En ce jour étouffant du mois de juillet, Rick Dyer fonce sur l’autoroute, au sud d’Atlanta, à bord de son 4×4 Toyota aux allures de tank. Son engin est si démesuré qu’il en devient comique, avec ses néons sur le toit et son extérieur en vinyle noir mat. Si Batman conduisait une Jeep, elle ressemblerait à ça.
Arrivé près de la sortie menant à une sapinière réservée aux commandes de Noël, Dyer opère un brusque virage dans un terre-plein en pente et poursuit sa course dans un champ de mauvaises herbes. Il débouche sur un étroit chemin poussiéreux au bout duquel, après avoir roulé sur un tas gigantesque de troncs d’arbres, nous arrivons enfin dans une petite clairière qui jouxte un terrain de caravanes. Dyer, 37 ans, porte un T-shirt et un short rouges assortis d’une casquette camouflage frappée d’un logo Bigfoot. Sa barbe entretenue encadre un sourire espiègle. « Allons traquer le Bigfoot », annonce-t-il. C’est ainsi que, quelques instants plus tard, nous nous retrouvons garés à côté d’une caravane où deux garçons s’affairent autour d’un barbecue rouillé. « C’est vous qui avez appelé au sujet de Bigfoot ? » lance-t-il, prenant les deux gamins au dépourvu. Nous voici bientôt entourés d’une petite foule qui écoute Dyer expliquer qu’une personne dans un mobile-home tout près d’ici l’a appelé pour lui dire que son véhicule s’est fait attaquer par Bigfoot. « Je suis allé voir, la portière de sa voiture a été arrachée », raconte Dyer sans s’alarmer davantage. Une voix s’élève pour demander de quelle voiture il s’agit, et notre homme donne une marque et un modèle, et annonce qu’une dépanneuse est en route. S’ils remarquent quoi que ce soit, Dyer les enjoint à le contacter via son site Internet. « Qu’est-ce que vous ferez si vous le trouvez ? » interroge un homme affublé d’un maillot de basket et de lunettes de soleil. « J’en ai déjà tué un, à vrai dire », répond Dyer.
L’imposteur
Les deux garçons le dévisagent, effarés, tandis qu’il leur affirme, pour montrer sa bonne foi, qu’il suffit de le chercher sur Google. Ils pourront y trouver le récit de la fois où il a capturé un Bigfoot. Photos à l’appui. Sur quoi les garçons décampent à la recherche de la voiture sans portière. Il est étrange de voir à l’œuvre un imposteur aussi doué. Mais Dyer reste imperturbable. Pour lui, mentir au sujet d’un des mystères les plus tenaces de la nature sauvage américaine ressemble à la comédie d’un catcheur professionnel qui entre sur le ring. « Je suis là pour divertir », aime-t-il à répéter. « Libre aux gens de me croire ou non. »
Voilà désormais plus d’un demi-siècle qu’un journal de Californie du Nord a publié la une qui a rendu « Bigfoot » célèbre.
Voilà désormais plus d’un demi-siècle qu’un journal de Californie du Nord a publié la une qui a rendu « Bigfoot » célèbre. Au cours des décennies suivantes, personne n’a pu apporter la preuve irréfutable de l’existence de la colossale créature simiesque également appelée Sasquatch (au Canada), Yéti (dans l’Himalaya), ou encore Skunk Ape (en Floride). Mais le nombre de témoignages oculaires, de photos floues, et de films courts de médiocre qualité ne cesse d’augmenter. Les récentes observations soi-disant étayées par des vidéos YouTube pullulent, à l’instar d’émissions de télévision à succès telles que « 10 Million Dollar Bigfoot Bounty » (« Une prime de dix millions de dollars pour Bigfoot »), sur la chaîne américaine Spike TV – un programme de télé-réalité qui a débuté cette année –, ou encore « Finding Bigfoot » (« Trouver Bigfoot »), qui en est maintenant à sa cinquième saison sur Animal Planet. Sur le site Internet de la chaîne, on trouve même une « caméra Bigfoot », pour « une recherche de Sasquatch en continu ». On ne compte plus les associations, clubs, et autres musées portant des noms tels que le North American Wood Ape Conservancy ou le Bigfoot Discovery Project. À leur origine, de soi-disant « traqueurs » qui organisent des chasses au Bigfoot, des animateurs de radios en ligne, et des experts autoproclamés de la théorie de l’évolution. À côté de tout cela, les arnaques de Dyer, c’est du sérieux : il se vend comme un « maître de la traque », slogan qu’il met bien en évidence sur ses chemises camouflage. En retournant à la Toyota, Dyer éclate de rire : « Ça va leur faire plusieurs semaines ! » Et pourtant, cette étonnante petite aventure n’est rien en comparaison des canulars qu’il a montés auparavant.
Au cours de ces cinquante dernières années, le phénomène Bigfoot a été mêlé à tant d’accusations de tromperies (pieds de bois, costumes de fourrure) qu’il a quelque peu perdu de son éclat. Mais Dyer possède un vrai talent, plus rare. En véritable caméléon, ce monteur de canulars en série sans scrupules est capable de se créer un personnage différent à chaque nouvelle arnaque, du néophyte un peu gauche à l’évangéliste du Sasquatch, en passant par l’homme de scène à la P. T. Barnum. « Dans les annales de l’arnaque au Bigfoot, il a amplement mérité sa place au panthéon », déclare Benjamin Radford, rédacteur en chef adjoint de Skeptical Inquirer et auteur de Hoaxes, Myths and Mayhem (« Canulars, mythes et chaos »). En devenant le grand méchant loup du monde des Sasquatch, Dyer a bénéficié d’une attention hors norme de la part des médias, s’est fait un nombre incalculable de clients et de fans, et s’est attiré les foudres de ceux qui croient véritablement en l’existence de Bigfoot. Cette année, après l’un de ses derniers canulars, une pétition réclamant une inculpation contre lui a été déposée sur le site Change.org, mais elle n’a pas abouti. Pour le cryptozoologue Loren Coleman, qui signe Bigfoot! The True Story of Apes in America (« Bigfoot, ou la véritable histoire des singes en Amérique »), Dyer est un « phénomène de foire » dont on a bien du mal à se débarrasser.
