Proche banlieue
Quinze heures vingt-cinq et Villejuif est grise. Après tout, elle est grise tous les jours, à toutes les heures : pas de quoi faire les gros titres. Le bus inter-banlieue 323 a traversé Arcueil et Gentilly avant de s’arrêter au bas de l’avenue de Paris, l’un des chemins d’accès à la capitale, parallèle à l’avenue de Verdun et au boulevard de Stalingrad. La toponymie urbaine plante le décor et il va falloir s’y habituer : c’est tout en haut de cette artère à six voies que le rendez-vous a été fixé.
C’est qu’on aurait presque eu du mal à y croire. Une forge ? Une vraie forge, pour faire des épées à deux mains, des marteaux et des haches ? L’hiver vient de s’abattre sur la moitié de la France et qui dit forge dit feu, dit chaleur, alors pourquoi pas. Mais à Villejuif, sur l’avenue de Paris ? Prenez l’archétype d’une cité résidentielle, pas embourgeoisée, pas forcément pauvre ni dangereuse, mais vraiment froide et impersonnelle. L’avenue de Paris, c’est un bâtiment du Crédit Lyonnais, tout de verre vêtu, tout à fait dans le style des immeubles construits au début des années 2000. Ce sont des barres d’habitations collectives, qui donnent sur des garages ou des centres commerciaux – Kia, Monoprix, Bricorama. En remontant l’avenue depuis l’arrêt de la ligne 7, le marcheur attentif peut repérer quelques commerces de proximité et un ou deux kebabs, mais il n’y a rien à faire : tout ce qui se construit ici est voué à avoir pignon sur autoroute urbaine. Du coup, les devantures s’enfilent les unes à la suite des autres, sans trop y croire. Certaines sont fermées par un épais rideau métallique. Au milieu de l’après-midi un jour ouvré, c’est extraordinaire de croiser plus de 20 personnes sur les trottoirs. Difficile de dire qu’on y vit mal, mais impossible d’affirmer que cette artère a une âme. Elle n’est qu’un des produits de plus d’une urbanisation effrénée, comme une cicatrice que l’on aurait entaillée dans la terre pour faciliter l’accès à Paris. Le froid de l’hiver et la grisaille de l’automne complètent la carte postale, envoyée depuis une république d’ex-URSS. Arrivé au numéro à trois chiffres, on se retrouve nez-à-nez avec une porte colossale. L’association qui a occupé les lieux s’est installée dans un ancien garage automobile, 4 000 m², plus à la mesure des machines que des hommes. Dessinée dans cette porte, une autre porte, pour laisser passer le personnel humain quand il n’est pas accompagné de voiture, entrouverte cette fois, maintenue en fait par une chaise en plastique. Juste devant l’entrée, à l’écart, une main squelettique arrivant à taille d’homme, forgée dans de l’acier rouillé, tient les prospectus vantant les mérites de ce lieu qui n’est pas ouvert au public. Les Tailleurs d’Envies, se nomment-ils. En allant les rencontrer, d’ailleurs, nous ne savions pas très bien qui « ils » étaient. Des artistes un peu barrés qui se sont dit que plutôt de faire du tricot dans un bar branché-mais-pas-trop de la Butte aux Cailles, cela serait plus sympa de forger des couteaux en proche banlieue sud ? Des nerds fans de jeux de rôle grandeur nature qui souhaitaient passer à l’étape suivante et se lancer dans la construction d’armures de 30 kilos, plus réalistes que leurs équivalents en résine ? Des squatteurs avec beaucoup d’imagination et de courage ?La chaleur humaine aurait bien du mal à se propager tant le hangar semble s’étendre.
