De Lisbonne vers le Sud, par la route frayée au cœur d’immenses plaines plantées d’oliviers, de pins et surtout de chênes-lièges, dont l’exploitation a longtemps fait vivre la région rurale de l’Alentejo, c’est la première chose que l’on voit quand on arrive à Grândola. Un long mur incurvé, carrelé de blanc et bleu comme la faïence des azulejos et surplombé d’un « cravo », l’œillet symbole de la révolution, dont le Portugal a commémoré les quarante ans en avril.

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« Seul le peuple ordonne »
Mémorial de Grândola
Crédits

On y lit, gravées, la partition et les paroles de l’autre symbole de la révolution, une chanson qui par son nom a fait connaître le village au monde entier : « Grândola, vila morena » – « Grândola, ville brune » –, de José Afonso, dit Zeca. S’il affiche le patrimoine local d’entrée, ce Mémorial est aussi porteur de deux messages, écrits en gros : « O povo é quem mais ordena » (« Seul le peuple ordonne ») et « Dá mais força à liberdade » (« Donne plus de force à la liberté »). Au dos du monument, signé Bartolomeu dos Santos et érigé pour les 25 ans du 25 avril 1974, on peut y lire la Constitution des droits de l’homme. Tout à côté, étendue sur un grillage en bord de route, une banderole scande : « Governo rua ! Fascimo nunca mais » (« Gouvernement dehors ! Le fascisme plus jamais »). Bienvenue dans l’une des fameuses « terres rouges » de l’Alentejo.

Un 25 avril

« Grândola, vila morena » ne méritait rien de moins qu’un monument. Conçue poème, née chanson, promue signal d’une révolution et devenue chant de résistance, elle survit non seulement à son auteur, mais aussi et surtout aux causes auxquelles les époques l’ont identifiée. C’est ce qui fait sa force, dit-on, et qu’on qualifie ici d’insurrectionnelle. Son épopée en procède : composée pour rendre grâce à la fraternité, l’amitié et l’égalité des Grandolenses, voilà qu’elle retrouve un demi-siècle plus tard une « incroyable seconde jeunesse », selon Mercedes Guerreiro et Jean Lemaitre, qui viennent de lui consacrer un ouvrage. « Au Portugal, et bien ailleurs en Europe, la chanson accompagne aujourd’hui les actions contre l’austérité sociale, devenant un hymne international d’union et d’espoir », écrivent les deux journalistes. Mais de quoi est-elle faite, cette chanson « qui pousse les peuples à se soulever » ? D’abord de pas. Des pas frottant le sol au diapason, en échos à ceux des paysans de l’Alentejo qui, lorsqu’ils revenaient du labeur aux champs, laissaient traîner les pieds et chantaient sur le rythme qu’ils créaient. Un hommage donc à une petite complainte rurale en pieds majeurs à l’écoute duquel certains s’imaginent volontiers une foule innombrable en marche. Viennent les paroles, poétiques, libertaires, d’abord chantées par un Zeca Afonso au timbre sans pareil avant d’être reprises, à pleins poumons, par un chœur d’hommes, comme un appel au ralliement.

Qu’évoque encore pour eux la chanson ? « Vinte e cinco de abril », répondent-ils, unanimes.

Grândola n’oublie pas. Nombre d’échos dans le village évoquent au tout-venant qui l’arpente l’héritage culturel de la chanson. Un Mémorial, des dessins sur les murs, une sculpture et une bâche à l’effigie de Zeca, des dépliants disposés ça et là rappelant qu’en ce mois de mai, on commémore le cinquantenaire de la chanson. J’en retrouve le programme dans le journal local Ecos de Grândola en date du 9 mai : des concerts, des conférences, des présentations de livres et une exposition sont prévus. C’est à l’inauguration de cette dernière, intitulée José Afonso : andarilho, poeta e cantor (marcheur, poète et chanteur), que j’ai prévu de me rendre en fin de journée. En attendant, de ce Mémorial qui tient lieu d’accueil, j’aborde à pied l’artère principale qui mène au centre, bordée de quelques bars, d’une station-essence et de petits commerces, peu fréquentés en ce début d’après-midi. Sur la rue Dom Nuno Álvares Pereira, c’est ainsi qu’elle s’appelle, du nom d’un héros militaire du XVe siècle qui conserva l’indépendance du pays face à la Castille, je ne croise guère que des petits vieux coiffés d’un béret, assis seuls ou par grappe à l’ombre d’un olivier, qui paraissent languir sous la chaleur écrasante. Qu’évoque encore pour eux la chanson ? « Vinte e cinco de abril », répondent-ils, unanimes, en référence à la date de la révolution des œillets. Dans la mémoire portugaise, « Grândola, vila morena » y sera à jamais associée. Et pour cause : elle en fut le détonateur. C’est en effet à sa diffusion sur Rádio Renascença le 25 avril 1974 à minuit, vingt minutes et dix-neuf secondes, que les capitaines du Mouvement des forces armées (MFA) se mirent en branle vers Lisbonne et renversèrent quarante-huit années de dictature, la plus vieille d’Europe occidentale. Le but de l’opération était double : s’affranchir du bourbier des guerres coloniales (en Angola depuis 1961, au Mozambique depuis 1962, en Guinée Bissau et au Cap-Vert depuis 1963) et instaurer la démocratie au Portugal. L’Estado Novo (l’État nouveau), le régime pensé et mis en place dès 1932 par António de Oliveira Salazar (mort en 1970), et continué par Marcello Caetano, n’y résistera pas. Ce coup d’État éclair et pacifique fut spontanément soutenu par la foule extatique des Lisboètes, qui envahirent les rues et décorèrent d’œillets rouges de saison les armes et les boutonnières de ceux qu’on appellera plus tard les « capitaines d’avril ». Ceux-là mêmes à qui le film Capitaines d’avril de Maria de Medeiros, sorti en 2000, rendait hommage, au premier rang desquels « l’inconnu du 25 avril », Salgueiro Maia, héros modeste de ce soulèvement. En avril et mai derniers encore, à l’heure des commémorations, c’était leurs visages que Lisbonne donnait à voir, via de grandes photos reproduites sur des murs blancs dans les lieux stratégiques de la ville où fut menée l’insurrection.

