Quentin Tarantino pourrait parler de la Deuxième Guerre mondiale pendant des heures. Dans le documentaire rendant hommage au réalisateur américain Samuel Fuller, tourné en 1996, on le voit s’enflammer pour Steel Helmet, l’un des tout premiers films sur le conflit. En devisant, il scrute les archives étagées au mur du garage de Fuller avec des yeux d’enfants. À 33 ans, le jeune scénariste veut déjà mettre le sujet à l’écran. Mais tous les garages du monde ont été fouillés, tous les greniers retournés. Les cinéastes ont creusé le sillon comme on travaille une tranchée. Pour se démarquer, son film à lui sera donc une fiction complète.

Treize ans plus tard, alors qu’Inglourious Basterds sort en salles en 2009, une histoire aussi folle que cette fable ponctuée par l’assassinat d’Hitler refait surface. Réelle, celle-là. L’historien américain Stephen Harding est en train de retracer les événements de la bataille du château d’Itter, en Autriche. Il n’en revient pas. Chaque pièce du puzzle qui prend forme devant lui est épique. À trois jours de la capitulation allemande, une improbable coalition de soldats américains, allemands et autrichiens est venue libérer les plus hautes sommités françaises capturées par le Reich. Le château d’Itter se trouve ainsi pris d’assaut par leurs tanks, puis sous le feu nazi. Une vraie aventure à la Tarantino que personne n’a encore racontée.

Le château d’Itter, en Autriche

Le casting inclut deux anciens chefs de gouvernement français, un ex-président de la République, un des meilleurs tennismen mondiaux, la sœur du général de Gaulle, l’ancien président du conseil italien, l’ex-secrétaire de la CGT fraîchement dissoute, le fils de George Clémenceau et une poignée de pétainistes. Harding a tellement d’éléments sur leur incroyable libération qu’il finit par publier un livre en 2013. Ce récit inédit, The Last Battle. When U.S. and German Soldiers Joined Forces in the Warning Hours of World War II in Europe, est sélectionné parmi les best-sellers du New York Times. Il est aussi traduit en 12 langues. 68 ans après les faits. Le succès et le pittoresque de cette histoire attirent immanquablement Hollywood.

En décembre 2015, The Picture Company et Studiocanal achètent les droits de l’ouvrage pour en tirer un film. Un premier scénario est rédigé par Bryce Zabel. Nommé réalisateur en janvier 2017, Peter Landesman se lance dans sa réécriture. « Les premières scènes seront tournées l’été prochain et le film sortira en 2018 », confie Stephen Harding. Pour l’heure, voici le récit de cette bataille méconnue. « La seule où des Allemands, des Français et des Américains ont combattu côte à côte. »

La forteresse

Une dernière forteresse se dresse devant le capitaine Lee ce 4 mai 1945. Du haut d’une colline du Tyrol autrichien, le gradé de l’armée américaine observe avec appréhension les bastions de la petite ville de Kufstein. Ses hommes inspectent les lieux. Quelques jours plus tôt, ils prenaient part à la libération de Munich, alors que les Soviétiques entraient à Berlin. Le IIIe Reich s’effondre comme un château de cartes. Mais Jack Lee craint qu’un réduit nazi se cache dans cette citadelle de la vallée de l’Inn. Vers 15 h 30, une bonne nouvelle arrive par la radio. Kufstein tombe aux mains des Alliés sans coup férir. Sur quoi, Lee reçoit l’ordre d’y établir une position défensive. Plus d’attaque à mener. Vu le piteux état des forces nazies, incapables de faire autre chose que de battre en retraite, cela signifie la fin des combats pour le 23e Bataillon de la 12e Division armée du corps XXI de l’armée américaine.

Le capitaine Jack Lee

À la Kommandantur, l’ambiance est tout autre. Après le suicide d’Hitler, le 30 avril, Heinrich Himmler, a émis l’ordre de tuer tout homme agitant un drapeau blanc. Le chef des SS somme les Allemands de ne pas baisser pavillon, tandis qu’il essaye de sauver sa peau en négociant en sous-main avec les Anglais et les Américains. En vérité personne n’est dupe, le régime succombe. Sitôt installés, les soldats de Jack Lee sortent le schnaps et le vin.

