçue, entre un teinturier et un salon de coiffure au deuxième étage d’un immeuble du centre-ville de Palo Alto, Californie. À elle seule, l’adresse en dit long : le 475 University Avenue, au cœur d’un quartier particulier dans le monde des start-ups de la Silicon Valley. A quelques minutes à pied des sièges de PayPal, Facebook et Google. Étrangement, les ambitions de ces multinationales sont bien plus modestes que les idées sur lesquelles travaille Yun. J’ai été guidé ici par Sonia Arrison. Spécialiste de la Silicon Valley, elle a accepté de me faire découvrir un univers peuplé de riches utopistes qui partagent une même conviction : la révolution de l’espérance de vie est en marche. Nous nous rendons au bureau de Yun pour comprendre pourquoi et comment lui et ses partenaires influents prévoient de « guérir » le vieillissement. C’est à dire prolonger le temps que l’homme passe en bonne santé de plusieurs dizaines d’années. Peut-être de centaines.
Cet élégant médecin d’une quarantaine d’années est également un important gestionnaire financier de la Silicon Valley. Ce rêve ambitieux le poursuit depuis ses études sur les bancs d’Harvard. « Je fais le pari que le vieillissement est un code », m’explique-t-il, assis à l’autre extrémité d’une table de conférence lustrée. « Un code qu’il est possible de cracker et de pirater. L’approche actuelle de la santé repose sur un allègement de vos symptômes jusqu’à ce que la mort vous délivre. On soigne les maladies dues au vieillissement, mais on ne traite pas le processus qui en est responsable. La médecine fait du bon boulot pour que les gens vivent mieux et plus longtemps, mais le vieillissement reste pour le moment inéluctable. »
En 2014, Yun a créé la fondation Race Against Time (« Course contre le temps ») ainsi que le prix Palo Alto, qui prévoit une récompense d’un million de dollars pour l’équipe qui sera capable de ralentir le vieillissement et d’allonger l’espérance de vie d’un mammifère de 50 %. « Nous avons besoin de gens qui réalisent des progrès scientifiques sur le long-terme et d’autres qui font des paris plus risqués. Pour moi, il est impossible que la question du vieillissement reste indéfiniment sans réponse. » L’idée que la recherche scientifique s’emparera bientôt du phénomène est largement répandue dans la Silicon Valley. Le langage utilisé par Yun pour décrire son rêve, en particulier l’emploi du mot « guérir », hérisse le poil des chercheurs conventionnels du secteur. Pourtant, ils sont peu à se plaindre de l’intérêt des magnats de la Silicon Valley pour la médecine. Depuis plusieurs années, les organismes publics de santé tels que le National Institutes of Health (NIH) ne consacrent qu’une part symbolique de leur budget à la recherche sur le vieillissement. Ce sont clairement les financements privés, nourris par de grandes ambitions, qui galvanisent le secteur.
L’Ellison Medical Foundation a investi pas loin de 400 millions de dollars dans la recherche sur la longévité. Larry Ellison, le fondateur d’Oracle, a confié à son biographe que la mort le mettait « très en colère ». Peter Thiel, co-fondateur de PayPal et venture capitalist renommé, a quant à lui contribué au financement de la SENS Research Foundation, une organisation qui s’intéresse à la longévité, qu’il co-préside avec Aubrey de Grey. Ce gérontologue britannique soutient qu’un jour, nous serons capables de ralentir le vieillissement et d’augmenter l’espérance de vie humaine à l’infini. C’est encore Sonia Arrison, amie de longue date de Peter Thiel, qui est à l’origine de leur rencontre.