Pour cette seconde espèce d’amateurs de Bigfoot, les recherches menées sont on ne peut plus sérieuses. Ce sont pêle-mêle des explorateurs des temps modernes, des enquêteurs amateurs, et même des chercheurs bardés de diplômes qui tentent non seulement de prouver scientifiquement l’existence de Bigfoot, mais aussi de le faire entrer dans le cercle de la recherche scientifique. Et malgré l’absence édifiante d’ossements, de dépouille ou d’une quelconque trace ADN, ceux-ci affirment qu’il existe de nombreuses preuves circonstancielles de l’existence de la créature. Pour tous ces fervents convaincus, Rick Dyer est bien plus qu’un simple amuseur : il met en péril un champ de recherches qui a déjà du mal à être crédible. Le fait qu’ils travaillent tous d’arrache-pied à la même tâche est l’une des grandes bizarreries de cette culture alternative très fouillis. Malgré cela, elle attire toujours autant de monde, ressemblant par certains côtés à une secte ou un club sérieux d’explorateurs, au sein duquel les camps s’affrontent, croyants contre sceptiques, plaisantins contre traqueurs, experts autoproclamés contre authentiques scientifiques. Tous essaient d’éclaircir le mystère Sasquatch, chacun à sa manière.
L’anthropologue
Le bureau de Jeffrey Meldrum se situe au premier étage d’un bâtiment de brique rouge, dans la ville universitaire de Pocatello, au sud de l’État d’Idaho. Dans cette pièce envahie de manuels d’anatomie, de biomécanique, de mammalogie et de livres sur la théorie de l’évolution, on trouve aussi des crânes en bois ou en plastique, des photos encadrées surréalistes d’ouakaris à gueule rouge et, cerise sur le gâteau, un gorille à dos argenté aux bras plantés dans le sol. Vient ensuite tout ce qui concerne Bigfoot : des centaines d’empreintes de pas en plâtre – qui seraient celles de Sasquatch – jonchent le sol, recouvrent la table de travail, et remplissent les étagères. On trouve également des esquisses et des miniatures, ainsi que des livres et des enveloppes étiquetées « poils ». À 56 ans, Meldrum porte une barbe blanche et un T-shirt noir, et braque sur moi ses yeux verts qui semblent me transpercer. « C’est Sasquatch, quand on le regarde avec des jumelles de vision nocturne », explique-t-il. Sur le mur du fond, un poster grandeur nature du plus célèbre Bigfoot de l’ère moderne : Patty. Il tient son nom de l’homme qui l’a filmé, James Patterson, un cow-boy sans emploi. En 1967, Patterson a réussi à l’immortaliser dans une vidéo tremblotante de quelques dizaines de secondes, alors que la créature marchait à grandes enjambées au bord d’un ruisseau, dans un bois de la Californie du Nord. Ce film, qu’il a réalisé avec l’aide d’un rancher du nom de Bob Gimlin et qui n’a jamais cessé de fasciner depuis, est toujours autant regardé, décortiqué et controversé.
Meldrum, anthropologue à l’université d’État de l’Idaho dont les travaux lui ont valu, fait rare donc remarquable, le soutien de la primatologue renommée Jane Goodall, a fait de l’évolution de la locomotion chez les primates sa spécialité, d’où son surnom de « docteur ès pieds ». Sa recherche scientifique sur Bigfoot a commencé en 1990 avec cette question : « Y a-t-il une espèce biologique derrière la légende ? » Depuis, Meldrum a analysé des centaines d’empreintes de pas, examiné des tonnes de poils, et a abouti à une hypothèse de travail. Il a traversé à pied des dizaines et des dizaines de kilomètres de l’Ouest sauvage – où il prétend avoir rencontré Bigfoot à plusieurs reprises –, et il a publié Sasquatch: Legend Meets Science (« Sasquatch : la légende rencontre la science ») en 2006. Non content d’avoir bénéficié des louanges de Goodall, il a gagné avec ce livre le soutien d’un des pionniers de la biologie de terrain, George Schaller, qui a écrit que Meldrum « démêle le fait de l’anecdote, de la supposition, et du fantasme », et qu’il a « plus apporté à ce champ de recherches que tous les experts ont pu le faire par le passé avec leurs débats et leurs polémiques ». L’année suivant la publication de son ouvrage, Meldrum a donné un nom scientifique et a répertorié l’ensemble des caractéristiques de l’énorme plante de pied légendaire de la créature. Il s’agit, d’après ses dires, de l’un des rares articles en faveur de l’existence du Sasquatch ayant passé l’épreuve du comité de lecture, faisant ainsi son entrée dans la littérature universitaire conventionnelle.
Quelques années plus tard, il a fondé une revue soumise à un comité de lecture qui publie les recherches dans le domaine du Bigfoot. Entre autres collaborations, il participe au projet d’envoi d’un drone pour survoler les zones d’habitat présumées de Sasquatch aux États-Unis, voire au Canada. Les recherches de Meldrum ont fait de lui un cavalier solitaire dans le monde universitaire et une figure publique invraisemblable dans le monde du Sasquatch. Il est devenu « l’homme de Bigfoot », l’autorité scientifique raisonnable et mesurée que tout le monde s’arrache, des organisateurs de conférences aux innombrables documentaristes, en passant par les reporters qui ne connaissent probablement rien à Bigfoot mais appellent pour savoir s’il ne connaîtrait pas un gars du nom de Rick Dyer, qui en aurait tué un. Car nos deux hommes se connaissent, et ils ne s’apprécient guère. Dans les années 1960, alors que Meldrum n’était encore un enfant, son père, qui tenait un supermarché Albertsons dans l’État de Washington, l’emmena voir un documentaire montrant la vidéo de Patty. Déjà fasciné par les serpents, les insectes et les dinosaures – en bref, tout ce qui se rapportait à l’histoire naturelle –, il ne fallut pas grand-chose pour le convaincre d’aller au Spokane Coliseum, où était projeté le film. Meldrum fut subjugué par l’image de Patty qui traversait l’écran au ralenti. « L’idée qu’un homme des cavernes put encore vivre quelque part à notre insu me fascinait », se souvient-il. Pour lui, la question de l’authenticité de la séquence ne se posait même pas : « Je me suis dit : “Il existe ! C’est pour de vrai !” Un nouveau mystère à explorer… » https://www.youtube.com/watch?v=lOxuRIfFs0w À l’époque, Bigfoot faisait à peine son entrée dans l’imaginaire américain. Meldrum ne savait rien des empreintes de pas trouvées quelques décennies plus tôt, qui avaient donné son surnom à Bigfoot. Il était également loin de se douter que pour les Hupas de Californie, pour les Anasazis du sud-ouest, ainsi que pour beaucoup d’autres populations, les légendes d’hommes des forêts sauvages et poilus étaient transmises de génération en génération depuis des temps reculés. Le terme « Sasquatch » provient directement des tribus Salish de Colombie-Britannique.
