Au milieu du couloir principal mal éclairé de l’hôpital de Banadir à Mogadiscio, un panneau indique l’entrée de la maternité. Il y est écrit : « Les femmes ne meurent pas de maladies que nous ne savons pas guérir. Elles meurent parce que la société n’a pas encore décidé que leurs vies valent la peine d’être sauvées. »
À l’extérieur, les proches des femmes hospitalisées sont accroupis contre le mur, se protégeant du soleil somalien qui trace des lignes sur le sol. Ils attendent, ils prient. Ils prient pour avoir des fils, des filles, des petits-enfants, des nièces ou des neveux en bonne santé. Ils prient pour la vie de leurs femmes, de leurs filles ou de leurs sœurs.
La maternité est sombre et calme. De temps à autre, cette tranquillité est perturbée par les infirmières qui courent d’une chambre à l’autre avec leurs glacières pleines de seringues. Ou bien par les aide-soignantes qui poussent des femmes allongées sur des brancards jusqu’au bloc opératoire. Selon la coutume somalienne, les femmes doivent rester silencieuses pendant l’accouchement.
Mais parfois, un cri résonne dans les couloirs qui vient briset le silence. Et puis, il y a le docteur Marian Omar Salad. Elle se tient au milieu des sage-femmes, des infirmières, du fouillis des instruments chirurgicaux, des blouses blanches qui volent et des grognement étouffés des femmes qui accouchent derrière les rideaux bleu layette. Salad surveille sans ciller toute cette agitation.
Dans l’adversité
Ce jour-là, une patiente qui vient de la ville d’Afgooye, à plus de 200 kilomètres de là, est le centre de toutes les attentions. Howa Oofay Moalim est arrivée il y a deux heures, et selon les médecins c’est un miracle qu’elle soit toujours en vie. Salad m’a rapporté que le travail de Howa a commencé il y a déjà presque cinq jours, avec de graves complications dès le départ. Son bébé était mal positionné à l’intérieur son utérus et son bras l’a perforé. Elle a de la fièvre et une grave infection. La vie qu’elle s’efforce de faire venir au monde menace désormais de la tuer. Malgré la situation critique, les sages-femmes d’Afgooye ont essayé de faire sortir le bébé. Mais selon Salad, elles n’ont fait qu’empirer les choses et elles ont finalement été obligées d’emmener Howa à Banadir.
Salad est très contrariée par la gravité de la situation. Elle m’explique que plusieurs mères s’imaginent que l’hôpital va les tuer. « Elles pensent que si elles viennent à l’hôpital, on va forcément leur faire une césarienne », explique Salad. « Même si la mère a déjà perdu trois ou quatre enfants, elle préfère s’adresser à des sage-femmes traditionnelles dans un premier temps. C’est seulement une fois qu’elle a épuisé toutes ses options, lorsqu’elle se trouve dans une situation vraiment critique, qu’elle vient à l’hôpital. Dans un état extrêmement grave. » En Somalie, on attend d’une femme qu’elle ait un enfant chaque année. La convalescence suite à une césarienne est bien plus longue que celle d’un accouchement classique. Il est donc impossible d’accoucher de cette façon tous les ans. Mais Howa n’a pas d’autre alternative.
Selon l’UNICEF, en Somalie, une femme meurt en couches toutes les deux heures.
Elle souffre terriblement. Elle se tord de douleur et cherche tend la main vers la personne la plus proche, à la recherche d’un contact physique rassurant. Elle parcourt frénétiquement la pièce des yeux, effrayée et confuse. Salad est en train de préparer l’échographie, mais elle prend le temps de capter le regard d’Howa et de la réconforter. La prononciation somalie, habituellement tranchante, se fait douce et calme, et Howa se détend. Salad pose la sonde sur sa peau et cherche un signe de vie sur l’écran. Mais l’échographie ne fait que confirmer ses craintes.
