Une personne formidable
Un mantra arrive aux oreilles de Donald Trump, étouffé par le bruit d’un moteur d’hélicoptère : « Monsieur le Président, Monsieur le Président ! » Tout juste sorti de sous un auvent, dans les jardins de la Maison-Blanche, le milliardaire est hélé par des journalistes. Avant de s’envoler pour San Diego, ce 13 mars 2018, sa cravate rouge s’arrête devant une forêt de micros. Il hurle pour se faire entendre – à moins que ce ne soit une habitude. « Je travaille avec Mike Pompeo depuis maintenant pas mal de temps », déclare-t-il d’emblée, anticipant les questions.
Le matin même, la nomination de cet ancien chef de la CIA au poste de secrétaire d’État a été officialisée sur Twitter. Sa remplaçante a aussi été intronisée : « Gina d’ailleurs, que je connais très bien, avec qui j’ai travaillé, sera la première femme directrice de la CIA », enchaîne Trump. « C’est une personne formidable. » Dès son arrivée au poste de directrice adjointe de l’agence de renseignement, un an plus tôt, Gina Haspel a pourtant essuyé une pluie de critiques.
« Je suis préoccupé par les rapports pointant son implication dans la destruction de vidéos d’interrogatoires conduits par la CIA, qui documentaient son usage de le torture contre deux détenus », s’est ému le sénateur Démocrate Sheldon Whitehouse le 8 février 2017. « Mes collègues sénateurs, Ron Wyden et Martin Heinrich, ont cité des informations classifiées démontrant en quoi la nouvelle directrice adjointe était “inadaptée” pour le poste et ont demandé la déclassification de ces informations. Je me joins à leur requête. » Les trois hommes ont bien sûr été éconduits.
Mardi 14 février 2017, Gina Haspel a été invitée à témoigner au procès des deux psychologues ayant travaillé pour l’agence, Bruce Jessen et James Mitchell. Ces derniers étaient mis en cause devant la justice depuis 2015 par l’American Civil Liberties Union (ACLU), au nom des anciens détenus Sulaiman Abdullah Salim, Mohamed Ahmed Ben Soud et des représentants de Gul Rahman, mort sous la torture en 2002. « Madame Haspel a exercé une fonction centrale dans les événements rapportés par les plaignants », a écrit l’avocat des deux psychologues, Brian Paszamant, entendant prouver qu’ils ont agi sur ordre.
Le département de la Justice s’est tout de suite opposé à l’audition de Gina Haspel. En son absence, les parties ont trouvé un accord, de sorte que le procès a pris fin le 17 août 2017. Ses termes sont restés secrets. Ils sont justes, estime David Cole, directeur de l’ACLU et auteur du livre The Torture Memos: Rationalizing the Unthinkable. Pour Mohamed Ben Soud, « justice a été rendue. C’était notre objectif et nous voulions que les gens sachent ce qu’il s’est passé dans les geôles gérées par la CIA. » Ex-numéro 2 du National Clandestine Service, un organe de la CIA mis sur pied après les attentats du 11 septembre 2001, Gina Haspel et son supérieur de l’époque, Jose Rodriguez, n’ont quant à eux pas été inquiétés.
Mais aujourd’hui, les griefs contre la sexagénaire viennent du camp même de Donald Trump. « Voulez-vous vraiment que la responsable du waterboarding [un simulacre de noyade] se retrouve à la tête de la CIA ? » a asséné le sénateur Républicain Rand Paul mercredi 14 mars 2018. « Comment confier la direction de la CIA à quelqu’un qui a fait ça ? Lire la joie qu’elle éprouvait pendant les séances de waterboarding est vraiment épouvantable. » L’élu du Kentucky fait référence à une citation que lui prête l’ancien psychologue de la CIA, James Elmer Mitchell, dans son livre de 2016 Enhanced Interrogation: Inside the Minds and Motives of the Islamic Terrorists Trying to Destroy America.