En 1993, Meldrum a reçu un appel de Richard Greenwell, un éminent cryptozoologue. Une équipe de tournage pour la télévision en train de filmer un documentaire en Californie du Nord aurait surpris ce qui ressemblait fortement à la description de Sasquatch. Cherchant l’avis d’un expert, l’équipe a contacté Greenwell, qui a proposé à Meldrum de se joindre à la partie. Meldrum, bien qu’il ne s’intéressât plus tellement à Bigfoot à l’époque, n’était pas un choix incongru : depuis des années, la théorie selon laquelle le Yéti était peut-être apparenté à un grand singe contemporain d’hommes préhistoriques allait bon train. Cette créature, éteinte selon toute vraisemblance, aurait peut-être survécu dans certaines « zones de refuge », ainsi que le suggérait le primatologue John Napier en 1973. Qui d’autre était donc mieux placé pour analyser ces données qu’un expert en primatologie ? Meldrum, sceptique, a accepté malgré tout. « Au début, je me suis dit qu’il serait facile de lever le voile sur la supercherie », se souvient-il. « Au lieu de quoi, j’ai été confronté à des détails tous plus irréfutables les uns que les autres. » La vidéo, de mauvaise qualité et prise de nuit, montrait tout de même bien sa démarche et ses poils de bras, aussi longs que ceux d’un orang-outan. Ils ont même pu arrêter sa taille : près de 2,50 m.
On n’obtient pas ça en enfonçant un bloc de bois dans la boue, songe alors Meldrum.
Puis, après une visite à feu-Grover Krantz, cet anthropologue excentrique de l’université d’État de Washington qui fut l’un des seuls professeurs à reconnaître l’existence de Sasquatch, Meldrum s’est rendu sur le terrain. Pour la première fois, il a analysé des traces fraîches attribuées à Bigfoot. Longues de 35 centimètres, ces quelques dizaines d’empreintes se dessinaient dans la terre boueuse des contreforts à la lisière de Walla Walla, dans l’est de l’État, sur le bas-côté d’une route étroite qui menait à une ferme. En se baissant, Meldrum a été ébahi : impossible de ne pas reconnaître les indices de l’authenticité du pied en question, un pied dont les dizaines d’os et d’articulations étaient entrées en interaction avec le sol. « J’avais sous les yeux les fissures que fait le pied en s’appuyant, et les marques qu’il produit en se relevant. Les orteils qui glissent, le pied qui se traîne. » On n’obtient pas cela en enfonçant un bloc de bois dans la boue, a alors songé Meldrum. Si canular il y avait, il devait nécessiter une personne dotée d’une connaissance subtile de l’anatomie du pied. « Agenouillé là, près de ces traces, je me suis posé cette question : “As-tu réellement envie de suivre ce chemin ? As-tu vraiment envie de consacrer une partie de ton temps, de ta carrière, à cette question, au risque de compromettre ta crédibilité ?” En contemplant ces traces, je me suis dit : “Comment faire autrement ?” »
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À bord de son engin, Rick Dyer nous mène à travers une banlieue prospère d’Atlanta, dans un quartier où se succèdent de vastes propriétés, d’élégantes maisons de brique rouge, et des greens de golf soignées. Arrivé devant l’allée d’une maison, il repère enfin ce qu’il cherchait : un 4×4 noir de luxe avec peu de kilomètres au compteur, vendu à un prix très bas. Dyer, qui porte sa casquette camouflage Bigfoot et sa chemise assortie de « traqueur expert », veut faire encore baisser le prix, et il a déjà pris la mesure de son interlocuteur. « Le niveau d’huile est bon, mais il sait pas ce qu’est un câble de démarrage. T’as devant toi le parfait pigeon à qui acheter une voiture. » Après avoir fait le tour du pâté de maisons, Dyer explique au vendeur que la transmission est morte, et qu’il faut la changer. La voiture ne vaut pas les 2 000 dollars demandés. Les deux hommes marchandent un peu, puis finissent par se mettre d’accord sur un prix : 1 400 dollars. Après quoi je demande à Dyer combien il va en tirer. « 5 500 cents dollars », répond-il. « Nouvelle transmission comprise ? » dis-je. « Pas besoin d’une nouvelle transmission », réplique-t-il en ricanant. « Mais faudra l’arranger un peu. »
Il est parfois difficile de démêler le vrai du faux des informations les plus simples, quand elles concernent la vie d’un homme qui ment pour gagner sa vie et semble n’entretenir aucun lien avec son passé. Lorsque je lui demande, par exemple, s’il peut me donner le numéro de sa sœur, il me répond par texto qu’elle n’acceptera jamais de me parler. Lorsque je lui demande alors qui est son plus vieil ami, il me met en relation avec un certain Jackie Pridemore, éleveur de poules de l’État de Virginie. Celui-ci me raconte qu’ils se sont connus il y a deux ans, après qu’il a écrit un texte de rap sur les exploits de Dyer dans le monde de Bigfoot. Dyer me révèle que sa mère est auteure-compositrice de musique country et qu’il ne peut donc pas me divulguer son nom, car ses « détracteurs » du milieu en profiteraient pour monter au créneau. On lui a déjà vandalisé sa voiture, me confie-t-il, et on lui a déjà joué des sales tours, à lui et son clan d’amateurs de Sasquatch. L’étrange entreprise de Dyer semble en partie motivée par l’appât du gain – il prétend avoir amassé des centaines de milliers de dollars – bien que, comme l’affirme Loren Coleman, les supercheries au Bigfoot ne rapportent pas tant que ça. (« On n’est pas en train de jouer en bourse », explique-t-il.) Ce qui semble motiver le plus Dyer, c’est d’être sous le feu des projecteurs, et il répète sans relâche son plaidoyer : l’univers de Bigfoot est rempli de pleurnicheurs qui se prennent trop au sérieux, et s’il monte des canulars, c’est parce qu’à l’instar du Père Noël, Bigfoot apporte de la joie aux gens. Et Rick Dyer sait vraiment de quoi il parle, car Rick Dyer est le seul homme à avoir tué un authentique spécimen de Bigfoot. Il se complaît à semer la confusion : « Je veux que les gens écrivent que je suis un escroc, que je tourne autour du pot », s’exclame-t-il. « Je veux qu’ils écrivent les pires vacheries. Je veux qu’ils écrivent que je n’ai pas le corps de la bête, pour que le jour venu, lorsque je montrerai ce corps, tout ceux qui m’ont calomnié se sentent comme des idiots. » Au contraire de Meldrum, Dyer n’a jamais été un fana de Bigfoot. Petit garçon affecté d’un bégaiement, il n’a jamais vu le Bigfoot de Patterson et Gimlin de toute son enfance à Stockbridge – où il allait à l’école catholique –, ni été exposé aux rumeurs continuelles qui l’entouraient. Comme par exemple le fait que la fourrure avait été créée par le maquilleur hollywoodien qui avait travaillé à la franchise originale de La Planète des singes. Dyer n’avait pas non plus entendu parler d’Ivan Marx, qui aurait été à l’origine de la supercherie du documentaire de 1976 The Legend of Bigfoot, non plus que d’un autre grand classique : le fait que les empreintes originales de Bigfoot trouvées dans le comté de Humboldt, dans l’État de Californie, auraient été réalisées avec des pieds sculptés dans du bois appartenant à un certain Ray Wallace. Après avoir un temps servi dans l’armée, ses intérêts se résumaient principalement, d’après lui, aux voyages – il est allée en Thaïlande, au Mexique, au Japon – et aux femmes : Dyer est père de sept enfants, nés de trois femmes différentes.
