Le bâtard de Pyongyang
Le 13 février 2017, Kim Jong-nam s’apprête à rejoindre l’île chinoise de Macao, où il est exilé. Bien que le fruit d’amours illégitimes, l’homme joufflu de 45 ans a longtemps été considéré comme le favori de son père, le dictateur nord-coréen décédé Kim Jong-il. Avant de tomber en disgrâce et d’être surpassé par son demi-frère Kim Jong-un, au pouvoir depuis le 17 décembre 2011. Connu pour avoir critiqué la politique de son pays, il a échappé à deux tentatives d’assassinats et vit sous la protection des services secrets chinois. La puissante voisine de la Corée ne semble pas vouloir se passer du « bâtard de Pyongyang », seul rival potentiel de l’actuel dictateur du Nord pouvant se targuer d’avoir le sang des Kim dans les veines. Elle va pourtant devoir s’y résoudre, car ce jour-là, Kim Jong-nam est rattrapé par son destin.
Il attend le vol pour Macao dans un hall de l’aéroport de Kuala Lampur, en Malaisie, quand une femme portant un chemisier blanc s’approche de lui par-derrière, et lui plaque un tissu imbibé de liquide sur le visage. Ce liquide, c’est du VX, un agent neurotoxique si puissant qu’il est classé parmi les armes de destruction massive par l’Organisation des nations unies. Version encore plus mortelle du tristement célèbre gaz sarin, à la fois inodore et incolore, ce poison s’attaque au système nerveux et musculaire de la victime, qui succombe habituellement dans les minutes suivant l’exposition. D’abord pris en charge par le personnel de la clinique de l’aéroport, Kim Jong-nam est lui décédé entre 15 et 20 minutes après son agression, dans la douleur et le vacarme de l’ambulance qui le conduisait en vain à l’hôpital. Une Vietnamienne et une Indonésienne sont interpellées. Elles affirment avoir cru participer à une caméra cachée, mais sur les enregistrements de vidéosurveillance de l’aéroport, on verrait la femme au chemisier blanc se diriger vers les toilettes pour se laver les mains tout de suite après l’agression, comme si elle savait que le liquide était toxique…
Plus accablant encore, les deux femmes auraient répété l’agression comme des comédiennes répéteraient une scène de théâtre, dans deux centres commerciaux de Kuala Lumpur. Pour un officiel sud-coréen cité par le quotidien Joongang, aucun doute n’est alors permis : ces femmes sont des « espionnes » envoyées par la Corée du Nord. Et c’est bien la direction que semble prendre l’enquête : la police malaisienne soupçonne huit ressortissants nord-coréens d’être directement impliqués dans l’empoisonnement de Kim Jong-nam. Derrière ces ressortissants se dessine forcément la corpulente silhouette du dictateur Kim Jong-un. « Personne d’autre que lui n’avait intérêt à tuer Kim Jong-nam », souligne Pascal Dayez-Burgeon, ancien diplomate en Corée et auteur de La Dynastie rouge, qui juge tout de même cet assassinat « surprenant ». « Le sang des descendants de Kim Il-sung, le premier dirigeant de la Corée du Nord, est considéré comme sacré. Soit Jong-nam devenait une véritable menace – et il semblerait que la Corée du Sud ait été prête à l’accueillir, ce qui aurait été très gênant pour Jong-un –, soit nous nous trouvons face à la logique monarchique de l’hérédité qui prévaut là-bas : Jong-nam étant l’aîné, il était aussi l’héritier naturel du trône, Jong-un devait absolument l’éliminer pour être pleinement légitime au pouvoir. » En tout cas, ce ne serait pas la première fois que le dictateur nord-coréen fait tuer un membre de sa famille.
Le régent rouge
Si l’époux de la tante de Kim Jong-un, Jang Song-thaek, n’était pas du même sang que le dictateur, il était néanmoins considéré comme son oncle. Et comme son mentor : c’est lui qui avait été chargé de préparer le jeune Jong-un à la tâche qui l’attendait à la mort de son père et de le guider au début de son propre règne, ce qui lui a valu le surnom de « régent rouge ». Il était aussi le vice-président de la très puissante Commission nationale de défense, et donc le numéro deux du régime nord-coréen. Mais à partir du printemps 2013, Jang Song-thaek est progressivement marginalisé. Puis, au mois de novembre, deux de ses principaux conseillers sont condamnés par un tribunal militaire et exécutés en public. Enfin, le 8 décembre 2013, c’est le coup de grâce. Jang Song-thaek lui-même est arrêté. En pleine réunion du politburo, où il siège aux premiers rangs. Deux policiers s’approchent de lui et, sous le regard impassible des cadres du Parti, le saisissent d’une main ferme, tandis que cet homme fluet, âgé de 67 ans, peine à se lever. Des images aussitôt diffusées par l’agence de presse officielle nord-coréenne KCNA, qui annoncera sa mise à mort quelques jours plus tard. Le monde est soufflé : Kim Jong-un a osé exécuter son propre oncle.