Quand soudain, une jeep de la Wehrmacht s’avance vers eux, drapeau blanc en évidence. Un bon signe ? Intrigué, le capitaine décide de s’entretenir avec cet officier déserteur. À l’étrange sourire qu’il affiche en revenant vers eux, les GI comprennent que la guerre n’est pas tout à fait terminée. Ce major allemand, Josef Gangl, vient demander de l’aide aux Américains qu’il a combattus sur le front normand. Pas pour lui et sa vingtaine d’hommes. Il s’agit de sauver des Français retenus dans le château d’Itter, à quelques encablures de là.

Plutôt que de rendre les armes, Gangl est prêt à les retourner contre sa propre armée. Si Lee accepte son offre c’est en partie car les deux hommes « étaient les mêmes », explique Stephen Harding. « Ces soldats peu politisés ont vu dans la mission d’Itter un travail à accomplir. Comme c’était le seul moyen de protéger les Français, ils l’ont fait. » Au cours de ses recherches, l’historien rencontre le fils de Gangl. Le portrait du déserteur se précise. « Il était dans l’armée avant la guerre et n’a jamais adhéré au Parti nazi », appuie Harding. « C’était d’abord un soldat, puis un Allemand. »

Jack Lee est d’autant plus convaincu que les prisonniers dont lui parle Gangl ne sont pas n’importe qui. Ce château qui servait autrefois d’hôtel a été transformé en prison pour VIP par les nazis. Derrières ses tours à créneaux se morfondent encore les anciens présidents du conseil Édouard Daladier et Paul Reynaud. Ils sont accompagnés du syndicaliste Léon Jouhaux, du double vainqueur de Roland-Garros par ailleurs ministre des Sports de Vichy Jean Borotra, des généraux Maurice Gamblin et Maxime Weygand, du colonel François de la Rocque, de Marie-Agnès de Gaulle et de quelques autres. Le président Albert Lebrun y est aussi passé. Un kaléidoscope politique très large. L’ambiance devait être au moins aussi animée que dans les pires émissions de télé-réalité.

Lorsque Édouard Daladier est transféré au château, le 2 mai 1943, il découvre avec émotion « deux rangs de prisonniers, une quarantaine d’hommes au crâne rasé, vêtus de bourgerons gris rayé de grandes bandes marron comme les forçats », selon son Journal de captivité. Certains lancent des sourires amicaux à cet homme qui, après avoir signé les accords de Munich, s’était opposé au régime de Vichy.

Dix jours plus tard, son pire ennemi Paul Reynaud arrive accompagné de Jean Borotra, resté fidèle à Pétain. Au premier, il n’adressera pas la parole. Avec le second, il échangera des balles de tennis. Car contrairement à ce que peut laisser penser Daladier, les conditions de détention sont loin d’être mauvaises. « Bien que le château d’Itter dépendît de l’administration de Dachau, les prisonniers y étaient bien traités », souligne Harding. « Ils mangeaient une nourriture correcte trois fois par jour, buvaient du vin, pouvaient fumer des cigarettes. Leurs chambres ressemblaient à celles d’un hôtel, elle n’étaient fermées que la nuit. » Non seulement il est possible de se promener dans la cour, mais aussi de s’exercer.

Chaque matin, à 7 heures, Jean Borotra fait son footing sous le regard admiratif de la garde nazie. De son côté, Paul Reynaud annonce à ses geôliers qu’il est « très bien ici ». Quant à Léon Jouhaux, il obtient sans mal que sa secrétaire le rejoigne. Le 7 septembre 1943, tout ce petit monde arrose l’anniversaire de l’arrestation de Daladier avec une bouteille de cognac « et une magnifique boîte de berlingots envoyée par ma sœur entre autres beaux cadeaux », écrit le « Taureau du Vaucluse ». Pour ces hommes, le pire était sans doute d’être enfermés avec des gens dont ils haïssaient les opinions ou la personnalité, juge Harding.

Les prisonniers ne sont pas les seuls à festoyer. Le 22 avril 1944, alors que les obus alliés pleuvent sur Paris, la garnison d’Itter célèbre l’anniversaire du Führer. « Un soldat m’a raconté la soirée », rapporte Daladier. « Bière, vin, et pour couronner le tout une scène d’orgie à la romaine grâce à la présence de huit femmes dans le rôle des bacchantes. Mais ces soldats SS font cela debout. » Encore quelques mois et le sinistre Reich sera à genoux. De leurs chambres, les ex-dignitaires français reçoivent la nouvelle du débarquement par la radio le 6 juin. Peu à peu, le commandant Sebastian Wimmer se tend. Le 30 avril, il est rejoint par celui de Dachau, Eduard Weiter. Il vient d’y faire exécuter 2 000 personnes. Au château, ce dernier se donne la mort le 2 mai.