Je discute devant l’entrée avec le photographe, deux ou trois recommandations inutiles sur ce qu’il faudra prendre une fois à l’intérieur puisqu’il faut bien admettre que je ne sais pas ce qui nous attend, la porte passée. Alors que nous allions nous décider à rentrer dans l’enceinte, un type sort à reculons en tenant un iPhone qui filme l’intérieur, se prend évidemment les pieds dans la chaise plusieurs fois et nous jette un regard intrigué qui répond sûrement au nôtre. Une fois à l’intérieur, deux choses frappent. D’abord, il fait toujours aussi froid : la forge n’est pas allumée et ce n’est pas chauffé. Ensuite, la chaleur humaine aurait bien du mal à se propager tant le hangar semble s’étendre, jusqu’à ce que l’œil ne puisse plus suivre, barré par une deuxième porte similaire en proportions à la première.
Les Tailleurs d’Envies
À droite et à gauche, des statues faites du même métal ocre que la main de bienvenue trônent fièrement, accompagnées de poèmes, parfois peints, parfois écrits sur des feuilles ou gravés directement dans la ferraille. « Aimer, c’est Agir », la citation de Victor Hugo, se déchiffre sur un mur. Un chaton joue sur l’une d’entre elles et se fait les griffes sur un tableau. Si l’on est effectivement tombés chez des artistes, au moins pourra-t-on dire qu’ils laissent vivre leur art comme ils le souhaitent. Pas le temps de tergiverser sur l’ontologie du Beau, Fabien nous appelle déjà depuis la table où sont réunis une demi-douzaine d’hommes. Six paires d’yeux se tournent vers nous, tous avec la même question : « c’est qui ? » Impossible de répondre, notre hôte a la prise de parole franche et efficace : « Des journalistes. Ils étaient intrigués par la forge et viennent voir ce qu’on fait ici ! » Le mot n’est pas passé inaperçu, et dès après les poignées de main et présentations formelles, un des hommes, cheveux blancs et lunettes ovales, me demande si je souhaite écrire un sujet sur lui et sur son vélo électrique, « l’un des premiers en France de ce genre ! » « Je sais pas, peut-être. Il nous faut un angle. Les vélos électriques, c’est vieillot, non ? » réponds-je, peut-être trop rapide. « Mais c’est moi l’angle ! Vous m’avez moi ! Je suis un angle à moi tout seul ! »
Fabien insiste sur ce point : Les Tailleurs d’Envies, ce n’est pas une bande de hippies qui cherche à se la couler douce sur un territoire municipal laissé en friche après la faillite d’un vieux garage.
Un café atterrit dans ma main et Fabien m’invite à les rejoindre à table, pour discuter, laissant seul mon interlocuteur avec ses découvertes cyclo-centrées. Toujours pas de forge, mais on va commencer à comprendre un peu ce qu’est ce lieu. « Nous, on est les Tailleurs d’Envies, on ne se considère pas comme des artistes et on n’est pas écolo’. » Autant pour les clichés. « On veut faire de ce lieu un endroit où n’importe qui peut venir travailler : sculpteurs, peintres, artisans, photographes… même une équipe de film, si elle veut venir tourner ici, elle est la bienvenue. » Alors il suffirait de se pointer, de poser son matériel dans un coin et de commencer à vaquer à ses occupations ? Non, Le Chêne, comme a été nommé le hangar, est un endroit sérieux, qui a ses règles. On cotise à l’association selon ses moyens, pour rembourser a minima l’électricité utilisée par les outils, le chauffage et les éclairages. Tout est inscrit dans un registre, les salles sont prêtées pour une durée indéterminée, les outils, parfois chers, sont mis en commun – beaucoup viennent de la récup’. Fabien insiste sur ce point : Les Tailleurs d’Envies, ce n’est pas une bande de hippies qui cherche à se la couler douce sur un territoire municipal laissé en friche après la faillite d’un vieux garage. Ici, on vient pour se rencontrer, discuter et partager, mais on vient surtout pour travailler. Les locataires des espaces n’ont pas les clefs et personne ne peut dormir sur place – ce n’est pas un squat –, il faut donc une petite organisation et de la motivation. « Mais au lieu de parler, le mieux c’est que je vous fasse visiter, non ? » Eh bien oui, évidemment.