Que lui reprochait-il ? D’après la KCNA, « le régent rouge », devenu une « méprisable racaille humaine », s’était rendu coupable d’un « crime aussi hideux que celui d’avoir tenté de renverser l’État par toutes sortes d’intrigues et de méthodes méprisables, avec l’ambition frénétique de s’emparer du pouvoir suprême ». Plus vraisemblablement, Jang Song-thaek essayait de maintenir, voire d’étendre, son influence à l’aide d’une faction au sein du Parti, ce qui constitue déjà un crime de lèse-majesté dans un régime d’inspiration stalinienne. Il serait également trop souvent intervenu dans certaines activités de l’État. La propagande a par ailleurs présenté Jang Song-thaek comme un grand amateur de femmes, de jeux d’argent, et de drogue, laissant penser que le dictateur voulait laver l’honneur de sa tante, Kim Kyong-hui. Ce ne serait donc pas un hasard si Kim Kyong-hui a été nominée au sein d’un prestigieux comité à l’époque de l’exécution de Jang Song-thaek. Mais pourquoi la fille unique du premier dirigeant de la Corée du Nord n’apparaît-elle plus publiquement ? Différentes explications ont été avancées. « Kim Kyong-hui a eu une crise cardiaque. » « Elle s’est suicidée. » « Elle se trouve dans un état végétatif après avoir été opérée d’une tumeur au cerveau. » Il a aussi été dit que Kim Kyong-hui avait été assassinée par son neveu. Et plus précisément, empoisonnée par l’unité de gardes du corps de ce dernier, parce qu’elle s’était opposée aux projets de construction d’un parc aquatique et d’une station de ski. C’est ce que soutient en mai 2015 un certain « M. Park », présenté par la chaîne américaine CNN comme le plus haut responsable nord-coréen à avoir déserté son poste. Quelle que soit la vérité sur son sort, Kim Kyong-hui fait toujours partie de l’histoire officielle du pays, contrairement à son époux, dont l’image a été purement et simplement effacée des photographies officielles. Des archives la montrant ont en effet été récemment diffusées à la télévision nord-coréenne. Mais elle n’est pas la seule victime supposée de Kim Jong-un à être capable de resurgir du néant.
La chanteuse patriote
Cette histoire-là commence par une romance malheureuse dans les années 2000. À son retour de Suisse, où il a effectué une partie de ses études, Kim Jong-un entame une liaison avec une de ses amies d’enfance, la chanteuse Hyon Song-wol. Rendue célèbre en Corée du Nord par sa participation au groupe de pop-folk local Pochonbo Electronic Ensemble, son répertoire ne comprend que des chansons de propagande patriotique mais cela ne suffit visiblement pas à obtenir la bénédiction du père de Kim Jong-un, qui provoque une rupture. Hyon Song-wol finit par épouser un militaire. Après la mort de Kim Jong-il et l’arrivée de son fils au pouvoir, la rumeur d’une réconciliation entre les deux anciens amants se met à circuler. Or le nouveau dictateur partage la vie d’une autre femme, Ri Sol-ju, qui sera officiellement présentée comme son épouse à partir de juillet 2012. Les observateurs sont donc nombreux à penser que Hyon a été victime de la jalousie de Ri lorsque le journal sud-coréen The Chosun Ilbo annonce, le 29 août 2013, que la chanteuse a été fusillée. La raison avancée par The Chosen Ilbo pour expliquer son exécution paraît encore plus folle. D’après ses sources, elle faisait partie d’un groupe de personnes arrêtées pour avoir filmé leurs ébats sexuels et vendu les enregistrements. L’une des sources précise que tous ont été exécutés en présence de leurs familles, lesquelles auraient ensuite été envoyées en camp de concentration. Quelques jours plus tard, le journal affirme avoir trouvé la vidéo qui a valu la mort à Hyon Song-wol. La stupéfaction se transforme en stupeur en Occident. Car il ne s’agit pas d’une sex tape, mais d’un clip musical. On y voit trois jeunes femmes vêtues de jupettes fendues se déhancher et virevolter au rythme d’une musique sirupeuse, sur une scène drapée de violet, d’or et d’argent, et on se demande, perplexe, où se trouve le caractère pornographique de leur prestation.