Mais en mars 2008, peu après avoir démissionné de son travail de gardien dans une prison d’État, il monte son premier canular. Il est alors en pleine randonnée dans le Tennessee avec un ami officier de police, Matthew Whitton. On ne peut pas vraiment parler d’inspiration. « J’ai dit : “Hé mec, j’ai vu Bigfoot !” » raconte Dyer, « et il m’a répondu : “Moi aussi.” C’était faux, bien sûr. J’ai dit : “On monte un canular ?” et lui a simplement répondu : “OK.” » Ils créent alors un site web rudimentaire et une page YouTube, sur laquelle ils postent des vidéos et font de la publicité pour des expéditions et de l’équipement. Ils se vendent comme « les meilleurs chasseurs de Bigfoot au monde » et, ainsi que l’affirme Dyer dans une vidéo, « détiennent la preuve irréfutable » qui va bouleverser « tout ce que vous pensiez savoir sur Bigfoot ». « On pensait qu’on aurait guère que quelques centaines de vues, mais ça a fait un carton. » Après un passage dans une émission de radio, les deux acolytes sont mis en contact avec un certain Tom Biscardi. Du genre impertinent, celui-ci se décrit comme un « authentique » chasseur de Bigfoot, originaire de Brooklyn mais vivant désormais dans la région de la baie de San Francisco. Il a lui aussi été accusé de canular et il détient et chapeaute la société Searching for Bigfoot (« En quête du Bigfoot ») établie en Californie. Elle a pour but d’enquêter sur les témoignages oculaires, et par l’entremise du site, vend tout un attirail d’accessoires dédiés à Bigfoot. À en croire Dyer, Bacardi lui aurait avoué savoir qu’ils ne possédaient pas la dépouille de la créature. « Mais on peut se faire beaucoup d’argent », aurait-il ajouté. Dans la version de Bacardi, l’escroc, c’est Dyer. « C’est un véritable enfoiré », dit-il de lui. Dyer et Whitton se lancent alors dans la confection du faux cadavre. Ils ont prévu de mettre en scène et de filmer une autopsie, dans la même veine que le célèbre canular de l’autopsie d’un extra-terrestre des années 1990, explique Dyer. Il achète un corps en caoutchouc pour quelques centaines de dollars puis le remplit d’un mélange macabre d’os et d’entrailles d’animaux. Des boyaux de porc. Une mâchoire de vache. Et pour les organes génitaux, ils vont chercher du côté d’un abattoir. « Est-ce que tu sais combien il est difficile de se procurer des couilles de bouc ? » s’exclame Dyer. Ils disposent le corps dans un grand congélateur qu’ils remplissent ensuite d’eau, puis le branchent. Pour l’analyse ADN, Dyer a trouvé un opossum sur le bas côté de la route. Il en découpe un morceau et y mêle son sang, dans l’espoir, dit-il, que les analyses reviennent avec un résultat humain positif.
Aux dires de Dyer, Biscardi avait aimé ce qu’on lui présentait, et avait accepté de payer 50 000 dollars pour le produit fini. Biscardi prétend n’avoir jamais vu le corps. « Ils m’ont apporté un morceau d’intestin », se souvient-il. Sur le parking du palais de justice du comt, dans la banlieue d’Atlanta, Dyer et Whitton reçoivent leurs 50 000 dollars en espèces, et le congélateur est chargé dans un camion de déménagement et conduit jusqu’à la « cache », en dehors de l’État. Après quoi les deux compères prennent l’avion jusqu’en Californie, où Biscardi a planifié une conférence de presse pour le 15 août 2008 à midi, à l’hôtel Cabana de Palo Alto. Dans un communiqué de presse, Biscardi a laissé filtrer quelques détails juteux : Dyer et Whitton ont trouvé la créature dans une forêt au nord de la Géorgie. Elle pèse plus de 200 kilos. Les analyses ADN sont en cours, et les résultats seront présentés au cours de la conférence. C’est ce dernier détail, explique Benjamin Radford, qui assure le succès du canular : personne n’avait jamais fait miroiter la promesse de cette merveille de la science moderne qu’est l’ADN à un public désireux d’une preuve formelle. Ils attirent grâce à cela l’attention des médias. La plupart des journalistes sont sceptiques, mais ils sont nombreux à suivre l’affaire. Les chroniques se multiplient non seulement dans les journaux locaux, mais également dans Scientific American et le New York Times, ainsi que sur CNN et NBC. « Putain, ce que c’était intense », se remémore Dyer.
