Sur le seuil du Bureau ovale, au cœur de la Maison-Blanche, Bruno Le Maire hésite un peu. Devant lui, Donald Trump le bombarde de sourires au milieu d’ouvriers de la téléphonie, venus le voir en blouse orange pour parler 5G. « Viens Bruno, je suis avec les gilets jaunes ! » lance le président américain dans un éclat de rire ce 12 avril 2019. Arrivé à sa hauteur, le ministre de l’Économie français engage une conversation informelle scandée de blagues. Trump l’assure qu’il aime Macron. Tout va bien, jusqu’à ce que le projet de taxe Gafa (Google, Amazon, Facebook et Apple) en préparation à Paris soit mis sur la table. Le milliardaire se raidit. « Ne faites pas ça », prévient-il.
Le gouvernement français a pourtant toujours l’intention d’imposer les géants d’Internet. « Nous ne retirerons pas la taxe, c’est une certitude », affirme le secrétaire d’État au numérique Cédric O dans un entretien donné au Guardian le 12 janvier 2020. Paris s’expose ainsi à une augmentation de tarifs douaniers de 100 % sur des produits listés le 3 décembre dernier par l’administration américaine. Avec le champagne, le fromage, les sacs à main, le rouge à lèvre ou les ustensiles de cuisine, il y en aurait pour 2,4 milliards de dollars. « Nous pensons que les mesures de rétorsion ne sont bonnes ni pour les États-Unis, ni pour la France et qu’elles pourraient entraîner une réaction de l’Union européenne », complète O.
Le gouvernement français insiste malgré tout car il tient à neutraliser les stratégie d’évitement de l’impôt d’acteurs du numérique et à contrôler leur puissance. « Certaines plateformes sont devenues les piliers de notre économie et de notre démocratie », observe-t-il. « Elles ont acquis une position de monopole qui leur garantit un impact sans commune mesure avec ceux des autres entreprises, c’est pourquoi une régulation spécifique doit leur être appliquée. Une entreprise qui rassemble 1,4 milliard de citoyens sur ses réseaux sociaux ne peut pas être traitée comme les autres, avec les mêmes règles. Une entreprise qui possède le seul moteur de recherche ou la seule plateforme de messagerie ne peut pas avoir les mêmes règles que les autres. »
La réforme d’une législation issue de « l’ère industrielle » qu’il encourage devrait inclure des limites aux acquisitions opérées par les géants des technologies et un partage de certaines de leurs données. Une solution doit du reste être trouvée concernant les contenus haineux diffusés sur Internet. « Nous ne savons pas comment protéger nos citoyens en ligne comme nous le faisons dans la vraie vie », déplore O. Or, « si les gens pensent que nous ne pouvons les protéger, ils vont voter pour ceux qu’ils imaginent pouvoir le faire, à tort ou à raison. » Autrement dit, ils pourraient être amenés à favoriser des figures plus autoritaires. Le cadre esquissé par Cédric O enrage Donald Trump. Pour le président américain, il n’y a désormais plus guère de raison d’éviter le bras de fer avec Emmanuel Macron.
Même si Bruno Le Maire jugeait le 6 janvier 2020, sur France Inter, que « cette guerre commerciale n’est dans l’intérêt de personne », elle est bien sur le point d’éclater.
Le bras de fer
Sur le perron de la résidence de l’ambassadeur des États-Unis, à Bruxelles, Donald Trump offre sa paume à Emmanuel Macron. Arrivé avec une quinzaine de minutes de retard, le président français est encore à un bon mètre de distance. Il allonge alors la foulée, puis sa main, pour serrer celle du milliardaire. Après un bref échange, le jeune chef d’État se tourne vers Melania, le visage mangé par de longs cheveux blonds, à qui il s’ouvre plus longuement. Songe-t-il alors à cette différence de traitement ?