« Beau travail », aurait-elle lancé à un détenu torturé, Abou Zoubaydah. « J’aime ta manière de baver. Ça fait plus réaliste. J’y crois presque. On n’imagine pas un homme adulte faire ça. » Cette scène épouvantable se serait déroulée dans un camp de la CIA en Thaïlande. En 2002, Gina Haspel a été envoyée là-bas par Jose Rodriguez pour devenir « la cheffe de la première prison secrète de l’agence pour les détenus d’Al-Qaïda », d’après le lanceur d’alerte John Kiriakou. Cet ancien agent de la CIA a passé un an en prison pour avoir dévoilé des informations classées secret défense. Selon lui, « Gina et les gens comme elles l’ont fait parce qu’ils aimaient ça. Ils ont torturé pour torturer, pas pour recueillir de l’information ».
L’ancien directeur de la CIA, Michael Hayden, réplique que « Haspel n’a fait rien de plus et rien de moins que ce que la nation et l’agence lui ont demandé de faire, et elle l’a bien fait ». Est-ce à dire que la torture est une pratique commune pour les agents du renseignement américain ? Elle n’est en tout cas pas récente.
L’assaut
Les visiteurs inattendus ne le sont jamais tout à fait à Faisalabad. Située dans la province du Pendjab, au nord-est du Pakistan, cette grande ville à l’activité incessante accueille régulièrement des étrangers à la recherche de travail. Quand le chef de la police locale, Tsadiqui Hussain, reçoit l’ordre d’aller arrêter des « migrants illégaux » le 27 mars 2002, il n’est donc guère étonné. Ça va vite changer. Peu après minuit, des membres des services secrets pakistanais débarquent, flanqués de militaires de la CIA et du FBI.
Lourdement armé, le commando donne l’assaut sur un groupe de maisons de la ville. Dans l’une d’elles, un homme tente de prendre la fuite par le toit après avoir poignardé un policier pakistanais au niveau du cou. Les balles fusent. Certaines viennent se loger dans la cuisse, le testicule et l’estomac du suspect. Les Américains mettent la main sur un Saoudien, identifié comme le numéro trois ou quatre d’Al-Qaïda. « On nous le présentait comme un des financiers des attaques du 11 septembre 2001 », détaille John Kiriakou. Dix millions de dollars ont été payés par la CIA, d’après une source interne, pour localiser Abou Zubaydah. L’otage est salement blessé.
« Il a presque été tué », indique John Kiriakou. L’agent de la CIA fait partie de son escorte vers l’hôpital : « Les médecins pakistanais qui le soignaient m’ont dit qu’ils n’avaient jamais vu de blessures aussi sévères sur un patient vivant. » Transféré dans une clinique de Lahore, Abou Zubaydah découvre le visage de John Kiriakou en sortant du coma. À ses questions en arabe, le blessé répond en anglais. En anglais aussi, il lui demande de l’étouffer avec un oreiller. « Nous avons un autre projet pour toi », répond l’agent.
Le 17 septembre 2001, six jours après l’attentat contre le World Trade Center, le président américain George W. Bush a signé un mémo secret autorisant la CIA à détenir quiconque est suspecté de terrorisme. Abou Zubaydah reste donc à l’enfermement sans passer devant un juge. Il embarque dans un avion pour le Maroc, le Brésil puis la Thaïlande. Son sort est scellé au cours d’une réunion, le 13 juillet 2002, entre des responsables des deux grandes agences de renseignement et de la présidence : une « méthode d’interrogation alternative » est mise sur pied.