Calico
En 2013, les fondateurs de Google lancent Calico, la contraction de California Life Company, une entreprise consacrée à la recherche sur le vieillissement et les maladies connexes. Un an plus tard, Calico se rapproche de la société biopharmaceutique AbbVie, avec laquelle elle décide d’investir 1,5 milliards de dollars dans le développement de thérapies anti-vieillissement. « En s’appuyant sur une réflexion audacieuse à long terme sur la santé et les biotechnologies, je suis convaincu que nous pouvons améliorer des millions de vies », a déclaré Larry Page, co-fondateur de Google. Dans son bureau du Presidio, l’ancienne base militaire qui surplombe la baie de San Francisco, Lindy Fishburne explique que la quête d’éternité a tout son sens dans la Silicon Valley. C’est une des fidèles conseillères de Peter Thiel. « Notre culture de l’ingénierie nous pousse à construire petit à petit la solution. Car il doit bien y avoir une », dit-elle. « Cette culture s’accompagne d’un optimisme qu’on ne trouve que dans la Silicon Valley. »
L’objectif des titans de la Silicon Valley n’est pas de prolonger l’espérance de vie en combattant les cancers, les maladies cardiaques, Alzheimer et toutes les autres affections auxquelles la plupart d’entre nous succombent. Leur véritable ambition est d’utiliser la biologie moléculaire pour décoder les mécanismes qui se cachent derrière le vieillissement lui-même – le principal facteur de risque dans toutes les maladies citées – et ralentir sa course. Au cours des dernières années, les scientifiques ont fait d’indéniables progrès dans le décodage du métabolisme cellulaire, qui se dégrade avec l’âge. Les médias ont amplifié ce phénomène en faisant de leurs recherches la nouvelle fontaine de Jouvence. « Google peut-il en finir avec la mort ? » titrait le magazine Time en 2013.
Les vieux briscards de la recherche scientifique sur le vieillissement se crispent à l’évocation du fameux concept d’immortalité. À l’heure actuelle, même les études les plus avancées en matière de biologie moléculaire – y compris celles menées par les pointures recrutées par Google pour grossir les rangs de Calico – ne garantissent pas de déboucher sur un remède au vieillissement ; encore moins à la mort. Le battage médiatique autour de l’immortalité « a un impact négatif, car il donne l’impression que nous nous concentrons sur quelque chose d’infaisable », déclare Felipe Sierra, responsable du département biologie du vieillissement au sein du NIH.
Cette surmédiatisation occulte les études significatives des mécanismes du vieillissement. « L’aspect positif de la chose, c’est que les gens commencent à comprendre que notre objectif est d’améliorer la santé de tous et pas seulement celle des patients atteints d’une maladie spécifique. Il s’agit d’une approche plus holistique. » L’implication de la Silicon Valley et des investisseurs privés a un impact plus profond. Ils ont fait virer de bord la recherche toute entière, détournant son attention du traitement des affections qui surviennent avec l’âge au profit de l’étude des mécanismes qui sous-tendent le vieillissement lui-même. Certains scientifiques et chercheurs spécialisés voient l’entrée de ces capitaux comme une révolution, notamment d’un point de vue culturel. Selon eux, elle peut-être bénéfique.
Le stade dauer
Pendant des décennies, la recherche sur le vieillissement est restée un champ d’étude obscur et mal-aimé, entaché par des déclarations infondées et des pratiques bâclées.
Gary Ruvkun, spécialiste en biologie moléculaire et professeur de génétique à la faculté de médecine de Harvard, raconte que ses pérégrinations scientifiques l’ont fait s’intéresser au vieillissement dans les années 1990 : « Il valait mieux parler de nos recherches à voix basse si on ne voulait pas perdre notre boulot. Les gens ne respectaient pas notre travail », se souvient-il. « La recherche sur le vieillissement était considérée comme un champ de seconde zone. Elle n’avait aucune visibilité et aucune personnalité pour la défendre. » A l’époque, la vieillesse semblait être un problème insoluble. La plupart des scientifiques considéraient que la sélection naturelle ne tenait pas compte des mutations qui affectent l’homme une fois qu’il n’est plus en âge de procréer, ce qui implique une dégradation irréversible du corps et de l’esprit.
Les financements étaient compliqués à obtenir : les entreprises du secteur médical cherchaient une rentabilité à court terme et les organismes publics rechignaient à soutenir des projets théoriques. Les comités de révision du NIH « ont souvent une position conservatrice car leurs ressources sont limitées. Ils préfèrent financer des études qui sont sûres d’aboutir », explique David Sinclair. Sinclair est professeur de génétique à la faculté de médecine de Harvard et co-directeur du Centre Paul F. Glenn dédié à l’étude des mécanismes biologiques du vieillissement, une branche de la Glenn Foundation for Medical Research – un des plus gros bailleurs privés du secteur. « Mettre au point une molécule capable de ralentir le vieillissement paraissait insensé. »
Ces investissements n’auraient eu aucun impact sans des projets ambitieux à soutenir.