Relayée par nombre de médias occidentaux, cette vidéo serait sans doute restée dans l’Histoire comme la dernière et tragique image de Hyon Song-wol, si la chanteuse n’était pas réapparue vivante lors d’un événement culturel national retransmis à la télévision, le 20 mai 2014. Une résurrection qui n’a pas surpris les plus fins connaisseurs de la Corée, comme Pascal Dayez-Burgeon. « Quand une information terrifiante sur le Nord est révélée par le Sud, il faut la prendre avec des pincettes », dit-il. « Car les conservateurs au pouvoir à Séoul se servent de la menace que représente Pyongyang pour que les électeurs effrayés se cramponnent à leur parti. L’histoire de l’ex-petite amie de Kim Jong-un fusillée pour une vidéo pornographique, c’est un copié-collé d’une autre histoire sur son père Kim Jong-il et sa propre maîtresse, et elles sont aussi fausses l’une que l’autre. Est-ce que ça veut dire que le Sud manque d’imagination ? Non, ça veut dire que plus une histoire semble familière, plus elle semble crédible. » L’usage supposé d’armes de guerre lors d’exécutions de cadres du Parti est de ce point de vue particulièrement édifiant.
Le mortier et le canon
En octobre 2012, The Chosun Ilbo annonce – littéralement – une purge au mortier dans les rangs des responsables nord-coréens. Selon le journal, le vice-ministre de l’Armée Kim Chol a en effet été exécuté à coups de mortier peu de temps après l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un. Il lui aurait été reproché d’avoir bu de l’alcool pendant la période de deuil patriotique, qui a été imposée plusieurs semaines à la mort de Kim Jong-il. Une dizaine d’autres hauts gradés auraient été exécutés à la même période et pour la même raison. Mais ni cette raison, ni la méthode utilisée pour tuer Kim Chol n’ont jamais pu être vérifiées. En mai 2015, c’est une exécution au canon antiaérien (DCA) qui est annoncée par les services de renseignement sud-coréens. Celle d’un militaire jugé proche de Kim Jong-un, Hyon Yong-chol. Lui serait tombé en disgrâce pour avoir remis en cause l’autorité du dictateur et sommeillé pendant des cérémonies officielles, avant d’être exécuté au canon DCA en public, dans une académie militaire du nord de Pyongyang. De nouveau, l’information fait le tour du monde et des médias rappellent que de telles méthodes de mise à mort ont déjà été suspectées à plusieurs reprises en Corée du Nord.
Cette fois-ci, l’utilisation d’un canon antiaérien semble pouvoir être confirmée par une image satellite publiée par une organisation basée aux États-Unis, le Comité pour les droits de l’homme en Corée du Nord. On y distingue un camp d’entraînement situé à quelques kilomètres au nord de de Pyongyang, et des canons antiaériens pointés horizontalement vers des cibles d’une distance de 30 mètres. Et pourquoi placer des canons d’une portée de huit kilomètres et capables de tirer 150 coups par minute de cette manière ? Pour pratiquer des exécutions ? C’est envisageable, d’autant que sur la même image, on peut voir des bus, possiblement utilisés par des représentants du régime pour y assister. Mais, de nouveau, ce n’est pas vérifiable. Même Séoul revient sur ses premières déclarations et préfère attendre de disposer de davantage de preuves pour réaffirmer ne serait-ce que la mort de Hyon Yong-chol. Or Séoul n’est pas la seule à profiter de la peur que génère Pyongyang. « Elle permet aux États-Unis de justifier leur présence militaire en Corée du Sud », explique Pascal Dayez-Burgeon, tout en rappelant que 27 000 soldats américains sont basés à Séoul et qu’ils sont très peu appréciés par la population locale. « Certaines boîtes de nuit affichent un panneau qui indique que l’entrée est interdite aux G.I. » Quant au régime nord-coréen, il utilise cette peur pour occuper les esprits et faire parler de lui : « C’est sa seule manière d’exister dans le monde. C’est pour cette raison qu’il brandit sans cesse la menace nucléaire. Il sait parfaitement qu’il n’est pas réellement en mesure d’attaquer un de ses voisins. La Corée du Nord serait immédiatement rayée de la carte. »
Cela ne signifie pas que des canons antiaériens et des mortiers n’ont jamais été utilisés lors d’exécutions publiques dans le pays. Mais pour Pascal Dayez-Burgeon, « il n’est pas nécessaire de croire aux rumeurs les plus atroces pour percevoir l’abomination bien réelle de ce régime ». De fait, la Corée du Nord est une prison à ciel ouvert pour ses habitants. C’est un des pays les plus hermétiques du monde, la liberté d’expression y est inexistante et la peine de mort, une chose courante. Des milliers de Nord-Coréens sont passés par les camps où se côtoient prisonniers politiques et prisonniers de droit commun, sur le modèle du goulag soviétique. Néanmoins, s’il est avéré que Kim Jong-un a bel et bien commandité l’assassinat de son demi-frère, cela en dira long sur la personnalité du dictateur. Non seulement les deux hommes étaient du même sang, mais Kim Jong-nam aurait imploré le dictateur de lui laisser la vie sauve et d’épargner les siens. Après sa disparition, ses enfants semblent plus que jamais en danger.
