Décrété « immourable » par la constitution du Groland, le président Christophe Salengro est pourtant mouru le 30 mars dernier. « Notre phare s’est éteint », s’est alors désolé le journaliste grolandais Jules-Édouard Moustic. « Depuis ce matin, les Grolandais et les Grolandaises vivent dans le noir. » Son émission télévisée est ensuite revenue en images, et au son de la chanson « The Pretender », sur une présidence marquée par le vomi d’un autre journaliste grolandais, Michael Kael, l’annexion de la rue de Crimée, ou encore les écoutes de la NSA.
Christophe Salengro avait succédé à sa grand-mère, Mamie Quéquette, à la tête du Groland à l’âge de 11 ans, devenant ainsi le plus jeune président de l’histoire devant Emmanuel Micron. Il promettait à l’époque de propulser la Présipauté dans l’avenir et « d’effacer les traces de pneu du passé dans le slip de l’histoire ». Ses réformes ont notamment conduit à la création du premier transport en commun individuel, le tire-fesses tramway. Il a également lancé une compétition de saut à la perche en tenue d’Adam, et voyagé dans le monde entier.
Mais l’acteur qui l’incarnait n’a pas seulement été le visage, au nez proéminent et aux oreilles décollées, d’un pays fictif à l’origine de dix émissions télévisées, de plusieurs livres et d’un long-métrage. Il a aussi été sa raison d’être.
Salengroland
« Le Groland a été façonné à partir de Christophe Salengro », explique en effet l’humoriste Christian Borde, alias Jules-Édouard Moustic, créateur de la Présipauté avec Benoît Delépine, alias Miachel Kael. « J’avais vu en lui son côté gaulien, graphique, et on va dire pas si loin aujourd’hui de Jean Lassalle », racontait ce dernier en 2017. « Dans un monde qui va trop vite, on a au moins quelqu’un qui parlait calmement et avec hauteur. Le président Salengro représente non seulement le Groland, mais il est le Groland. Dès les premières secondes, il apparaît comme une forme de miracle à la fois politique, économique (…) dans cette dictature éclairée démocratique. » « Le Groland a même failli s’appeler le Salengroland », se rappelle Sylvain Fusée, qui réalise les sketchs écrits par le duo depuis le début de l’aventure, en 1989. « Mais cela faisait trop penser au politicien Roger Salengro, alors on a gardé Groland tout court. »
Le premier nom du Groland apparaît néanmoins dans son histoire fictive. Ce duché peuplé de barbares hirsutes s’affranchit de la domination des « austro-boches » en 1695. Puis, en 1707, au cours d’une fête traditionnelle appelée la Beuverie, le duc Platisphile Ier de Salengro, ivre, hurle sur son trône : « Euj fait qu’est-ce que je voul, car céans c’est Salengroland ! » L’assistance, ayant mal entendu, se met à chanter à l’unisson : « Vive le Groland ! » Envahi par la France, celui-ci ne retrouve son indépendance qu’en 1858, après le refus de Napoléon III de subventionner plus longtemps une province inculte et sans valeur stratégique. Il met en place son fameux régime de Présipauté, sa constitution et son système de suffrage uni-personnel lors d’une autre nuit de beuverie, du 13 au . « C’est ainsi que la fête nationale grolandaise naît, par une remarquable coïncidence, le 14 juillet. »
« L’idée c’était d’inventer un pays pour pouvoir parler de politique française sans jamais se censurer puisque qu’on ne parlerait pas de situations réelles », résume Sylvain Fusée. Mais il reste à convaincre une chaîne de télévision de lui consacrer une émission. L’équipe réunie par Jules-Édouard Moustic et Benoît Delépine réalise un pilote « sans argent, zéro centime ». « C’était le Conseil des ministres de ce pays imaginaire présidé par Christophe », précise Benoît Delépine dans le livre d’entretien De Groland au Grand soir. « Chaque ministre envoyait un sujet en rapport avec son ministère. » Et on y trouve déjà les influences des magazines satiriques Hara-Kiri et Fluide glacial, des dessinateurs Gotlib, René Goscinny et Gérard Lauzier, de la troupe d’humoristes Monty Python, ou encore du réalisateur et acteur Jean Yanne.