La première salle, c’est leur espace, un grand hangar qui doit dater de l’après-guerre, avec ses vitres pétées et son sol de béton. L’association cherche des artisans qui pourraient isoler le toit, pour éviter que l’air chaud ne s’échappe, ou que la pluie rentre. Un grand espace gris où l’on trouve pêle-mêle statues, outils, sculptures et peintures. Nous passons un coffre rempli de sable et, le chaton sur nos talons, nous nous enfonçons dans le bâtiment. L’éclairage est encore hésitant : il vient à peine d’être mis en service. « Tout fonctionne dans Le Chêne », nous prévient Fabien, allusion aux machines, monte-charges, trappes automatiques et autres crochets imposants qui servaient à manipuler les carcasses métalliques des voitures. « Parfois il faut un peu bidouiller, mais tout marche. » La seconde salle est aussi grande que la première et ce qui s’y trouve n’est pas moins étrange : à ma gauche un dépôt de tout et n’importe quoi, du métal bien sûr, mais aussi un piano, des caisses en carton, des palettes de bois, un vieux vélo, des pots d’échappement… tout est là, prêt à être trié, classé et réutilisé. Les Tailleurs ne sont pas locataires depuis longtemps, ils n’ont pas eu le temps de ranger. À ma droite, une pièce vitrée qui ressemble à un guichet de douane se détache du mur. Une créatrice de bijoux en a fait son atelier. Elle a bien raison, c’est la seule pièce chauffée du Chêne. Un peu plus loin, des bouteilles de peinture gisent sur le sol. « Ne photographiez pas ça s’il vous plaît. L’artiste va exposer, il ne souhaite pas qu’on voie ses tableaux sur Internet. » Presque au bout du hangar, une vieille Clio attend son heure : elle va être démontée entièrement pour que le châssis serve de support à une installation. Une sorte de comptoir mobile, qui sillonnera les festivals l’été prochain. Et puis la troisième salle. Celle-là n’a pas encore de nom. « Stalker » me vient à l’esprit comme une évidence. Imaginez une salle moyenne, bétonnée, dans laquelle poussent des fougères et des plantes depuis les fissures dans le sol. Imaginez, sur la gauche, un toit effondré élégamment sous son propre poids, comme le souvenir d’une guerre que ce lieu n’a jamais vécu. Imaginez enfin, au fond de cette salle, deux roues gigantesques et deux petits êtres humains accroupis sur la base de l’une d’entre elle, maniant un fer à souder. Des étincelles jaillissent du métal en fusion et des flashs de lumière bleue illuminent la pièce. Un plateau de cinéma monté tout seul, qui n’attend que ses acteurs, ses caméras et ses appareils photos. Ils ne viendront pas, les nôtres non plus : cette construction, un théâtre ambulant de forme circulaire, doit rester confidentiel. Et les deux compères ne sont pas bavards. Fabien s’illumine alors que nous retournons sur nos pas. Il a une surprise pour nous, qu’il gardait pour la fin : les combles. On trouvait l’endroit haut de plafond, et du coup on était loin de s’imaginer qu’il s’étendait sur deux niveaux. Au sommet du Chêne se trouve donc une immense salle, qui recouvre les deux tiers de la surface au sol. Poutres apparentes en V inversé, chaînes massives montées sur des rails au plafond : tout cela servait à déplacer le matériel d’une pièce à l’autre, à une époque reculée. Pas sûr que les garagistes utilisaient ces mécanismes qui auraient leur place dans un abattoir de film d’horreur. Une poutre a été installée par les résidents pour consolider le toit qui fuit en de trop nombreux endroits pour que la salle soit exploitable. À vrai dire, on se sent comme dans un temple nordique, ces églises de bois et de pierre, les idoles en moins.Le totem du village