« Deux ou trois mois après mon arrivée », a raconté Abou Zabaydah, « les interrogatoires ont recommencé, avec plus d’intensité. Ensuite la vraie torture a démarré. Deux boîtes en bois noir ont été amenées dans la pièce, à l’extérieur de ma cellule. L’une était grande, à peine plus que moi, et étroite. Elle mesurait peut-être 1 m sur 75 cm et 2 m de hauteur. L’autre était plus petite, disons environ 1 m. J’ai été sorti de ma cellule et un des interrogateurs a serré une serviette autour de mon cou. Ils s’en sont ensuite servis pour me balancer de gauche à droite et m’envoyer de façon répétée contre les murs. On me frappait aussi en continu le visage. Comme j’étais toujours enchaîné, les bousculades faisaient appuyer les chaînes sur mes chevilles. »
Gina Haspel est au courant. L’équipe thaïlandaise a effectué « une répétition générale », écrit-elle fin juillet dans un câble destiné à Washington. « Abou Zubaydah a été mis dans des boîtes de confinement petites et grandes et soumis au waterboarding. » Quelques jours plus tard, elle se fend d’un nouveau message : « L’équipe est prête à passer au niveau supérieur dès l’approbation du quartier général. L’accord du département de la Justice pour la prochaine étape, comprenant le waterboarding, a été sécurisée, mais le dernier mot revient au législateur. » Dans un mémo rédigé en août 2002, le substitut du procureur général, Jay Bydee, autorise les techniques d’interrogatoire comme le waterboarding, la privation de sommeil et les coups tant qu’elles n’ont pas pour intention de causer de sévères douleurs.
Les interrogatoires de la CIA étaient brutaux et bien pires que ce que l’agence prétendait.
Sur une vidéo enregistrée par la CIA, on voit des gardes verser de l’eau dans la bouche et le nez d’un Abou Zubaydah enchaîné à une civière, jusqu’à ce qu’il suffoque. Le prisonnier de 31 ans implore leur pitié, répétant qu’il ne sait rien des plans d’Al-Qaïda. En vain : jusqu’à son transfèrement à Guantánamo, en septembre 2003, il est soumis à 83 waterboardings. Le Saoudien perd son œil gauche. Apprenant qu’il recevait des antidouleurs, George W. Bush se serait écrié : « Qui a donné l’autorisation de lui donner des médicaments ? » Il n’en recevra plus.
John Kiriakou a travaillé avec Gina Haspel « dans un centre anti-terroriste de la CIA » dont il préfère ne pas révéler l’endroit. « Elle était surnommée “Bloody Gina”[Gina la sanglante] », se souvient-il. L’agent n’a en revanche fait que croiser les deux psychologues engagés par la CIA, Bruce Jessen et James Mitchell. Revenu du Pakistan en 2002, il donne sa démission deux ans plus tard. « Je venais de divorcer et mes fils étaient avec mon ex-femme dans l’Ohio », explique-t-il.
L’ombre en lumière
Dans son isolement, Abou Zubaydah n’était pas seul. Entre 2002 et 2004, 113 personnes ont été capturées par la CIA. 39 ont été soumises à ce que l’agence appelle par euphémisme des « techniques d’interrogations améliorées ». Cela comprend le waterboarding, la privation de sommeil, des épisodes de station debout prolongée et l’exposition au froid. L’Afghan Gul Rahman est mort dans une prison secrète située dans les environs de Kaboul appelée Salt Pit ou Cobalt. « Les interrogatoires de la CIA étaient brutaux et bien pires que ce que l’agence prétendait », a conclu un rapport sénatorial en 2014. De plus, « l’usage de techniques d’interrogations améliorées n’était pas un moyen efficace d’obtenir des informations correctes ou d’emporter la collaboration des détenus ».
Les méthodes employées se basent pourtant sur une épaisse littérature scientifique. Dès 1963, la CIA commet un guide de 128 pages pour obtenir des informations de la part de « sources résistantes ». Ce Kubark Manual enseigne que « la peur de la coercition vient en général davantage à bout des résistances que la coercition elle-même. La menace d’infliger de la douleur, par exemple, peut entraîner une peur plus dévastatrice que la sensation immédiate de douleur. » Dans le livre de 1979, The Search for the “Manchurian Candidate”: The CIA and Mind Control, le diplomate John D. Marks révèle une grande quantité d’expérimentations menées par l’agence. Celle-ci teste des drogues afin de faire parler les détenus récalcitrants, sans beaucoup de succès. Elle recourt aussi à des psychologues.