Le concours des investisseurs privés a permis de faire évoluer les mentalités. « Ils ont fait naître un intérêt durable pour ce secteur de recherche », affirme Ruvkun. Paul F. Glenn a fait fortune dans la finance et créé sa fondation en 1965, avant de faire pression sur le Congrès américain pour créer l’Institut national du vieillissement. Pendant ce temps, ses capitaux servaient à recruter des scientifiques de renom comme Seymour Benzer, pointure de la génétique diplômé de Cal Tech. Un des premiers grands noms à s’intéresser à la science du vieillissement. Pionnier de la recombinaison génétique, Benzer a réalisé des travaux sur la drosophile et fait de la génétique comportementale une branche de recherche à part entière.
L’implication d’Ellison en 1997 a constitué un véritable tournant. Elle a été motivée par sa relation avec Josh Lederberg, prix Nobel de médecine et pionnier de la biologie moléculaire. Lederberg voulait tout mettre en œuvre pour attirer l’attention sur le vieillissement. Il a recruté de grands chercheurs comme le spécialiste des neurosciences Eric Kandel, autre prix Nobel, et consacré une part significative des ressources de la fondation au financement de travaux de scientifiques déjà bien implantés dans d’autres domaines connexes. La fondation Ellison était « très à cheval sur l’aspect épistémologique de la science », raconte Ruvkun. « Ils tenaient à ce que la plupart de ceux qu’ils soutenaient soient reconnus dans leur spécialité. Cela permettait de redorer le blason de la recherche sur le vieillissement. C’était extrêmement futé de leur part. »
Ellison et Lederberg mettaient aussi l’accent sur des idées qui paraissaient trop en avance sur leur temps ou trop originales aux membres du NIH. La mission officielle de la fondation Ellison était de « soutenir la recherche fondamentale considérée trop risquée ou trop spéculative pour séduire les bailleurs conventionnels », puis de « se retirer » une fois les fonds versés. Ils finançaient souvent de jeunes scientifiques aux idées prometteuses.
« Sans cet argent, je ne serais sûrement pas à Harvard aujourd’hui », avoue Sinclair. « Il est difficile d’obtenir des subventions quand on est jeune. Grâce à la bourse Ellison, on a moins peur de se trouver sans rien en cas de passage à vide. » Mais ces investissements n’auraient aucun impact sans des projets ambitieux à soutenir. Dans les années 1990, des pionniers ont appliqué certains nouveaux outils de la biologie moléculaire et de la génétique à la science du vieillissement.
Deux découvertes phares ont électrisé le secteur et donné naissance à une nouvelle génération de chercheurs sur la longévité. Dans les laboratoires de Harvard, Gary Ruvkun étudiait les vers ronds pour décoder les fondements moléculaires du stade « dauer », la période au cours de laquelle les larves des vers suspendent leur activité, ralentissent leur métabolisme de manière significative et stockent plus de graisses. Le phénomène coïncidea avec une longévité très supérieure à la normale.
La mort de la vieillesse
Ruvkun a découvert en 1993 que la clé résidait en un ensemble de gènes régulés par une voie de signalisation similaire à celle de l’insuline chez l’être humain. Ces voies affectent directement le métabolisme et les dépenses énergétiques, qu’elles peuvent ralentir. Chez l’homme, l’insuline est le signal hormonal qui rappelle à nos cellules d’absorber le glucose pour le convertir en énergie, entraînant un grand nombre de processus cellulaires – notamment le taux de division cellulaire que beaucoup associent au vieillissement. À la même époque, la chercheuse en biologie moléculaire Cynthia Kenyon, de l’université de Californie à San Francisco (UCSF), a découvert qu’en provoquant une mutation du gène daf-2 chez les vers, elle était parvenue à doubler l’espérance de vie des animaux – de trois à six semaines.