« Vous ne pouvez pas imaginer le silence de mort à TF1 », poursuit Benoît Delépine. « Ils ne savaient pas quoi dire. Un responsable a fini par sortir : “Je cherche quelle partie cela touche en moi…” » Alain De Greef, alors directeur des programmes de Canal +, lui, se marre. Mais il dit aux auteurs du Groland qu’ils sont « trop en avance sur leur temps », qu’il va leur falloir attendre quelques années avant de voir leur pays sur la chaîne. « Logique », estime Sylvain Fusée : « Les auteurs du Groland écrivaient déjà pour Les Guignols et pour Les Nuls, il ne voulait pas dépouiller les autres émissions. »
« C’était une manière polie de nous dire que c’était complètement nul en l’état ! » estime pour sa part Jules-Édouard Moustic. Quoi qu’il en soit, les Français ne découvrent les Grolandais qu’en 1992, avec un journal télévisé parodique de cinq minutes au sein de l’émission à sketchs Ce Soir avec les nouveaux.
Une formule qui fait mouche, et qui n’aura de cesse de se réinventer au fil des années.
Du vin, du hasch, et du vin
« Quand on a commencé, c’était la grande époque de CNN », témoigne Sylvain Fusée. « Du coup c’était marrant de faire du Groland, qui s’inspire en fait beaucoup d’Andorre et de Monaco, un petit pays pétant plus haut que son cul avec un grand journal d’information international ! Par la suite, l’émission a épousé les évolutions de la télévision. » À partir de 1999, l’actualité grolandaise se raconte dans un journal télévisé axé sur l’information locale, le 20h20, que Jules-Édouard Moustic annonce avec « du vin, du hasch, et du vin ». Puis, en 2001, « il y a Groland Sat, qui marque la multiplication des chaînes, et qui est un peu un ancêtre de ce que nous faisons aujourd’hui avec Groland le Zapoï. » Cette émission-là prend la forme d’un zapping, en hommage à l’émission du même nom de Canal + qui a été supprimée en 2016.
La même année, le producteur artistique des Guignols, Yves le Rolland, a été licencié par la chaîne. Tout le monde s’attendait à ce que l’équipe du Groland se trouve à son tour dans le viseur du nouvel actionnaire majoritaire, Vincent Bolloré. Qu’elle soit muselée, ou pire encore. « Il ne s’est rien passé », affirme Jules-Édouard Moustic.
« La seule différence c’est que maintenant on doit dire que l’alcool est dangereux pour la santé quand on fait trop picoler nos personnages, mais c’est la loi qui veut ça, ça n’a rien à voir avec la direction de Canal +. Eux, ils nous fichent une paix royale. Pourquoi ? Je n’en sais franchement rien. C’est un mystère. Parce que nous, on n’a pas changé. Le fond est toujours le même. Notre ligne est claire : être libre et critique, surtout envers l’ultra-capitalisme. En revanche, oui, sur la forme, on a beaucoup changé. On est passés par tellement de décors en plateau ! Il y en a un en particulier qui nous faisait pisser de rire. Je présentais le journal en bottes de caoutchouc, devant un rideau de douche et derrière une table de salle à manger, sur laquelle était posée l’ancêtre de l’ordinateur, le minitel. »
Mais si des caméras plus sophistiquées ont remplacé les petites V-8 des débuts, les équipes envoyées en reportage au Groland sont restées minimalistes. « La plupart du temps, on n’avait même pas de cadreurs », s’amuse Sylvain Fusée. « On y a eu recours uniquement pour les fausses bande-annonces et les fausses publicités. Autrement, le réalisateur cadre lui-même, en adoptant bien sûr le point de vue d’un journaliste reporter d’images. » Les acteurs principaux de ces reportages, les Grolandais et les Grolandaises, ont pu être recrutés par le biais de petites annonces, par le bouche à oreille, dans des maisons de retraite, ou encore dans des bars. Isabelle Doll, directrice des castings des émissions qui se sont succédé de 1999 à 2011, avait en effet pour habitude d’écumer les bars « à la recherche de physiques grolandais : des seniors au visage rosé, rubicond, un peu dodu ».
« En onze ans de travail pour Groland, j’en ai fait des demandes étonnantes », racontait-elle en 2010. « Mais je crois que c’est la première qui fut la plus difficile à faire : je devais demander à une dame âgée de tourner seins nus. La scène n’avait rien de pervers mais en le proposant à la dame âgée, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ma propre grand-mère, et c’était pas facile. Mais quand je lui ai raconté le scénario, cette personne a éclaté de rire, elle était vraiment partante. » Le plus difficile, en réalité, est de trouver des comédiens amateurs capables de garder leur naturel face à une caméra.