Le biologiste
Nous sommes à présent dans le Wyoming sauvage, par une nuit d’été froide et humide, et j’ai une lunette de vision de nuit collée à l’œil droit. Dans le lointain, la lueur vert et noir de la limite des arbres m’évoque un écran d’ordinateur des années 1980. Près de moi, le binôme de recherche de Meldrum, le maigre biologiste John Mionczysnki, est assis sur un siège en toile, accordéon en main, et joue un morceau traditionnel écossais qui ressemble à une berceuse, qu’il jure être un leurre apaisant pour les animaux. À intervalles réguliers, il troque son accordéon pour un projecteur et examine les feuillages. Devant nous, Meldrum est étendu sur son sac de couchage, et scrute l’obscurité à travers ses jumelles. Si nous nous trouvons dans cette partie marécageuse et infestée d’insectes du Wyoming, c’est parce qu’ici, les histoires de Sasquatch remontent à plus d’un siècle, des témoignages oculaires aux chasseurs d’élans qui rapportaient des faits qu’on attribue désormais à Bigfoot : quelque chose jetait des pierres dans leur direction. Plus tôt dans la journée, ils avaient passé deux heures pénibles à parcourir la zone, à faire ce qu’ils font souvent lors de ce genre d’excursion : mener l’enquête. Meldrum cherche des traces de Sasquatch : empreintes, poils, excréments.
Il trouve des pierres retournées – il s’agit certainement d’un ours – ainsi qu’un long chemin d’empreintes appartenant à un élan. Il tombe sur des touffes de poils accrochées à une branche. « Un cerf ou un élan », déclare-t-il. Mionczysnki, qui est aussi botaniste, répertorie la flore. Il prend note de ce qui pourrait satisfaire l’appétit d’un gros mammifère : les gaufres bruns, les joncs riches en glucides, les pins flexibles dont le fruit est grandement énergétique, les mares et leurs poissons, leurs insectes et leurs grenouilles, et enfin les chardons, le régal des gorilles. C’est une nuit de recherche plutôt banale pour Meldrum. Il y a quinze ans, les empreintes dans l’État de Washington avaient fait tellement impression sur lui qu’il en a oublié son pragmatisme habituel et a décidé de se consacrer sérieusement à la question de savoir si une créature ressemblant à un singe pouvait en être à l’origine. Le manque de preuves additionnelles ne le déroutait pas : on retrouve rarement les ossements des grands prédateurs moins répandus, et il est de notoriété publique que le recensement des fossiles est incomplet. Par ailleurs, la découverte de nouveaux mammifères – certains très gros – n’est pas chose nouvelle. En 1994, une espèce rare de bœuf a été localisée au Vietnam. L’année suivante, une race préhistorique de cheval a été découverte, qui errait au Tibet. En 2001, on a identifié le paresseux nain au Panama. La quête de Meldrum a donc démarré en fanfare. D’une part, il examine des moulages de pied et d’empreintes en plâtre qui semblent authentiques. Il en pense tellement de bien qu’il me confie : « Il s’agit de l’adaptation la plus élégante d’un primate bipède géant vivant dans des zones montagneuses escarpées. » Pour l’un de ses autres projets en cours, il travaille en collaboration étroite avec un designer en robotique, dans le but de réexaminer le film qu’il a vu pour la première fois à Spokane étant enfant. « Il est tellement facile de dire : “C’est seulement un homme dans un déguisement de fourrure.” Mais quand on compare cela à un homme en déguisement de fourrure… »
Une pétition a circulé dans l’Idaho, signée par plus d’une douzaine de collègues dénonçant le travail de Meldrum comme de la « science marginale ».
Puis il y a eu le travail de terrain, et l’espoir de trouver de l’ADN sur des poils, voire de réaliser une vidéo ou de prendre des photos d’excellente qualité. Et cela, ça nécessite de l’argent. Mais l’étude de Bigfoot en était encore à peine à ses balbutiements dans le monde universitaire. Comme l’observe David Daegling, anthropologue à l’université de Floride, dans Bigfoot Exposed : « Au sein de son univers enchanté, il est tout à fait naturel pour le folkloriste de rechercher des licornes. Pour un biologiste, c’est gâcher des ressources. » (Une pétition a circulé dans l’Idaho, signée par plus d’une douzaine de collègues dénonçant le travail de Meldrum comme de la « science marginale ».) Aussi, comme bien des chercheurs avant lui, Meldrum a trouvé des financements privés. Grâce aux fonds issus d’un homme d’affaires du Texas ayant fait fortune dans les hydrocarbures, d’une fondation de Californie et d’autres structures, il a pu organiser des expéditions de plusieurs semaines dans des coins reculés de l’Ouest où, souvent accompagné de Mionczysnki, il a passé de nombreuses nuits à écouter, observer, et attendre. Meldrum a quelques récits de rencontres issues de ces excursions.
Vers la fin d’une expédition d’un mois en Californie du nord, une nuit, il entend qu’on fouille dans le sac de son guide. Les deux hommes s’élancent hors de leur tente, mais quoi que ce soit, il n’y a plus rien. Peu après, Meldrum entend des bruits de pas. « J’entendais les pas qui se rapprochaient », se rappelle-t-il. « La chose a frôlé l’auvent de ma tente et heurté un piquet. » Il appelle pour être certain qu’il ne s’agit pas de son guide, puis bondit à l’extérieur. Pendant la course-poursuite, il entend l’intrus sauter dans un marécage, et lorsqu’il pointe sa lampe de poche vers le sol boueux, il distingue un schéma : droite, gauche, droite, gauche, chaque empreinte mesurant environ 40 centimètres. Puis, plus rien. C’est une histoire spectaculaire, mais c’est aussi la preuve la plus convaincante qu’a rapporté Meldrum de ses explorations. Il n’en a tiré aucune trace ADN, ni aucune vidéo ou photo. Lorsque je lui demande si cela le décourage, il me répond que la combinaison des variables (mauvais temps y compris) et de la nature de son travail – « on est en train de chercher une aiguille en mouvement dans une botte de foin » – rend ce genre d’expériences dans la chasse aux animaux sauvages très fréquentes. En se basant sur ce qu’il a vu, il est arrivé à la conclusion que Sasquatch est bel et bien réel, et qu’il s’agit d’un grand singe qui se tient debout, dont il existe environ deux mille spécimens à l’ouest du Mississippi, au Canada et aux États-Unis. Assis dans notre camp, notre regard va se poser sur un grand pin, situé au-delà d’une crique étroite et peu profonde, auquel Meldrum a attaché un appareil photo numérique à détecteur de mouvement. Si un Sasquatch choisit de nous rendre visite cette nuit, Meldrum et Mionczysnki pensent qu’il arrivera de la zone qu’ils ont examinée plus tôt dans la journée. Alors, nous attendons.