Une autre mutation sur le gène dit daf16-m permettait d’annuler cet effet. Ces découvertes ont eu des répercutions significatives dans le secteur. Pas étonnant que Kenyon compte parmi les employés les plus célèbres de Calico : la société l’a débauchée en 2014 auprès de l’UCSF pour qu’elle devienne vice-présidente des recherches sur le vieillissement. Dans les années 1990, souligne Sierra, il était admis que près de 30 % de la longévité d’un individu s’expliquait par la génétique mais personne ne pensait alors qu’il était possible d’identifier des gènes spécifiques à l’origine d’un tel phénomène. « Ça a été une révélation à l’époque », explique Sierra.
La nouvelle a fait l’effet d’une bombe parce qu’elle impliquait qu’il serait possible de développer des médicaments capables d’augmenter la longévité sans cibler une maladie en particulier. Le processus du vieillissement lui-même allait pouvoir être déjoué.
Les chasseurs de gènes
La génétique du vieillissement n’avait soudain plus rien d’insaisissable, selon Sierra. Elle était contrôlable par tous ceux qui voudraient l’étudier. « Ça nous a permis d’étudier le vieillissement de façon plus mécanique. Nos travaux ont été acceptés dans le milieu scientifique car, justement, on s’intéressait aux mécanismes. » Une modification de la voie de signalisation de l’insuline peut permettre à une souris de vivre plus longtemps. Et certaines hypothèses séduisantes suggèrent que l’effet serait multiplié chez l’être humain. Des études menées sur une petite population de nains équatoriens – dont l’organisme produit de faibles quantités d’hormone de croissance (HCH), au facteur semblable à l’insuline (IGF) – ont révélé une absence de diabète et un nombre limité de cancers et d’AVC. Ruvkun souligne que les études réalisées sur les gènes de centenaires témoignent d’une « meilleure santé chez les personnes qui présentent des singularités génétiques au niveau de la voie de signalisation de l’insuline ».
Depuis, un petit groupe de chercheurs en biologie moléculaire a appliqué les méthodes plus avancées de la génétique moderne aux secteurs du vieillissement et de la longévité, révélant d’autres secrets. En créant des souches de levure de boulanger, de drosophiles et de vers afin de prolonger leur espérance de vie, et de travailler sur le processus inverse dans l’objectif de comparer les variances génétiques communes à ces souches, des chercheurs ont découvert des mutations affectant « la voie de signalisation TOR » (acronyme anglais de la rapamycine, protéine qui a conduit les chercheurs sur cette piste). Des pharmacologues ont démontré que la rapamycine, produite par les bactéries, ralentit considérablement la croissance de certains types de cellules placées à ses côtés dans une boîte de Pétri. Elle agit en « déviant » leur cible (la voie de signalisation TOR). C’est pourquoi les médecins l’utilisent pour l’immunosuppression des patients transplantés ainsi que dans le traitement de certaines formes de cancer.
En 2009, un consortium créé par l’Institut national du vieillissement a démontré que la rapamycine permettait de prolonger l’espérance de vie de souris dont l’âge équivaut à 60 ans chez l’homme de près de 9 à 14 %. La molécule semble aussi avoir des effets encourageants sur les maladies liées au vieillissement chez la souris, notamment sur le cancer ou la maladie d’Alzheimer. En 2014, Novartis, le géant de l’industrie pharmaceutique, a mené une étude sur des personnes âgées suivant un traitement à base de rapamycine. Étant donné que l’évolution des pathologies liées à l’âge est beaucoup plus lente chez l’homme que chez la souris, la société s’est intéressée à la réponse immunitaire, qui recule avec l’âge. Après le traitement, on a administré le vaccin contre la grippe aux sujets. Une fois la rapamycine éliminée de leur organisme, leur réponse immunitaire était redynamisée et stimulée de près de 20 %. Pour la première fois, on a démontré qu’un traitement à base de rapamycine pouvait ralentir le vieillissement chez l’être humain.