Lorsqu’ils sont sollicités après le 11 septembre 2001, James Mitchell et Bruce Jessen ne se contentent néanmoins pas de prendre de relais de leurs prédécesseurs. « Les attentats ont changé la manière de procéder de la CIA », indique David Cole. « C’est l’administration Bush qui a créé un programme de torture. » À partir d’un manuel trouvé chez un informaticien du groupe terroriste à Manchester en 2000, les deux psychologues rédigent un document intitulé « Contre-mesures pour les techniques de résistance aux interrogatoires d’Al-Qaïda ». Quoi qu’ils l’introduisent en précisant ne détenir aucune expertise « en culture arabe et sur l’organisation Al-Qaïda », leur instructions font semble-t-il loi. Une note de la CIA issue de la prison de Cobalt, affirme que « Jim et Bruce vont trouver les meilleures pressions physiques et psychologiques nécessaires à exercer pour amener cet individu à coopérer aussi vite que possible ».
Restées jusqu’ici dans l’ombre, les prisons secrètes de la CIA sont dévoilées par un article du Washington Post paru le 2 novembre 2005. Jose Rodriguez ordonne alors à Gina Haspel de détruire les 92 vidéos d’interrogatoires, dont celle d’Abou Zubaydah. Interrogé à propos des soupçons de torture qui pèsent sur la CIA, George W. Bush continue de nier. John Kiriakou ne le supporte pas. Dans une interview publiée par ABC News le 10 décembre 2007, l’ancien agent décrit l’arrestation de Abou Zubaydah et ses séances de torture. Le Saoudien n’était pourtant pas un hiérarque d’Al-Qaïda, ni même un de ses combattants. Tout juste a-t-il obtenu des documents pour certains d’entre-eux. Mais tout porte à croire qu’il ne mentait pas lorsqu’il assurait ne rien savoir.
À son arrivée au pouvoir le 20 janvier 2009, Barack Obama ordonne la fermeture des prisons secrètes de la CIA et interdit les interrogatoires coercitifs. « La loi américaine a toujours interdit la torture en accord avec le droit international », précise David Cole. « Mais l’administration Obama et le Congrès ont rédigé une loi disposant que n’importe quel détenu ne peut pas être soumis à des méthodes qui ne sont pas listées dans un “manuel de terrain de l’armée”. » Tout ce qui ne s’y trouve pas est par conséquent clairement exclu. « Nous ne pouvons pas être tout à fait sûr que les tortures ont cessé, mais aucun témoignage de waterboarding n’a été rapporté depuis », observe le juriste.
Les efforts des Démocrates pour mettre fin aux sévices ne les ont pas empêchés de « lancer une guerre aux lanceurs d’alerte », déplore John Kiriakou. En plus d’avoir refusé de se prononcer sur la destruction des vidéos d’interrogatoires de CIA, en novembre 2010, le département de la Justice engage des poursuites deux ans plus tard contre l’ancien agent, responsable d’avoir révélé les noms de collègues. Personne n’est inquiété pour la mort de Gul Rahman. En revanche, peu après le début du procès, fin 2012, la commission sénatoriale sur le renseignement lance une enquête sur le programme de détention et d’interrogation de la CIA. Lors de la publication, en 2014, Barack Obama reconnaît que « ces techniques ont causé un tort significatif à l’Amérique et ont rendu plus difficile la poursuite de nos intérêts avec nos alliés et partenaires ».
Aujourd’hui, John Kiriakou ne dit pas autre chose. Non seulement les agissements américains ont envoyé un mauvais messages aux alliés des États-Unis, mais ils ont selon lui alimenté la rhétorique terroriste : « Les abus commis dans les prisons irakiennes sont des outils de recrutements pour Al-Qaïda et l’État islamique », regrette-t-il. Quand il a appris la nomination de Gina Hagel, Kirkakou était « dégoûté ». « Je pense qu’elle ne sera pas inquiété, car c’est trop tard », ajoute-t-il. Il n’exclut pas que la torture soit instituée à nouveau sous sa direction. « Tout peut arriver avec Donald Trump », abonde David Cole. Pendant la campagne présidentielle, en septembre 2016, le milliardaire avait affirmé qu’il souhaitait employer des techniques « bien pires que le waterboarding ».
Couverture : Les quartiers généraux de l’agence. (CIA)