À l’été 2008, Meldrum est l’un des premiers à dénoncer le canular du nord de la Géorgie. Bien avant la conférence de Palo Alto, au cours de laquelle Biscardi distribue une photo en gros plan des dents – « Cela vous apportera la preuve qu’il ne s’agit pas d’un masque », déclare-t-il à la foule –, Meldrum confie au Scientific American que cela ressemble exactement à ce que c’est, à savoir « un déguisement assortis de quelques intestins pour faire meilleur effet ». L’affaire est démêlée en deux jours. Aux dires de Dyer, c’est une histoire d’argent. Quelqu’un de la soi-disante « cache » a réclamé plus d’argent, mais Biscardi a refusé de payer et, de crainte de se faire extorquer, a révélé la supercherie. Dans la version de Biscardi, il aurait reçu un appel d’un costumier prétendant que le corps entre ses mains correspondait exactement à son produit. Biscardi a alors ordonné à son associé de prendre le taureau par les cornes. « On m’a rappelé sept heures plus tard pour me dire qu’il s’agissait d’un corps en caoutchouc avec des entrailles », raconte Biscardi. Il a donc décidé d’en découdre avec Dyer et Whitton. « J’ai dit : “Vous n’auriez pas un truc à me dire ?” Et ils m’ont seulement répondu : “Non, non.” » Biscardi raconte qu’il a ensuite contacté la chaîne de télévision Fox News, et l’histoire des charlatans de Géorgie s’est propagée. Biscardi les a poursuivis pour escroquerie, et bien que sa plainte n’ait abouti à rien, Whitton a été démis de ses fonctions au commissariat du comté de Clayton. Les deux complices ne s’adressent plus la parole, et je n’ai pas réussi à contacter Whitton. En revanche, cette histoire a été pour Dyer pleine de débouchés dans le monde de l’arnaque. On le contacte à longueur de temps pour des chasses au Bigfoot, affirme-t-il.
Le documentariste
Dyer ne se fait pas prier. Il s’est réinventé et se présente désormais comme un réformé. « Il dit qu’il a vu Bigfoot, et que sa mission est aujourd’hui de se racheter », a expliqué Morgan Matthews, documentariste, à la Canada Broadcasting Company l’an dernier (Dyer allait bientôt faire une apparition dans un des films de Matthews). Dyer a fabriqué des T-shirts et des chapeaux, et emmené des gens faire des expéditions qui ne sont rien d’autre que des excursions de pêche, de deux jours à deux semaines, au Tennessee, au Texas, dans le nord de la Géorgie, en Californie et au Canada. Matthews fait partie de ceux qui l’ont contacté, car il travaillait à un projet sur les chasseurs de Bigfoot. C’est ainsi qu’a débuté le nouveau canular de Dyer, un conte alambiqué qui commence, bien entendu, par la mort bien réelle d’un véritable Bigfoot. Au cours de l’été 2012, Dyer et Matthews embarquent pour une exploration d’une semaine et demie dans la forêt qui s’étend à la lisière de San Antonio. Le matin du sixième jour, Dyer prétend s’être réveillé au son d’un craquement d’os. Il a passé la tête par l’ouverture de sa tente, et a vu ce qu’il décrit comme une créature géante au poil roux foncé. C’est cet instant, affirme-t-il, qui l’a fait passer du côté des convaincus. « J’étais en état de choc. Je ne croyais vraiment pas en l’existence de Bigfoot. » Matthews n’a pas répondu à mes demandes d’interview, mais Dyer assure que le réalisateur a enregistré la rencontre avec sa caméra HD. Dyer dit qu’il l’avait aussi sur son téléphone portable, mais ils n’étaient pas rassasiés. Ce jour-là, ils ont donc acheté une côte de porc chez Walmart, que Dyer a ensuite fixée à un arbre près de leur camp. Puis, ils ont attendu. Aux alentours de 11 h 30, Dyer aurait entendu quelqu’un approcher et des brindilles craquer. Il bondit hors de sa tente et, Matthews sur ses talons, prend la créature en chasse. Il a avec lui son fusil de chasse calibre .30-06, et Matthews sa caméra. Il finit par tirer trois coups, tuant net la créature. https://www.youtube.com/watch?v=ejrhdj9sRvU
Deux semaines plus tard, Dyer a mis son film en ligne sur YouTube, où il s’est fait une place au panthéon des vidéos de Bigfoot les plus controversées. À 47 ans, l’Australien Andrew Clacy, ancien caméraman pour des journaux télévisés et fana de Sasquatch depuis fort longtemps, fait partie des convertis. Il était au courant du passé peu glorieux de Dyer, mais n’en avait cure. « Tout le monde est passé au-dessus de ça, car nous pensions qu’il l’avait vraiment fait, cette fois », explique Clacy. « On pensait que ça l’avait remis dans le droit chemin. » Les choses ont tourné au vinaigre lorsque Meldrum s’en est mêlé. Deux chercheurs amateurs ralliés à la cause de Dyer sont venus le trouver à Pocatello, dans l’espoir de le convaincre de l’authenticité du cadavre. Une autopsie avait été pratiquée, et on avait pu fournir des échantillons d’ADN et de tissus, lui ont-ils rapporté. Et puis, il l’ont vu. Si Meldrum acceptait de l’examiner, il recevrait un chèque de 10 000 dollars. Si le corps se révélait être un faux, il pourrait l’encaisser. Lorsque Meldrum a décliné l’offre, ils ont monté l’enchère à 15 000 dollars. Meldrum raconte qu’il a imposé ses conditions : il réclamait des photos de haute qualité postées sur un site sécurisé – il vérifierait lui-même les références des experts qui l’ont examiné – et il voulait une clause de non contestation s’il décidait de les poursuivre pour fraude en cas de faux. « J’ai dit : “C’est à prendre ou à laisser”», se souvient Meldrum. Aucun accord n’a été trouvé, et une vidéo est apparue rapidement sur YouTube, dans laquelle un Dyer coiffé d’un chapeau de cow-boy et vêtu d’une chemise rayée à manches courtes tient d’une main un flacon de liquide inflammable, et de l’autre un exemplaire du livre de Meldrum, Sasquatch, Legend Meets Science. « Docteur Jeffrey “Ducon” Meldrum… », adresse Dyer à la caméra. Il fait sombre, et autour de lui, quelques personnes le regardent tandis qu’il continue de lire, tel un prédicateur ivre : « Il savait que ses empreintes étaient des fausses, mais il s’est dit : “Eh, ce qui est cool, c’est qu’on ne pourra jamais les comparer à quoi que ce soit.” Ça, c’était avant Rick Dyer. T’es cuit, Monsieur Connard. » Dyer badigeonne le livre et le jette au sol. Un des hommes dans l’assistance se lève et frotte une allumette. Puis, Dyer défait sa braguette. « Couilles rôties ! » s’exclame quelqu’un, et les rires s’élèvent.