Matt Kaeberlein, biologiste spécialiste de la question du vieillissement à l’université de Washington et fondateur de l’Institut de recherche sur le vieillissement et la longévité, est actuellement en train de tester un traitement sur des chiens âgés. Il a été assailli de coups de fil et d’emails de propriétaires de chiens du monde entier désireux de faire participer leur compagnon en tant que cobaye.
D’autres scientifiques étudient pour leur part les « sénolytiques », ces petites molécules qui ciblent les cellules sénescentes et provoquent leur mort. Ces cellules ont atteint leur pleine maturité et cessent de se diviser. Exposées au stress, certaines cellules entrent dans cet état zombie dans lequel elles cessent de se diviser au lieu de simplement mourir. Judith Campisi est professeure à l’Institut Buck pour la recherche sur le vieillissement.
En 2008, elle a commencé à publier des articles présentant les effets de ces cellules. Les cellules sénescentes sécrètent des agents de signalisation moléculaires qui interpellent le système immunitaire. Le système libère alors des molécules nuisibles comme le peroxyde d’hydrogène qui permettent d’éliminer les intrus pathogènes. Elles sécrètent également des facteurs de croissance et d’autres molécules participant à la survie et à la régénérescence cellulaire à court terme en temps de crise. Mais Campisi et ses collègues ont démontré qu’elles présentent à long terme des effets négatifs en tout genre. « Le problème majeur, c’est que ces cellules sénescentes ne meurent pas », explique Judith. « Et de ce fait, nous les accumulons en vieillissant. Elles sont à l’origine d’une inflammation chronique qui s’accentue avec l’âge et qui est soit la cause, soit un élément aggravant de l’ensemble des pathologies sévères liées à l’âge – d’Alzheimer au cancer. »
Plusieurs années auparavant, Campisi et ses collaborateurs de la fondation Mayo Clinic avaient été approchés par des investisseurs du bureau de San Francisco d’ARCH Venture Partners, une société de capital risque qui a tout de suite soutenu Illumina, leader mondial dans la fabrication de séquenceurs de gènes. ARCH a convaincu les chercheurs de fonder une nouvelle entité appelée Unity Biotech, qui développe des sénolytiques visant à détruire les cellules sénescentes. Si ARCH Venture Partners n’avait pas témoigné d’un tel intérêt pour les travaux de Campisi et ses collègues, ils n’auraient sans doute pas cherché à commercialiser ces molécules. L’initiative a fait naître une émulation générale dans le domaine.
De grands chercheurs comme David Sinclair travaillent quant à eux sur des substances appelées sirtuines, une classe d’enzymes qui agissent comme des « agents de la circulation », mobilisant une horde de protéines afin de réparer et défendre les cellules. La plupart de ces traitements et de ces voies de signalisation ont en commun la particularité d’augmenter l’énergie que les cellules de l’organisme déploient pour la préservation, le recyclage et la résistance au stress. Quand notre corps ressent un manque de calories ou la présence d’une menace, l’objectif de nos cellules est de survivre, apparemment au détriment d’autres fonctions. Il semblerait que les spécialistes de la longévité actuels aient trouvé moyen de palier au problème.
La chasse aux remèdes biologiques n’est pas prête de s’arrêter. Si nous voulons augmenter l’espérance de vie de façon considérable, beaucoup s’accordent à dire que les idées les plus prometteuses vont émerger des études comparées en biologie de l’évolution – notamment de coquillages vivants depuis plus de 500 ans, de baleines boréales ou d’hommes très âgés. Qu’est-ce qui, dans leur génétique, leur permet de survivre à des congénères pourtant similaires du point de vue de la taille et du patrimoine génétique ?
Ces récentes avancées ont donné lieu à une excitation et un optimisme généralisés.