Comme s’il voulait corriger le tir, Macron étreint la main de Trump dès le retour des caméras. « C’est un grand honneur pour moi d’être avec le nouveau président français qui a mené une belle campagne et a eu une immense victoire », vient d’improviser son hôte. Un regard appuyé en guise de ponctuation, il a conclu : « Bravo, beau boulot. » Dressés sur leurs chaises comme des chats à l’affût, les deux hommes déplient leurs bras devant une table ronde aux rebords dentelés, sur laquelle repose un bouquet ridiculement petit par rapport aux drapeaux du décor. Leurs doigts se mêlent avec ténacité. Chacun serre les dents. La poignée de main ressemble à un bras de fer.
Depuis cette première rencontre, organisée en marge du sommet de l’Otan le 25 mai 2017, on ne peut pas dire que les tensions aient baissé. Alors que Macron regrettait la réticence américaine à traiter la crise climatique, Trump moquait en novembre 2018 sa « très faible cote de popularité ». Cette bataille d’ego menace aujourd’hui de virer à la guerre commerciale. Washington goûte mal le projet de loi français visant à instaurer un impôt de 3 % sur le chiffre d’affaires des grandes entreprises du numérique. Adoptée par le Parlement jeudi 11 juillet, cette taxe Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) « cible de manière inéquitable certaines entreprises technologiques américaines », accuse le représentant américain pour le commerce, Robert Lighthizer.
Mercredi 10 juillet, à la demande de Trump, une enquête « sur les effets de cette législation » a été ouverte afin « de déterminer si elle est discriminante ou déraisonnable et pèse sur le commerce des États-Unis ou le restreint ». Dès le 24 juin, les Sénateurs Chuck Grassley (républicain) et Ron Wyden (démocrate) avaient envoyé une lettre au secrétaire au Trésor, Steven Mnuchin, lui demandant de tout mettre en œuvre pour que la France se rétracte. À cet effet, ils suggèrent de doubler les impôts appliqués aux Français résidant sur leur sol, particuliers comme entreprises.
À la Maison-Blanche, Trump lorgne de son côté sur un levier qu’il actionne déjà contre la Chine. L’article 301 de la loi de 1974 sur le commerce lui permet d’imposer des droits de douanes aux pays peu conciliants avec les entreprises américaines. Début juillet, il a déjà annoncé sa volonté de l’appliquer à des variétés de fromages, de whiskies, de café, de fer et de cuivre originaires d’Europe ; à moins que Bruxelles accepte de ne plus subventionner Airbus. Depuis 2004, les États-Unis et l’UE s’accusent mutuellement d’accorder des aides publiques illégales à leurs géants de l’aéronautique.
Pour Patrick Messerlin, professeur d’économie à Sciences po, la taxe Gafa risque de sanctionner les Français à double titre : d’une part Google, Apple, Facebook, Amazon pourraient être tentés de récupérer le manque à gagner en augmentant leurs prix ; d’autre part les importations et les exportations deviendraient plus onéreuses. Si le gouvernement espère amasser 500 millions d’euros d’ici 2020, il ne pourra colmater l’évasion fiscale de ces géants en solitaire.
L’ire américaine serait plus large si les discussions des Vingt-Huit portant sur une taxe Gafa commune avaient abouti. À défaut, la France a échafaudé son projet seule. Seule, elle se retrouve dos à dos avec la première puissance mondiale. « La France est un État souverain, elle décide souverainement de ses dispositions fiscales, et elle continuera de décider souverainement de ses décisions fiscales », a rétorqué le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, jeudi 11 juillet, au Sénat. « Les Américains », a-t-il ajouté, « ont choisi la voie de l’article 301 et la voie de la menace, je ne pense pas que ce soit la bonne voie entre alliés. »
Mais pouvait-il en être autrement ? Depuis son arrivée au pouvoir, Donald Trump a posé un à un les jalons d’une confrontation commerciale que la taxe Gafa a des chances de faire exploser.