Elle ne trouve pas de battement pas de cœur, le fils de Howa est peut-être mort. « C’est toujours difficile », confie-t-elle. Dans un pays qui ne connaît que l’adversité, les femmes ne connaissent bien souvent que le désespoir. Elles font face à la guerre civile, à la violence des clans, à l’extrême pauvreté, et à des services de santé médiocres. Tout cela sans aucun pouvoir de décision sur leur avenir. Selon l’UNICEF, en Somalie, une femme meurt en couches toutes les deux heures, et une sur douze décède d’une pathologie associée à sa grossesse. Le problème s’explique en partie par le fait que moins de 10 % des accouchements dans le pays sont pratiqués par une sage-femme diplômée.
Même si des solutions se présentent, plusieurs obstacles persistent, et notamment au niveau légal. Selon la loi somalienne, une femme n’est pas responsable de sa propre vie. Pour qu’une procédure médicale soit réalisée – même une césarienne qui pourrait la sauver –, sa famille doit donner son accord. C’est souvent au mari ou au père que revient cette responsabilité. « La plupart du temps, on perd l’enfant en attendant l’accord », explique Salad. « D’autres fois – et c’est beaucoup plus triste –, on perd la mère à cause des traditions de la famille. »
Le médecin m’apprend que parfois, ce sont les matriarches de la famille qui, n’étant pas habituées à la médecine moderne, empêchent les femmes de bénéficier d’une intervention qui pourrait leur sauver la vie. La vie des mères somaliennes est très précieuse aux yeux de Salad, et elle cherche à faire changer d’avis ceux qui doutent d’elle et de son travail. Mais ce changement n’a souvent lieu que lorsque les femmes sont sur le point de mourir.
Jour après jour
Au cours de la semaine passée, Salad a reçu une patiente par jour dans sa maternité. Si Isha Adan Abdullah est en vie aujourd’hui, c’est grâce à Salad. Elle est maigre et doit encore se remettre complètement de son épreuve. Elle raconte son histoire avec des yeux tristes et incrédules, tandis que Salad ajuste la robe qui pend de ses épaules et lui caresse doucement le bras, presque comme une sœur.
Elle était chez elle à Murale avec ses enfants – à environ 250 km en dehors de Mogadiscio – quand le travail a commencé. Il pleuvait abondamment et les sage-femmes locales ne pouvaient pas venir chez elle, elle n’avait que sa famille pour l’épauler. Elle a su presque immédiatement que quelque chose n’allait pas.
Après deux jours de travail, elle n’avait toujours pas accouché et elle commençait à perdre du sang. « D’après ce qu’elle nous a raconté, nous pensons qu’elle a été victime d’une rupture utérine », intervient Salad. L’état d’Isha continuait d’empirer et elle suppliait sa famille de l’emmener à l’hôpital.
Elle a attendu encore dix jours, pendant lesquels elle a perdu connaissance à plusieurs reprises. « Ils m’ont dit que c’était la volonté de Dieu, qu’ils prieraient pour moi et qu’Il m’aiderait », raconte-t-elle. « Ils refusaient de m’emmener. Au bout de quelques jours, j’ai dit à ma famille que je voulais soit mourir, soit vivre. »
Finalement, après deux semaines, Isha avait à peine la force de respirer et elle ne pouvait supporter la douleur plus longtemps. Elle a demandé à sa famille : « Qu’est-ce que vous voulez faire ? Vous voulez cuisiner ma viande après ça ? » « C’est un proverbe somali », m’explique le docteur en regardant Isha avec compassion, « cela signifie : “Faites quelques chose ou je vais mourir.” » La famille d’Isha a enfin accepté de l’emmener à Mogadiscio pour qu’elle reçoive des soins.
Cinq jours après l’opération, Isha est heureuse d’être en vie mais elle souffre toujours et a du mal à bouger. Elle est engourdie et change de position sans arrêt. Salad assure qu’elle va retrouver ses forces, mais qu’elle ne pourra plus avoir d’enfant. « Elle était en très mauvais état et nous avons dû pratiquer une hystérectomie. » « Le problème est parfois tellement simple, on peut le régler rapidement », dit-elle. « Mais ensuite, il devient si compliqué que lorsque la mère arrive, il n’y a plus rien que nous puissions faire. C’est particulièrement frustrant. »
Voir des femmes souffrir, comme Isha, est la partie la plus pénible du travail de Salad. « Il y en a une qui a été amenée sur une charrette. Il ne s’est écoulé que quelques minutes entre le moment où je suis arrivée et le moment où elle est morte. Les situations comme celle-là sont très dures à encaisser », se souvient-elle.