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Meldrum fait de son mieux pour éviter un face-à-face avec Dyer, afin de ne pas laisser plus de place à la folie Bigfoot. Mais si l’un des buts du scientifique est de protéger Sasquatch des tabloïds et de forcer ses pairs, plus sérieux, à jeter au moins un œil aux données existantes, il ne semble pas avoir avancé d’un pouce. À quelques exceptions près. Dans son Bigfoot Exposed d’il y a dix ans, Daegling examine le travail de Meldrum sur les empreintes et conclut que le chercheur n’a pas envisagé d’alternative plausible aux données anatomiques. Quant à Patty, Daegling reste plus réservé, estimant que même si la « dynamique » de ses mouvements semble authentique, il peut tout à fait s’agir d’un déguisement très, très bien réalisé.
Il y a eu aussi, cette année, ce spécialiste en biologie moléculaire d’Oxford qui a publié la première analyse ADN systématique de trente poils venus du monde entier, tous attribués à des créatures ressemblant fortement à Sasquatch. Les résultats n’ont rien donné de bon pour Bigfoot – poils de cheval, de vache, de raton laveur, d’ours, et même d’homme – et Bryan Sykes, le biologiste en question, semble s’attrister du peu d’intérêt que suscite le sujet. « La science ne doit ni accepter, ni rejeter quoi que ce soit sans d’abord examiner les indices en sa possession », écrit-il. J’ai voulu savoir si Meldrum avait réussi à convaincre au moins un de ses collègues de prendre Bigfoot au sérieux. Dans ce but, j’ai préparé un sondage rapide et anonyme que j’ai envoyé à dix anthropologues de dix universités différentes spécialisés dans l’étude des primates. Dans ce sondage, je demande s’ils sont familiers du travail de Meldrum sur Bigfoot et ce qu’ils en pensent. Je demande aussi s’ils pensent que Bigfoot pourrait être une authentique espèce de primate et s’il a sa place dans l’étude scientifique. J’ai reçu trois réponses. Les trois connaissent Meldrum et respectent ses recherches en dehors de Bigfoot, mais aucun n’est convaincu que Sasquatch vaille la peine d’être pris en considération. Leur argument, en bref, est que Bigfoot est une impossibilité. « Qu’un mammifère aussi grand puisse passer inaperçu aussi longtemps dans l’Ouest des États-Unis est une aberration de la logique », affirme l’un d’entre eux. Quant à savoir ce qu’ils pensent que c’est, les trois répondent qu’il s’agit d’un canular. Ou, comme l’un d’entre eux l’écrit, « un mélange de canular, de confusion, d’hallucination et de folklore ». Meldrum a l’habitude de ces réactions. Il a bien essayé une fois de présenter une étude sur Bigfoot lors d’un colloque de l’Association américaine de l’anthropologie physique, mais sa proposition a été rejetée. Le président du colloque lui a rapporté les commentaires d’un des relecteurs : « Ce n’est pas un sujet qui intéresse la communauté des anthropologues, en général », a-t-il dit à son collègue. Meldrum est d’avis que les réactions de la communauté scientifique n’ont pas grand-chose à voir avec les preuves – bien qu’il ait publié une critique incendiaire de Bigfoot Exposed et ne soit pas tendre envers le biologiste moléculaire. D’après lui, c’est un problème de perception. La plupart des universitaires n’ont été confrontés qu’à de la mythologie de tabloïd. Ou aux canulars. Quant aux autres, ils se sentent submergés par l’intensité du monde des amateurs de Bigfoot. « Lorsqu’un scientifique respecté fait preuve d’une once d’intérêt pour le sujet, il est soudain inondé de courriers et de requêtes de la part de la communauté des amateurs enthousiastes. Et il y a des gens vraiment bizarres dans le lot. »
Dyer dit avoir demandé entre 5 et 10 dollars par personne, mais pour les arrêts sur la route, cela pouvait monter jusqu’à 100 dollars.
D’après Rick Dyer, le documentaire de Morgan Matthews, Shooting Bigfoot (« Filmer/Tirer sur Bigfoot »), était censé faire de lui un farceur repenti. Il pensait que le film montrerait la version haute définition de cette rencontre ensoleillée au petit matin, et il avait donc lancé un compte à rebours sur sa page Facebook jusqu’au lancement de Hot Docs, festival consacré aux films documentaires de Toronto, au cours duquel le film devait être diffusé en avant-première. « J’ai fait monter le suspense à des sommets », raconte-t-il. Cependant, le film ne contient qu’une seule scène, très brève, de cette nuit-là – Matthews courant à la suite de Dyer dans les bois, puis se faisant attaquer par une grande silhouette menaçante. Le visage et les bras de ce qui ressemble à un loup-garou traversent l’écran. Fin du film. Les spéculations sont allées bon train : est-ce que la chasse était une mise en scène ? Matthews a-t-il participé à un canular très bien orchestré ? Où se trouve la dépouille de la proie de Dyer ? Matthews est resté très évasif à ce sujet, affirmant à la CBC « qu’il s’est passé quelque chose d’extrême » à la fin de son film, qui « est peut-être ou peut-être pas une rencontre face à face ». Dyer prétend que le cadavre a été conduit en lieu sûr, et que ses actionnaires ont refusé de le dévoiler. Il perdait patience car il avait des fans à satisfaire, et il voulait profiter de l’attention qui lui était accordée. « J’y ai vu une opportunité », raconte-t-il. « J’ai dit : “Gagnons de l’argent avec un faux corps, et gagnons de l’argent avec un vrai corps.” » À la manière des spectacles de foires ambulantes qui ravissaient le public des XIXe et XXe siècles, il décide donc de faire sa tournée dans le Sud, tissant des contes merveilleux autour de Bigfoot. Preuves à l’appui.