Chercheur en biologie moléculaire à Harvard, George Church est à l’initiative d’une de ces études et il défend leur potentiel avec ferveur. Il a repris une liste de 400 gènes identifiés comme potentiellement responsables de la longévité chez l’homme et l’a ramenée à 45. Aujourd’hui, il développe différentes techniques afin de cibler des combinaisons de ces gènes. « Notre but principal est d’inverser le processus du vieillissement », explique Church. « Nous savons qu’en bouleversant les règles, nous pouvons augmenter l’espérance de vie de deux ans et demi chez les rongeurs et de 200 ans chez les baleines boréales. »
Le séquençage des gènes, ajoute-il, est « presque 3 millions de fois moins coûteux qu’il y a dix ans. Cela nous permet de recourir à la biologie de synthèse et nous ne sommes plus restreints par les limites des êtres vivants. » Les travaux de Church sont financés en partie par l’Institut Wyss, fondé par l’entrepreneur suisse Hansjorg Wyss. Le scientifique reçoit également des fonds de la part de Google et de Peter Thiel.
Les immortalistes
Ces récentes avancées ont donné lieu à une excitation et un optimisme généralisés. Mais certains chercheurs craignent que l’engouement des médias n’obscurcisse la réalité de l’état de la recherche. Les commentaires qui irritent les chercheurs sont nombreux. « Je pense que la première personne qui vivra jusqu’à 1 000 ans a déjà 60 ans », a par exemple déclaré le scientifique anglais Aubrey de Grey. Matt Kaeberlein n’est pas d’accord, et De Grey n’est pas le seul à exagérer. Kaeberlein s’attriste qu’un éminent chercheur (qu’il refuse de nommer) a récemment déclaré dans les médias que nous pourrions « guérir » le vieillissement au cours de la prochaine décennie.
« Quand on cite un type qui affirme que nous allons guérir le vieillissement dans les sept ans à venir, je pense que n’importe qui d’un peu éduqué lit ça en se disant que ce sont des conneries », commente Kaeberlein. « Ça donne l’impression que notre champ de recherche demeure bourré de charlatans. » L’hyperbole, ajoute-t-il, « engendre une certaine dynamique dans le milieu. Les gens se mettent à faire des déclarations exagérées, complètement aberrantes. Ils essaient de décrocher des subventions. »
Le NIH reste réticent à adopter les mesures radicales et coûteuses que préconisent certains. Son directeur, Francis Collins, a publiquement déclaré qu’il pensait que la recherche sur le vieillissement n’était pas assez avancée pour justifier que l’on transfère des fonds alloués à d’autres secteurs de la recherche.
L’an dernier, la majorité des subventions publiques aux États-Unis ont été accordées à l’étude de maladies spécifiques. Sur les 32 milliards de dollars de budget du NIH, 1,6 milliards ont été accordés à l’Institut national du vieillissement dont 183 millions ont été directement versés au département consacré à l’étude des mécanismes du vieillissement. « Ils tiennent tous à garder leur argent et à se pencher sur le cas de maladies spécifiques », explique George M. Martin, un éminent biogérontologue de l’université de Washington. Il fait remarquer que la recherche sur les maladies liées à l’âge et les mécanismes du vieillissement « ne s’excluent pas mutuellement. Nous avons besoin des deux approches. »
Certains chercheurs qui étudient des maladies traditionnelles tentent de promouvoir la collaboration entre les agences, mais cela demeure compliqué. « Au NIH, on divise les parties du corps et les maladies de façon étrange », explique Julia H. Rowland, directrice du Bureau des survivants de l’Institut américain du cancer. « Mais le vieillissement n’est pas étranger à la maladie. Le cancer est essentiellement lié au vieillissement. C’est lié. » Au cœur de la lutte contre les maladies spécifiques, les chercheurs des différentes agences négligent encore la connexion à long terme entre les « maladies du vieillissement » et se focalisent sur des traitements capables de venir à bout du cancer, d’Alzheimer, du diabète ou des affections cardiaques. Cette tendance à éluder le facteur du vieillissement est si largement répandue qu’elle affecte les priorités de recherches, même lorsque cela paraît absurde.