Terre aride
Sur la pelouse impeccablement tondue de la Maison-Blanche, Emmanuel Macron et Donald Trump jettent des pelletées de terre autour d’un arbre encore chétif. Cadeau du premier au second, ce chêne est planté en avril 2018, au moment du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale. Le symbole d’amitié n’atteindra pas l’été. Mis en quarantaine comme « tout organisme vivant importé aux États-Unis », dixit l’ambassadeur de l’époque, Gérard Araud, il est mort sans avoir revu le jour, a-t-on appris de la bouche du président français un an plus tard. « Ce n’est pas une tragédie », dédramatise-t-il. « Il ne faut pas voir des symboles là où il n’y en a pas. »
Donald Trump n’a pas la main verte et cela a malheureusement des conséquences autrement plus graves. Un mois après avoir planté le chêne, il annonce sa volonté de se retirer de l’accord de Paris sur le climat. « J’ai été élu pour représenter les citoyens de Pittsburgh, pas ceux de Paris », assène-t-il après avoir expliqué que Washington a pris la mauvaise habitude de « signer des accords qui désavantagent les États-Unis. » Ainsi de l’accord sur le nucléaire iranien, qu’il commence également à remettre en question. C’est une pierre dans le jardin d’Emmanuel Macron.
« La position américaine aujourd’hui est une position de puissance, de rapport de forces, de rivalité entre puissances et de déni de l’intérêt du multilatéralisme », déplore alors le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, en octobre 2017. « Ce qui est certain c’est que le rôle et le sens du multilatéralisme aujourd’hui sont remis en cause. » Patrick Messerlin est plus sévère : « Trump est un homme des années 1980, qui agit comme il le faisait dans l’immobilier. Ses collaborateurs, qui viennent aussi du passé, le poussent à prendre des mesures datées, comme l’imposition de droits de douane dans les secteurs de l’acier et de l’aluminium. »
Sa doctrine met toutefois du temps à se mettre en place. En 2017, les échanges de biens et de services entre les deux pays atteignent 139 milliards de dollars, soit une hausse de 16 % par rapport à l’année précédente. Mieux, le solde de ces transactions est proche de l’équilibre, la France disposant d’un léger excédent (6 milliards de dollars).
Au premier semestre 2018, le volume de biens monnayés continue de progresser de 11 %, comme du reste avec l’Allemagne et le Royaume-Uni (+18 %). Seulement, jeudi 31 mai, l’administration Trump annonce une taxe de 25 % sur l’acier européen et de 10 % sur l’aluminium. Même si le Vieux Continent n’a récolté que 6,4 milliards d’euros en 2017 grâce à ces deux matériaux, ses membres sont furieux. Pour le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, cette mesure de « protectionnisme, pur et simple », est d’autant plus « injustifiée » qu’elle est « contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce [OMC] ».
Du même avis, Emmanuel Macron promet de riposter « de manière ferme et proportionnée ». Il rappelle même, lors d’un discours à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), que les guerres commerciales « peuvent rapidement dégénérer en guerres tout court ». Dans ce contexte, Donald Trump et Jean-Claude Juncker « signent un armistice commercial, à la surprise générale » titre Le Monde le 26 juillet 2018. Le premier promet de ne pas fixer de taxe supplémentaire sur les automobiles européennes tandis que le second s’engage à encourager l’achat de gaz naturel et du soja américains.
Mais Trump a toujours la France dans le collimateur. « Elle rend les choses très difficiles pour vendre du vin américain en France et prélève de lourdes taxes douanières, alors que les États-Unis facilitent les choses aux vins français et n’ont que des tarifs douaniers bas », s’agace-t-il sur Twitter en novembre 2018. « Ce n’est pas juste, il faut que ça change ! » Le milliardaire s’en prend même directement à Macron qui, dit-il, « souffre d’une très faible cote de popularité en France, 26 %, et d’un taux de chômage de près de 10 % ». Il transpose même son slogan à l’Hexagone : « Make France Great Again ! »
Ennemis intimes
Dans la lumière pâle du Salon doré de l’Élysée, en ce soir du 3 juin 2019, Emmanuel Macron avale un café servi dans un verre. En bras de chemise, une main derrière le dossier d’un canapé en cuir noir, le président français répond aux questions d’une journaliste du New Yorker. Au début de son article, publié le 24 juin, Lauren Collins le décrit flatteusement comme « la force la plus progressive d’Europe ». Ce serait même, ajoute-t-elle, « un hyper rationaliste à l’ère des passions, le grand espoir libéral qui a essayé et échoué d’être le meilleur ami de Donald Trump. » Ce flot d’hyperboles comporte une goutte d’euphémisme : Macron et Trump sont maintenant tout sauf amis.