Mais et la forge alors ? Absorbés par le paysage, on en aurait presque oublié pourquoi nous sommes venus. De retour dans la première salle, on finit par retrouver le chaton qui avait arrêté de nous suivre à l’épisode des combles, jouant sur l’établi avec les pièces prêtes à être forgées. Je risque une question sur les talents artistiques du félin qui a bien dû détruire un ou deux objets depuis l’ouverture : « Oh, ici on fait de l’art crade. Ça ne nous dérange pas. Si t’es un crado et que t’as pas peur de mettre les mains dans le cambouis, t’es le bienvenu. » L’art crade. Intéressant. À se demander combien de temps avant que ça devienne une catégorie cotée plusieurs milliers d’euros à Drouot. La forge, impossible de la manquer. Cet édifice de bric et de broc transporte immanquablement le contemplateur dans un univers parallèle, entre Mad Max et BioShock. Le toit est fait de tôles courbes de plusieurs métaux, formant comme une cloche au-dessus de la fournaise. Pendant que nous étions en train de nous balader, David, l’un des forgerons et co-fondateur des Tailleurs d’Envies a allumé un feu dans l’habitacle. Il nous explique que nous avons en fait devant nous deux forges : la première est manuelle – et liant le geste à la parole, il active le soufflet qui vient faire cracher les flammes bien trop hautes. C’est une antiquité qui aurait dû finir dans un musée. Ici, au moins, ils l’utilisent. L’autre forge, de l’autre côté du foyer ardent, a été construite à partir d’une soufflerie de cuisine. Le principe est simple : l’air soufflé attise le charbon minéral, dit charbon de forge, qui va faire chauffer le métal jusqu’à le rendre malléable. Après, tout n’est qu’affaire de coup. « Au fond, pour forger, il faut savoir taper », nous confie le maître forgeron.
« Ce qui est génial quand tu sais forger, c’est que t’as plus besoin d’acheter d’outils. » Et effectivement, tout autour de nous sont rangés des objets en métal forgé pour la plupart par les tailleurs. Un couteau de vingt-cinq centimètres à vue d’œil est posé près d’une pierre à aiguiser circulaire. Il vient à peine de sortir du feu : il faudra encore des dizaines d’heures et des milliers de coups de papier de verre pour réussir à lui donner le tranchant qui permettra à son propriétaire de couper d’un coup sec des côtes de bœufs, une fois l’été et la saison des barbecues revenue. Car la forge chez les Tailleurs d’Envies n’est pas qu’un outil : c’est l’esquisse d’un vivre-ensemble à reconstruire. Difficile en se baladant sur l’avenue de Paris de ne pas en venir aux conclusions qui furent les nôtres quelques heures plus tôt : si aimer c’est agir, les résidents du Chêne ont agi. Ils souhaitent faire de la forge un lieu de rencontre et de chaleur pour les habitants du quartier. Tous les dimanches, ils ouvrent leurs portes jusqu’à 22 heures pour accueillir le public autour du feu. Forger des haches à deux mains n’est qu’un bon prétexte pour attirer un journaliste : les Tailleurs espèrent recréer un lien social heureux et détendu entre les habitants d’un quartier qui n’invite pas à la rencontre – ni au sourire. Un feu, des enfants et des adultes, de la musique et des histoires, le retour des « conteurs » et des « shamans » qui sont l’essence irréductible de notre culture, aurait pu commenter la regrettée Doris Lessing. Voilà l’idéal de la forge de Villejuif et des crados du Chêne qui l’animent. On finit par sortir du hangar vers 20 heures, comme d’une faille dans l’espace urbain. La nuit est tombée et l’on retrouve les six voies de l’avenue de Paris, le brouhaha des voitures et les bouches de métro qui vomissent des costumes gris. Un dernier regard à l’Écorce, nom coquet pour une porte de métal, et on s’engouffre dans le sous-terrain, en pensant qu’en 2013, dans une ville de banlieue aux portes de Paris, des vers de terre sont encore amoureux d’une étoile.Couverture : La forge de Villejuif, par Lucas Pajaud.