Claudia Gravekamp, immunologiste de la faculté de médecine Albert Einstein de New York, a mis au point une méthode qui permet de modifier génétiquement la bactérie de la Listeria afin qu’elle contienne des agents anti-cancers. Une fois injectés au patient, ils traquent et détruisent les cellules cancéreuses. Gravekamp a découvert que ce moyen de diffusion était particulièrement efficace pour aider les personnes âgées à combattre le cancer. Les personnes âgées, explique-t-elle, ont épuisé leurs réserves de cellules T, dites « naïves » – en charge de reconnaître les nouveaux intrus auxquels le corps n’a pas encore été confronté. Une fois que les personnes âgées ont épuisé leurs réserves de cellules T, les traitements contre le cancer sont souvent inefficaces. En utilisant la Listeria, modifiée pour qu’elle transporte l’ADN du tétanos ou de la polio (contre lesquelles nous sommes presque tous immunisés), pour pénétrer les cellules cancéreuses, elle permet aux cellules T à mémoires de s’attaquer aux cellules cancéreuses. Les cellules T circulent dans le sang durant toute notre vie et peuvent être réactivées à tous les âges. « Nous l’avons testé sur des souris pour éliminer le cancer du sein et du pancréas. Les résultats ont été très concluants », dit-elle.
Malgré cela, Gravekamp n’a pas réussi à lever des fonds. « Le NCI préfère financer des traitements contre le cancer plutôt que contre le vieillissement, tandis que le NIA fait l’inverse », explique-t-elle. « J’ai eu beaucoup de difficultés à financer mon immunothérapie contre le cancer destinée aux personnes âgées à cause de ça. J’espère que les deux agences s’accorderont pour financer ce type de recherches à l’avenir. » Rowland dirige la recherche sur les effets à long terme de la vie après le cancer.
Elle a pris conscience de la nécessité de se concentrer sur le processus global du vieillissement. Elle a remarqué qu’un nombre croissant de travaux suggèrent que les traitements de certaines maladies chroniques peuvent accélérer le début des changements liés à l’âge. Les survivants de cancers infantiles traités avant l’âge de 14 ans sont nombreux à présenter un profil vulnérable aux maladies chroniques en entrant dans l’âge adulte – maladies cardiovasculaires, osseuses, AVC – qu’on rencontre généralement entre 50 et 70 ans. « Le Bureau des survivants du cancer a été mis en place parce que ces derniers se demandaient à quoi ressemblerait leur vie après la maladie », raconte Rowland. « Allonger l’espérance de vie ne suffit pas, nous devons aussi nous pencher sur la qualité de cette vie. » Arti Hurria, directrice du programme de recherche sur le cancer et le vieillissement au centre de recherche et de traitement City of Hope, partage son sentiment.
« Le but de la recherche n’est pas de trouver la clé de l’immortalité », dit-elle. « Je suis un médecin comme les autres, je parle avec des patients tous les jours et je ne suis pas sûre qu’ils veuillent devenir immortels. Aucun d’eux ne m’a jamais dit ça sérieusement. En règle générale, ils veulent simplement conserver leurs capacités cognitives pour profiter de ceux qu’ils aiment et de la vie. C’est tout ce que nos patients réclament. » « Ceci étant dit », ajoute Hurria, « je tire mon chapeau à quiconque nous aidera à comprendre les mécanismes du vieillissement, car si nous y parvenons, cela nous aidera à donner aux patients ce qu’ils recherchent : vivre longtemps et mieux. »
Dans les mois et les années à venir, les progrès scientifiques dans le domaine de l’eseront probablement nombreux. Dans le milieu, beaucoup espèrent que les investissements privés dans la rapamycine et les sénolytiques porteront leurs fruits au cours d’essais sur l’homme à grande échelle. Parallèlement, des signes montrent que les chercheurs des différentes agences du NIH font des efforts de coopération. En septembre 2011, le Dr Sierra du NIA a lancé le Groupe d’intérêt pour les gérosciences, une coalition de chercheurs du NIH qui se réunit régulièrement pour travailler ensemble. « Il y a beaucoup plus de discussions entre les instituts, c’est une très bonne chose pour les financements », dit Rowland. « La première étape, c’est d’y aller en douceur quand on sollicite des subventions pour montrer à ceux qui tiennent les cordons de la bourse que nous avons des choses à apprendre les uns des autres. Quand les budgets sont serrés, les gens sont parfois plus créatifs parce qu’ils doivent faire avec les moyens du bord. »
Mais la meilleure raison d’être optimiste pourrait être l’inexorable marche du vieillissement lui-même. « Je vais être très pragmatique, voilà ce que je pense », commence Rowland : « Les baby-boomers vont se ramasser un tsunami de cancers que nous ne sommes pas prêts à affronter. Et je suis prêt à parier que ceux qui en font partie vont mettre la main à la poche et donner de l’argent à la recherche sur le vieillissement, parce qu’ils voudront une solution avant d’en faire les frais. »
À San Francisco, lorsque j’ai demandé à Arrison et Fishburne pourquoi les magnats de la tech s’étaient lancés dans la quête d’un remède à la vieillesse, ils m’ont répondu sans hésiter. « Il suffit de regarder quel âge ils ont », dit Arrison. « Quand on a 18 ans, on ne se sent pas concerné », renchérit Fishburne. « Mais quand on réalise qu’on grimace involontairement à chaque fois qu’on s’assoit, on prend conscience de sa mortalité et on sent qu’on est sur le déclin. » Larry Ellison a 71 ans, Peter Thiel a 48 ans, Larry Page a 43 ans et Sergey Brin en a 42. Et au cas où ils finiraient par se désintéresser du sujet, pensez à cela : en 2024, Mark Zuckerberg aura 40 ans.