Pour s’en assurer, l’équipe du Groland leur fait dire des « phrases piège », telles que « À c’t’endroit là c’est pas facile à cause du mur après le fossé », ou « Vous savez, la vie elle est dure, le travail aussi, alors on se débrouille comme on peut ». Quant aux décors des tournages, ils se trouvent le plus souvent dans le Val d’Oise, d’où est originaire Sylvain Fusée. « Ce sont les petits villages des alentours de Roissy qui font toute la saveur du Groland », affirme-t-il.
Son « plus beau tournage » a néanmoins eu lieu en Guadeloupe, en mars 2009.
Un patriotisme apatride
Le département d’outre-mer est alors paralysé par un mouvement « contre la vie chère », le LKP. Sylvain Fusée et Christophe Salengro se proposent de rendre visite à son leader, Élie Domota. Celui-ci accepte une entrevue de bonne grâce. Et reçoit le président grolandais comme un véritable chef d’État. « Nous remercions le président du Groland de s’être déplacé pour nous apporter leur soutien », déclare-t-il. « Vive le LKP, et vive les Grolandais, et inversement », rétorque l’intéressé.
Dès sa descente d’avion, il avait été accueilli par les caméras du Réseau France Outre-mer, aujourd’hui baptisé La Première. Puis, comme le précisait à l’époque le service de presse de Canal +, il a pris part aux manifestations « afin de témoigner du soutien de la Présipauté Grolandaise » et participé « à la fête de la fraternité venue clore ces dernières semaines de lutte », où il a de nouveau été traité comme un véritable chef d’État.
« Ce jour-là, la réalité a vraiment dépassé la fiction », résume Sylvain Fusée avec émotion. « Christophe adorait être traité comme le président du Groland », renchérit Jules-Édouard Moustic. Lui n’a pas eu souvent l’occasion de participer aux tournages, et place pour sa part ses meilleurs souvenirs grolandais dans sa relation avec le public, qui a longtemps assisté aux enregistrements des émissions. « Il y avait beaucoup d’enfants sur le plateau, alors j’avais pris l’habitude de m’excuser de dire des gros mots comme “merde”, ou “bordel”, ou “Sarkozy” », plaisante-t-il. « Une fois, je leur ai dit que j’allais devoir me rincer la bouche avec du savon. Et à la fin de l’émission, il y a une petite fille absolument adorable, d’environ 7 ou 8 ans, qui vient me voir avec des yeux terribles et qui me balance : “Toi, tu vas en manger du savon. En morceaux.” »
Depuis le décès de Christophe Salengro le 30 mars dernier, l’humoriste et son équipe ont reçu « des milliers » de messages de condoléances et de soutien de la part « de gens aux noms, aux religions et aux vies très différentes ». « Avant on ne se rendait pas compte de l’impact que le Groland avait sur les gens, mais aujourd’hui c’est comme si on découvrait une France rêvée, belle et unie, qui n’a rien à voir avec celle, affreuse et divisée, que l’on veut bien nous montrer à la télévision », dit-il.
« On n’a pas seulement perdu notre président, on a aussi perdu un copain, un ami. »
Et de fait, comme le remarquait dès 2012 Hervé Aubron, critique et professeur de cinéma, « il existe en France des Grolandais à défaut de Groland, des fans qui n’hésitent pas à faire montre de solidarité et à donner des coups de main ». Ni même à demander un passeport grolandais, ou à afficher un autocollant GRD sur leur voiture. « C’est peut-être ça l’idée des maquisards grolandais. Inventer un chauvinisme pour rien, un patriotisme apatride, en garder le souffle dans la mauvaise haleine, et arpenter cette zone qui tout à la fois nous tient et nous libère. »
Las, les maquisards vont peut-être se trouver privés de maquis à la rentrée 2018. « Je pense que la direction de Canal + n’a aucune envie de nous laisser partir, mais nous, nous sommes pas sûrs de vouloir, ni de pouvoir, continuer sans Christophe Salengro », me confie en effet Jules-Édouard Moustic, qui anime par ailleurs une webradio, I Have A Dream. « Il faut que nous y réfléchissions, nous prendrons notre décision en juin. De toute façon, nous n’avons jamais su nous projeter dans l’avenir. C’est peut-être pour ça que les émissions ont si bien marché. Et pour l’instant nous faisons face à un tsunami émotionnel. » « On n’a pas seulement perdu notre président, on a aussi perdu un copain, un ami », souligne Sylvain Fusée. « C’était une personne exceptionnelle, qui a eu une carrière artistique remarquable. »
Une émission spéciale lui sera dédiée le samedi 14 avril prochain.
Couverture : Le Président Salengro. (Groland/Canal+)