La bataille

Profitant de la confusion, un électricien yougoslave s’enfuit le lendemain. Après avoir réussi là où Jean Borotra avait échoué à plusieurs reprises, Zvonomir Cuckovic se rend à vélo jusqu’à Wörgl, sans savoir que ce village est encore infesté de SS. Par chance, il tombe sur l’unité de la Wehrmacht dirigée par Josef Gangl. Lequel lui conseille de rejoindre Innsbruck, où la 103e Division d’infanterie américaine vient de s’installer. Mais pour être du bon côté de l’histoire, Gangl ne reste pas à rien faire. Muni de son drapeau blanc, il trouve Jack Lee à Kufstein le 4 mai. Celui-ci accepte d’engager huit volontaires et deux tanks. En passant par Wörgl, ils sont ralliés par quelques résistants autrichiens.

Le major allemand Josef Gangl

Dans le même temps, Sebastian Wimmer et ses hommes quittent le château avec armes et bagages. Il en reste cependant assez pour permettre aux résidents de se défendre contre les SS qui traînent dans les collines environnantes. Après avoir déminé un pont et dispersé un groupe d’Allemands, l’équipée de Gangl arrive à Itter.

Edouard Daladier raconte : « Des coups de klaxon retentissent. Nous nous précipitons et découvrons un capitaine américain avec cinq ou six hommes, dans un tank. Apparaissent également un major allemand et 15 soldats qui sont venus volontairement pour nous protéger. Le capitaine Lee, l’Américain, a un visage grossier, des manières rudes. Le major allemand Gangl, au contraire, est très poli, digne et triste. Si la politique américaine ressemble au capitaine Lee, l’Europe en verra de dures. Toasts, animation, deux jeunes Autrichiens résistants avec brassards et revolvers se joignent à nous. Surprenante réunion. »

Les places dans les véhicules étant trop rares pour évacuer tout le monde, le groupe décide d’attendre les renforts d’Innsbruck. Mais les nazis commencent à affluer sur ordre d’Himmler. Une nuit de tirs cède la place, au petit matin, à une journée sanglante. La chambre vide de l’officier Maurice Gamelin est soufflée par un obus, alors qu’un tank américain est désintégré. Reynaud, La Rocque, Clemenceau et Borotra contre-attaquent comme ils peuvent dans une sorte d’union sacrée. « Les prisonniers français étaient assez âgés », remarque Harding. « Mais ils ont pris les armes ensemble en dépit de leurs désaccords. » Alors qu’il tentait de repérer ses ennemis depuis un point d’observation avec Jack Lee, Josef Gangl est mortellement touché par un sniper.

La défense des prisonniers ploie sous les feu nourri des nazis. Un premier groupe en provenance d’Innsbruck arrive alors aux abords du château. Il n’est composé que de quatre personnes, dont seulement deux soldats. Le major américain John Kramer et le lieutenant français Eric Lutten ont été envoyés en éclaireurs, flanqués du journaliste Meyer Levin et du photographe Eric Schwab. Les reporters parcourent les ruines nazies à bord de leur jeep « Spirit of Alpena », l’un pour documenter les camps de concentration, l’autre à la recherche de sa mère. Avidement. « Nous étions comme des ivrognes qui ne peuvent arrêter de boire tant qu’il reste une goutte d’alcool dans la bouteille », dit Levin.

Par miracle, Schwab retrouvera sa mère au camp de Terezin, en République tchèque. Vers midi, les défenseur du château arrivent à court de munitions. Une situation qui pousse Lee à accepter que Borotra parte aller chercher des renforts, en se jouant de la vigilance des Allemands. Mais le temps presse. Supérieurs, ces derniers sont aux portes de la bâtisse peu avant 15 heures. « Amerikanische panzer ! » hurle soudain l’un d’eux, pris à revers par l’artillerie étasunienne qui arrive enfin en renfort. En une seconde, les troupes du Reich s’évanouissent dans la nature.

Le château en partie détruit par la bataille

La libération

Dans ses mémoires, Edouard Daladier attribue son sauvetage à « l’Allemande déportée, qui travaillait au “château” sous les ordres de l’intendante ». Pour une raison mystérieuse, il semble confondre Zvonomir Cuckovic, que tout le monde surnommait André, avec une certaine Andrée : « Quand les Allemands prirent la fuite en libérant les prisonniers, Andrée, au lieu de s’enfuir et se cacher, s’est rendue en bicyclette à Wörgl. À Wörgl, on se battait, dans la plus grande confusion, entre Américains et SS. Sans s’émouvoir, Andrée a été voir le major allemand et lui a exposé la situation. Celui-ci a pris contact avec le capitaine américain et tous deux sont venus à notre secours. En d’autres temps, il serait difficile de croire une telle histoire. » Il ne croyait pas si bien dire. 