En juillet 2018, au cours d’une interview à la chaîne CBS, le dernier avait même qualifié l’Union européenne d’ennemie, « avec ce qu’ils nous font sur le commerce. Bien sûr on ne penserait pas à l’Union européenne, mais c’est un ennemi. » Les Vingt-Huit ne lui en tiennent pas rigueur, qui se sont accordés lundi 15 avril 2019 pour relancer les négociations commerciales sur un traité de libre-échange (le Tafta) initiée en 2013 et arrêtée en 2016. Mais pour ce cas, il serait plus avisé de parler des Vingt-Sept : la France est le seul État à s’être opposé à la réouverture du dossier.
Prise au corps défendant de Paris, la décision bruxelloise intervenait six jours après une déclaration belliqueuse de Donald Trump. Les États-Unis, avertissait-il, allaient imposer des droits de douanes sur 11 milliards de dollars de produits européens. « L’OMC a conclu que les subventions de l’Union européenne à Airbus avaient nui aux États-Unis », justifiait-il. Le milliardaire faisait référence à une décision de mai 2018, selon laquelle les pays du Vieux continent ont accordé des aides publiques déloyales à Airbus pour le lancement de l’A380 et de l’A350. Mais depuis, l’OMC a aussi relevé un avantage fiscal illégal accordé à Boeing par Washington.
La Commission européenne envisage donc elle aussi de fixer des droits de douanes à des produits américains d’une valeur totale de 20 milliards d’euros. Dans cet équilibre de la terreur, les États-Unis ont décidé au mois de mai de se donner six mois avant de décider de taxer davantage les véhicules et pièces détachées étrangères. Il faut dire qu’une telle mesure aurait des conséquences sur leur propre économie. « Les importations américaines soumises à des droits de douane plus élevés contiennent inévitablement de la valeur ajoutée américaine (par exemple, des composants américains assemblés à l’étranger) », observent Cecilia Bellora et Lionel Fontagné dans un article intitulé L’arroseur arrosé : guerre commerciale et chaînes de valeur mondiales. Ces chercheurs du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CPEII) ajoutent que « les exportations américaines subiront également une perte de compétitivité, car le coût de production augmente dans les industries qui utilisent comme intrants des biens importés taxés. »
À l’occasion de l’International Monetary Conference, organisée à Paris début juin, Emmanuel Macron a jugé les arguments américains pour mettre en place des droits de douanes « pas raisonnables ». Et de poursuivre : « Ils vont détruire beaucoup de richesse et de croissance pour eux et les autres. L’Europe doit préserver ses intérêts, en érigeant de nouvelles protections. Regardez la sidérurgie. Notre industrie sidérurgique est en train d’être tuée par les effets collatéraux des mesures protectionnistes imposées par les États-Unis à la Chine. »
Malgré les répercussions néfastes prévues de part et d’autre, Bruno Le Maire est résolu à appliquer la taxe Gafa, et Washington à imposer de nouvelles taxes. Si le ministre de l’Économie français « ne s’attend pas à une forte réaction de Trump, c’est qu’il vit dans un autre monde », estime Patrick Messerlin. Reste pour la France à savoir quels seront les secteurs visés. Vu la taille de son économie, elle aura quoi qu’il en soit du mal à assumer une bataille commerciale sur le long terme. D’autant qu’il n’est pas dit que ses voisins la suivraient. « Il se pourrait bien que les Européens reprochent à la France d’avoir voulu faire cavalier seul pour taxer les géants du numérique. »
Plutôt que de s’engager sur ce périlleux chemin, l’Allemagne s’estime « sur la voie d’un accord international au niveau de l’OCDE, mais aussi du G7 et du G20 » afin de fixer une taxation minimum des entreprises du numérique, a déclaré le ministre des Finances Olaf Scholz. Ni Paris ni Washington ne s’y opposent. Ils pourraient là trouver un terrain d’entente, à condition que Trump sorte de son « déni du multilatéralisme ».
Couverture : Présidence de la République.