Au cours des dernières semaines de l’année 2013, Dyer a mis sur pied une petite équipe, dont Clacy, le cameraman australien, et quelques fans. Il raconte qu’il a commandé à un fabricant de jouets situé à Spokane un Bigfoot au poil marron clair en latex et en polystyrène, le tout pour 4 000 dollars. Il a ensuite disposé sa créature, qu’il a nommé Hank, dans une boîte en contreplaqué et Plexiglas. Les gens pourraient la voir dans la remorque attachée à son camping-car. L’entreprise, qui, assure Clacy, était soutenue par deux investisseurs et un prêt de 80 000 dollars, parcourrait l’autoroute en vrombissant, chargée de publicités tapageuses impossibles à manquer, incluant une photographie géante de la tête de Dyer coiffée de son chapeau de cow-boy, avec pour légende un seul slogan : « Venez voir le seul et l’unique cadavre de Bigfoot. » Clacy clame qu’il ne savait pas du tout que Hank était faux. Il a quitté son foyer de Wodonga pour Los Angeles, où Dyer vivait à l’époque, car il croyait dur comme fer que Hank était la créature que Dyer avait abattue au Texas. « Nous voulions faire partie de l’histoire », explique-t-il. Dyer dément, et affirme que Clacy savait qu’il s’agissait d’une supercherie. Malgré des débuts difficiles à Phoenix en janvier, le Texas s’est avéré très lucratif. D’Amarillo à Houston, en passant par San Antonio et Katy, Hank est exposé dans des marchés aux puces et même sur le parking d’un magasin Home Depot, dans un cinéma Alamo Drafthouse, et s’arrête lorsque des automobilistes leur font signe, sur le bas côté. Dyer dit avoir demandé entre 5 et 10 dollars par personne, mais pour les arrêts sur la route, cela pouvait monter jusqu’à 100 dollars. On pouvait faire entrer dix personnes dans la caravane, et le numéro était relativement bref, rapporte Clacy. Il raconte l’histoire de Dyer tuant Hank, en utilisant les photos accrochées au mur pour étayer son conte. « Je pense que 95 % des gens nous croyaient », déclare-t-il, avant d’ajouter que même des taxidermistes et un docteur de la ville de Paris, au Texas, semblaient acquis à leur cause. Les médias restent incrédules.
À Las Vegas, avant même que ne débute leur tournée, un journaliste d’Esquire se demande pourquoi diable les gens croient un maître revendiqué du canular, tandis qu’un reporter du journal Christian Science Monitor demande son avis à Meldrum. « Ce truc est fabriqué de toutes pièces, à l’évidence. Ça sent l’autopsie d’extra-terrestre à plein nez. » Clacy raconte qu’il a eu de plus en plus de doutes, mais que le soutien des taxidermistes et du docteur ont apaisé ses soupçons (il pense désormais qu’il s’agissait d’un faux docteur). C’est finalement à Dayton, en Californie, au mois de mars, que Dyer lui aurait tout avoué. On est en pleine Bike Week, et les deux hommes se trouvent sur le parking d’une manifestation. « Il m’a dit qu’il “avait besoin d’un acte de foi”, rapporte-t-il. Je me sens complètement idiot. Je me suis fait avoir par un escroc. » Au cours des jours qui ont suivi, Dyer révèle le canular dans une longue vidéo sur Facebook, car il « ne veut pas que quelqu’un d’autre le devance ». Six mois plus tard, il prétend toujours être en possession du cadavre de la créature qu’il a abattue avec Morgan Matthews, et il s’enthousiasme toujours de sa tournée dans le Sud. « C’est du grand spectacle. Si cela vous plaît de croire que je trimbalerais un spécimen de cette importance dans une caravane à 10 000 dollars, libre à vous. »
Après ces mésaventures, Dyer a vendu Hank à un dispensaire de marijuana de Denver, baptisé « Mr Nice Guy ». Le propriétaire, Jimmy Smith II, raconte qu’il l’a obtenu pour 5 000 dollars, et qu’il compte lui construire un terrarium. « Je vois ça comme un investissement à long terme », explique-t-il. Lorsque je l’ai rencontré en juillet dernier, Dyer m’a confié qu’il prévoyait une conférence de presse pour le début de l’année suivante, au cours de laquelle il comptait dévoiler le corps de Bigfoot, pour de vrai cette fois, et qu’il proposait des visites pour 150 000 dollars. Mais au mois de septembre, il était déjà sur un nouveau projet : une chasse au Bigfoot dans l’État de Pennsylvanie. Un dimanche d’octobre, Dyer m’a envoyé un message pour me dire que son « équipe » avait abattu un Bigfoot dans la nuit. Il m’a envoyé des photos « exclusives » d’un corps enveloppé dans une bâche bleue, de ses amis déchargeant des sacs de glace d’un chariot, de lui, vêtu d’un chapeau et d’un short de camouflage, attachant quelque chose au toit de sa Toyota noire. Plus tard, j’ai reçu une image de ce qui ressemble à des intestins. « Les entrailles de Bigfoot », écrit-il. Ils auraient trouvé la créature non loin d’Hazelton, et comme la plupart des Bigfoots de l’est du pays, du moins si l’on se réfère à Loren Coleman, elle est de petit gabarit : 1,70 m pour moins de deux cents kilos. « Celui-ci est entre mes mains, et je peux le prouver », ajoute-t-il. Lorsque j’évoque les projets de Dyer avec Meldrum, il rit et me répond par le célèbre adage : « Trompe-moi une fois, honte sur toi. Trompe-moi deux fois, honte sur moi. — Et une troisième fois ? — Doublement honte sur moi ! » conclut-il en riant.
Traduit de l’anglais par Mélanie Mora Y Colazo d’après l’article « The Hunter, The Hoaxer And The Battle Over Bigfoot », paru dans Buzzfeed. Couverture : la foire ambulante de Rick Dyer, par Tim Stelloh.