Quoi qu’il en soit, sans les efforts de Cuckovic, « qui sait ce qui serait advenu de la politique française ? », s’interroge Harding. La mort des prisonniers aurait probablement donné un visage différent au pays car certains ont exercé un rôle politique après guerre : Daladier et Raynaud ont été députés sous la IVe et Ve Républiques tandis que Léon Jouhaux a fondé Force ouvrière. Du reste, leurs mémoires ont donné une autre vision de la France sous l’occupation. « Cette histoire a changé la façon avec laquelle le pays se regarde », juge Harding. « Elle montre que des figures de l’establishment ont réussi à trouver un moyen de travailler ensemble en dépit de leurs différences. »

Quant à Gangl, il a semble-t-il sauvé sa réputation in extremis. « Le livre est populaire en Allemagne », vante son auteur, « car Gangl n’était par un nazi barbare. Les Allemands peuvent le voir comme un homme bien à une mauvaise époque. » Ses frères d’armes n’ont en revanche bénéficié d’aucun traitement de faveur. Les soldats du bataillon allemand qui s’est battu à Itter pour la libération de ses prisonniers ont aussi été envoyés en rétention après-guerre.

Marie-Agnès de Gaulle et un G.I.
Libération du château d’Itter

Bien qu’auréolé de cette victoire, Jack Lee a mal vécu son retour au pays. « Il était très bon en situation de conflit, mais malheureusement, sa vie a mal tourné ensuite », dit pudiquement Harting. « Comme pour beaucoup d’autres, d’ailleurs. Faire la guerre est bien sûr effrayant, mais cela peut aussi avoir un côté excitant. » L’historien sait de quoi il parle : il a également été reporter en Irlande du Nord, en Bosnie et en Irak. « Mais par la suite, il arrive que des combattants se rendent compte que c’est la seule chose qu’ils savent faire. » Réfugié dans l’alcool, Jack Lee est mort en 1973 à l’âge de 54 ans.

La forteresse de Kufstein devant laquelle il fut rejoint par Gangl le 4 mai 1945 est devenue la prison de Sebastian Wimmer, le commandant du château d’Itter, rattrapé par les Alliés alors qu’il tentait de fuir. Sa femme Thérèse a alors contacté les anciens prisonniers français afin qu’ils intercèdent en sa faveur. Ce qu’ils firent. « Wimmer était logiquement considéré comme un criminel de guerre et aurait dû être jugé pour son rôle dans des massacres à Dachau et au camp polonais de Madjaneck », écrit Harting dans son livre. « Mais de manière inexplicable, il a été libéré en 1949. »

Trois ans plus tard, il mettait fin à ses jours à Dingolfling, en Bavière. Entre-temps, le château était redevenu l’hôtel qu’il était avant 1940. Il a gardé ses tours à créneaux et ses portes en bois. En venant du village, on y accède par le pont où sont passés les deux tanks américains. Innsbruck est à 70 kilomètres, la frontière allemande à 30. La première fois qu’il en a entendu parler, Harding était historien de l’armée à Washington.

C’était il y a trois décennies : « J’ai tout de suite mis les documents qu’un collègue m’avait confié de côté, car j’avais d’autres occupations. » Le jeune homme couvre des conflits en Europe, recouvre ces archives avec d’autres papiers, et finit par retomber dessus en 2004. Quatre ans plus tard, il publie un article dans une revue d’histoire. Quatre années supplémentaires s’écoulent avant qu’il ne décide d’en faire un livre. Une chance que personne d’autre ne se soit intéressé au sujet. « Je pense que c’est en partie parce qu’il s’agit d’une petite histoire qui s’est passée dans les deux derniers jours d’une très longue guerre », dit-il aujourd’hui. Une petite histoire qui fera peut-être un grand film.

Cinq anciens prisonniers autour du général McAuliffe, de la 103e Division d’infanterie
Paul Reynaud, Marie-Renée-Joséphine Weygand, Maurice Gamelin, Edouard Daladier et Maxime Weygand
Crédit : National Archives


Couverture : Le château d’Itter, surmonté de fusils allemand et américain. (Ulyces)