Une lueur d’espoir
Salad affirme que les histoires comme celle-ci ne sont pas rares. Mais dans un pays où les femmes font face à de telles épreuves, la maternité de Banadir met aussi en avant un domaine dans lequel elles jouent un rôle prédominant : l’hôpital. Plusieurs membres du personnel ici, des chirurgiens aux aides-soignants, sont des femmes. « En général, les femmes somaliennes, surtout en obstétrique et en gynécologie, préfèrent être prise en charge par des femmes parce qu’elles sont musulmanes. Elles préfèrent que les sage-femmes soient des femmes, c’est la tradition », explique le docteur Nafiso Abdulrahman, une autre chirurgienne de l’hôpital.
21 enfants naissent chaque jour à l’hôpital, soit jusqu’à 750 par mois.
Elle vient de sortir du bloc. L’opération est un succès : elle a sauvé la vie d’une mère et de son enfant après avoir convaincu sa famille, sceptique, qu’une opération était nécessaire. « C’est commun, ce genre de situation arrive tous les jours. » Les chirurgiens de l’hôpital pratiquent en général entre une et six interventions par jour. Avec près de 800 lits, Banadir est un des hôpitaux publics les plus importants de Somalie, mais il manque constamment de financement, de personnel, et il fonctionne au-delà de ses capacités.
« Dans toute la ville de Mogadiscio, soit pour 2,3 millions d’habitants, il n’y a qu’une seule maternité gratuite, celle de l’hôpital de Banadir », explique le docteur Abdullahi Mohamed. Il travaille pour l’organisation humanitaire Swisso Kalmo, qui aide à gérer la maternité. « L’hôpital de Banadir est le seul hôpital public de toute la Somalie », ajoute-t-il, en abattant son poing sur le bureau à chaque mot. L’hôpital a été ouvert en 1977 par Mohamed Siad Barre dans le cadre d’un grand projet de développement des infrastructures, grâce au gouvernement chinois. Quand le régime du dictateur s’est effondré en 1991, cela n’a pas été facile pour l’hôpital.
Depuis vingt ans, il reçoit un soutien irrégulier de la part des organisations humanitaires. « Une organisation arrive, elle reste quelques heures, quelques mois, mais personne ne se soucie jamais de ce qu’on appelle la durabilité d’un hôpital », déplore Mohamed. En 2012, plusieurs organisations – dont l’UNICEF, le Fonds des Nations unies pour la population, et l’Organisation mondiale de la santé – sont intervenues pour soutenir les efforts du gouvernement somalien dans l’amélioration de la santé des mères et des nouveaux nés. Grâce à ce soutien, la maternité a pu accueillir plus de femmes, et Mohamed affirme que 21 enfants naissent chaque jour à l’hôpital, soit jusqu’à 750 par mois. Il ajoute qu’entre le milieu du mois de juin et le mois de novembre 2014, les médecins de Banadir ont pratiqué plus de 560 césariennes en urgence.
« Qu’est-ce que ce serait si on n’avait pas un hôpital comme celui-là, ou un programme de santé obstétrique ? Ce serait un désastre absolu en terme de vies humaines », dit-il. Même si l’hôpital a fait de gros progrès, il manque toujours de financement, d’infrastructure et de personnel. « Nous avons perdu trois générations », explique Mohamed, faisant référence aux deux décennies précédentes de conflit. Salad est une source d’espoir pour la nouvelle génération de médecins à Mogadiscio.
Cela fait deux ans qu’elle travaille comme chirurgien résident à l’hôpital, et elle aide également à enseigner à une nouvelle promotion d’étudiants de l’université de Mogadiscio. Être chirurgien n’est jamais facile. Mais à Mogadiscio, Salad doit parfois jongler entre la vie des autres et ses propres responsabilités quant à sa famille et sa sécurité physique.