Couverture : Kim Jong-un sourit face à un obus nord-coréen.
DANS L’INTIMITÉ DE KIM JONG-UN LE DICTATEUR LE PLUS ÉNIGMATIQUE DE LA PLANÈTE
Depuis décembre 2011, Kim Jong-un règne sur la Corée du Nord. Les spéculations vont bon train, mais que sait-on vraiment du dictateur ?
I. Fatboy Kim
Existe-t-il une cible plus facile que Kim Jong-un ? Kim Jong-un : Fatboy Kim troisième du nom, le tyran nord-coréen avec une coupe à la Fred Pierrafeu ; fumeur invétéré et propriétaire bégueule de son petit arsenal nucléaire personnel ; maton brutal de 120 000 prisonniers politiques ; et de facto l’un des derniers monarques absolus de la planète à avoir hérité du pouvoir de manière héréditaire. Il est le maréchal de la République populaire démocratique de Corée, grand successeur de la cause révolutionnaire du Juche, Soleil du XXIe siècle. Âgé de 33 ans, le leader suprême détient la plus longue liste de titres honorifiques jamais vue, qu’il n’a jamais rien fait pour mériter. Il est le plus jeune chef d’État du monde et probablement le plus gâté. Dans la vaste cour de récré des affaires étrangères, il pourrait tout aussi bien porter un panneau « Frappez-moi ! » en travers de son gros derrière. Il est si facile de taper dessus que les Nations Unies, qui sont réputées pour n’être jamais d’accord sur rien, ont voté avec une majorité écrasante en novembre 2014 pour que lui et le reste du gouvernement nord-coréen soient traduits devant la Cour pénale internationale de La Haye et jugés pour crimes contre l’humanité. Il est au pouvoir depuis un peu plus de quatre ans.
Dans la presse mondiale, Kim est présenté tour à tour comme un fou assoiffé de sang et un bouffon. On dit de lui qu’il est alcoolique, qu’il est devenu si obèse à force de se gaver de fromage suisse qu’il ne peut plus voir ses parties génitales, et qu’il a eu recours à toutes sortes de remèdes étranges contre l’impuissance (il aurait utilisé une distillation de venin de serpent). On raconte qu’il a fait abattre son oncle, Jang Song-thaek, et le reste de la famille Jang à la mitrailleuse lourde – d’autres versions parlent de tirs de mortier, de RPG, de lance-flammes, à moins qu’il ne les ait tout simplement donnés à manger à des chiens affamés. On rapporte également qu’il a un penchant pour le porno bondage et qu’il a ordonné que tous les jeunes hommes du pays adoptent la même coiffure que lui. Le bruit court enfin qu’il a fait exécuter certaines de ses ex-petites amies. Tout ce que vous venez de lire est faux – ou infondé, peut-être est-il plus prudent de le dire ainsi. L’histoire des Jang donnés en pâture à des chiens a en réalité été inventée par un journal satirique chinois, mais en un rien de temps, la blague s’est changée en vérité et elle a fait le tour du monde. (Il a bel et bien fait exécuter son oncle Jang, néanmoins.) Cela prouve que les gens sont prêts à croire pratiquement n’importe quoi à propos de Kim, du moment que c’est scandaleux. Sachant cela, doit-on considérer que la façon dont on perçoit généralement Kim Jong-un est éloignée de la réalité ? Et si – en dépit des horreurs bien documentées du régime stalinien dont il a hérité en 2011, alors qu’il était encore dans sa vingtaine – Kim nourrissait des ambitions « bien intentionnées » pour son pays, dans une certaine mesure ?