Traduit de l’anglais par Matthieu Gabanelle, Pauline Chardin et Audrey Previtali d’après l’article « The Immortality Hype », paru dans Nautilus. Couverture : Aubrey de Grey, l’immortaliste.
LE MILLIARDAIRE QUI VEUT QUE VOUS VIVIEZ PLUS LONGTEMPS
Pionnier du séquençage du génome humain, Craig Venter est passé dans l’ère de la biotechnologie. Ce qu’il veut : vous faire vivre mieux et plus longtemps.
I. Le nouveau monde
À l’aube de son 69e anniversaire, c’est d’un œil amusé que Craig Venter observe son double numérique se balancer d’un pied sur l’autre. Avec sa barbe blanche, son jeans et son t-shirt gris à col en V, l’avatar de Venter est la grande star d’une application pour iPad dont Scott Skellenger, responsable du service informatique, me fait la démonstration. L’archétype miniature de Venter peut même marcher, voire danser à la demande. Nous nous trouvons alors dans son imposant bureau de San Diego en compagnie de Heather, son épouse et agent de publicité. Avec humour, Venter m’explique qu’il voulait à l’origine pouvoir extraire le cœur de son avatar « à la manière aztèque », ou encore lui prélever le cerveau pour inspection… et introspection. Au lieu de cela, le mini-Venter qui gigote dans l’application est entouré d’options arrangées en un véritable système solaire : images en coupe du cerveau, connectivité et anatomie, artères intracrâniennes… J’étudie un scan de ses hanches et de sa colonne vertébrale puis inspecte l’intérieur de son crâne. Des couleurs mettent en avant les différentes sections de son cerveau et j’en distingue clairement les substances blanches et grises. « J’ai le cerveau d’un homme de 44 ans », me dit-il. Un autre tap sur l’écran et me voilà qui examine son génome – retraçant ses origines jusqu’au Royaume-Uni –, sa démarche et même ses empreintes de pieds, saisies pour la postérité par un sol intelligent. Craig Venter, le plus grand entrepreneur en biotechnologie de la planète, décomposé en format binaire.
Son dernier projet, Human Longevity, Inc., également appelé HLI, a pour mission de créer un avatar réaliste de chacun de ses clients – le premier groupe s’est vu baptiser « les voyageurs ». Il s’agit ensuite de leur offrir une interface personnalisée et conviviale qui leur permette de naviguer parmi les téraoctets de données médicales récoltées à propos de leurs gènes, de leurs corps et de leurs habilités. Grâce à HLI, Venter souhaite créer la plus grande base de données mondiale destinée à l’interprétation du code génétique, de manière à rendre les soins médicaux plus proactifs, préventifs et prédictifs. De telles données marquent le début d’un tournant décisif en médecine, tant au niveau du traitement que de la prévention. Pour Venter, cela ne fait aucun doute : nous sommes entrés dans l’ère numérique de la biologie, et il est le premier à embarquer dans cette aventure ultime vers la découverte de soi.