Il lui arrive d’enchaîner deux ou trois gardes, puis de rentrer seule chez elle, en marchant à travers les rues en ruine au beau milieu de la nuit. Elle me confie que sa mère la critique souvent parce qu’elle travaille au-delà de ses heures de travail. « Ce qui dérange ma mère, c’est que sortir tard, c’est risqué. Mais je prends ce risque pour sauver la vie d’autres mères », explique-t-elle, un sourire illuminant son visage.
Le miracle
Dans la maternité, Salad attend le retour de la famille de Howa. Dans le lit voisin, une autre femme rentre dans la dernière phase du travail. Salad interrompt sa conversation avec Howa pour aider à accoucher la femme, et à peine quelques minutes plus tard, on entend résonner les cris d’un petit garçon en bonne santé. Sa mère, qui était dans la rue quelques heures plus tôt, est venue ici à pieds. Après avoir regardé les infirmières peser le bébé et vérifié que la mère se porte bien, Salad monte à l’étage pour les préparatifs préopératoires. La famille de Howa est arrivée et Salad a maintenant la permission de la sauver.
Quand elle se prépare avant d’opérer, Salad se transforme. Son sourire disparaît et ses yeux ne se concentrent plus sur ses mains. Elle regarde à travers la vitre du bloc opératoire et commence à visualiser la procédure. Ses infirmières de bloc l’aident à enfiler ses gants et sa blouse tandis qu’elle discute de l’opération avec les deux chirurgiens qui l’assistent. Elle vérifie soigneusement ses instruments avant de s’approcher de Howa, dont le visage est recouvert d’un voile vert.
Surveillé par une infirmière, un moniteur cardiaque sursaute toutes les secondes. Sous les lumières vives, les chirurgiens prennent leur temps. Tous prennent une grande inspiration avant que Salad fasse sa première incision. Une fois que l’opération a débuté, la rapidité et l’efficacité sont essentielles. Les mains de Salad n’hésitent pas tandis qu’elle s’approche de l’utérus de Howa. Ses mouvements s’enchaînent, expérimentés. Elle ne gaspille pas un seul geste.
En moins de cinq minutes, les chirurgiens commencent à apercevoir l’enfant et retiennent leur souffle. Le visage de Salad se décompose un instant puis elle écarquille les yeux. « Il est vivant ! » Elle tient le fils de Howa dans ses mains. « Vivant. » Elle commence à masser le torse de l’enfant pour encourager son jeune cœur. Elle le secoue doucement pour essayer de le réveiller, mais il ne répond pas.
Salad confie l’enfant à ses infirmières tandis qu’elle reporte son attention sur Howa. « Oh mon Dieu », répète-t-elle une dernière fois avant de se concentrer de nouveau sur la femme devant elle. Tandis que Salad et son équipe soignent l’utérus de Howa, deux infirmières continuent de masser le nouveau-né dans un coin de la pièce. Il ne pleure pas, alors, avec des doigts doux mais fermes, elles appuient plusieurs fois sur la cage thoracique du bébé, puis s’écartent et attendent. Il ne fait aucun mouvement, n’émet aucun son.
Après quelques secondes, elles recommencent, puis attendent de nouveau. Enfin, d’un seul coup, l’enfant tousse doucement, agite les jambes et prend une simple inspiration. L’opération dure à peine plus de trente minutes. Salad a sauvé Howa et son fils, à moitié né pendant près de cinq jours. Son visage s’adoucit de nouveau alors qu’elle se tient près du petit garçon, le regardant avec inquiétude. Il lui faudra du temps pour se remettre. Son bras est fracturé à plusieurs endroits et il se peut qu’il souffre de troubles du développement, à cause du manque d’oxygène.
Mais pour l’instant, c’est une petite victoire pour le docteur Marian Omar Salad. « Parfois c’est difficile. Parfois, c’est très très… » Elle s’interrompt et réfléchit. « Dans certaines situations, on ne peut rien faire. On est impuissant et c’est très frustrant. Mais parfois, c’est extrêmement gratifiant. On a l’opportunité de sauver une mère qui ne pouvait pas accoucher chez elle, on fait une césarienne et on voit que le bébé est en vie – c’est une grande satisfaction. »
Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « The Surgeons of Mogadishu », paru dans Al Jazeera. Couverture : Une sage-femme et une jeune mère, Trocaire.