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Hommage au soulèvement du 25 avril
Rues de Lisbonne
Crédits : Vincent Barros

L’histoire retiendra que l’irruption populaire dans les rues lisboètes, malgré les instructions radiophoniques du MFA, concourra à l’arrestation des membres de la Pide, la puissante et tant redoutée police politique (qui ne craignit pas ce jour-là d’ouvrir le feu et de faire quatre morts). Ainsi donc le peuple de Lisbonne acheva-t-il de faire dudit coup d’État une « révolution ». Pourquoi cette chanson ? Et cette radio ? L’idée vint un mois plus tôt, après une lecture, à Álvaro Almada Contreiras, l’un des stratèges du MFA. Commandant et responsable des communications de la marine, ce dernier rencontra lors d’un séjour à Madrid un ancien prêtre chilien en exil qui lui offrit un ouvrage. Celui-ci racontait comment les supporteurs de Salvador Allende, dans la crainte d’un coup d’État fasciste (qui advint finalement le 11 septembre 1973 sous l’impulsion de Pinochet), avaient choisi comme signal l’émission de certaines chansons sur les ondes afin de mobiliser les forces démocratiques. L’idée plut à Contreiras et au MFA. Le commandant dut dès lors trouver la radio, de sorte que le message codé fût capté par les insurgés tenus aux aguets dans les casernes de Setúbal et de… Grândola, avant qu’ils ne fussent rejoints par vingt-quatre autres brigades militaires du pays. Par l’entremise de journalistes progressistes en délicatesse avec le régime, ce fut finalement Rádio Renascença. Une station qui appartenait à l’église et dont le programme de nuit, « Limite », jouissait d’une relative indépendance malgré la présence permanente d’un agent de la police politique dans les studios. Contreiras et le MFA imposèrent dès lors « Grândola, vila morena » comme signal du soulèvement, une chanson miraculeusement épargnée par la censure (qui n’en comprit jamais réellement le sens), figurant sur l’album Cantigas do maio de Zeca Afonso. Un artiste que les officiers de la marine avaient pris l’habitude d’écouter, à l’issue de leurs premières réunions clandestines en 1972, pour galvaniser les troupes.

La plus cinglante « grandolada »

Quarante ans plus tard, le groupe Renascença, qui compte désormais quatre radios, occupe toujours le même bâtiment à l’angle des rues Capelo et Ivens dans le quartier pentu du Chiado à Lisbonne. Ses locaux, que j’ai visités de passage avant de prendre la route pour l’Alentejo, ont largement été réaménagés. Le studio où fut diffusée « Grândola, vila morena » avant d’être pris d’assaut par les militaires du MFA est aujourd’hui occupé par « Sim – Assim, sim » , « la radio des vieux », plaisante-t-on au sein de la rédaction.

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Les studios otages des militaires du MFA
Quartier du Chiado à Lisbonne
Crédits : Vincent Barros

« La chanson de Zeca Afonso ne connaît pas la crise, elle ; on la chante encore beaucoup », m’explique Carla, journaliste, qui cite l’exemple de Vítor Gaspar, l’ex-ministre des Finances : « À chaque fois qu’il prenait la parole pour défendre l’austérité où que ce soit dans le pays, il y avait toujours un petit groupe d’opposants pour l’interrompre et entonner “Grândola”. » Gaspar a fini par démissionner en juillet 2013. « C’est devenu un chant de résistance contre une nouvelle forme de dictature, économique celle-là », appuie la journaliste. Vítor Gaspar ne fut pas le seul du gouvernement, loin s’en faut, à se faire « grandolar », néologisme désormais en vogue de la langue portugaise, « pour mieux rappeler les valeurs du 25 avril 1974 et tourner en dérision ceux qui les oublient », peut-on lire dans le numéro de mars de la revue l’Histoire, consacré au Portugal et à son « empire oublié ». Mais la plus cinglante « grandolada », autre néologisme apprécié, intervint le 15 février 2013 à la tribune du parlement portugais. Ce jour-là, en plein débat des députés sur d’énièmes coupes budgétaires, le Premier ministre, Pedro Passos Coelho (centre-droit), prend la parole pour justifier « la poursuite des sacrifices » qu’impose la cure d’austérité de la troïka (composée de la Banque centrale européenne, du Fonds monétaire international et de la Commission européenne). À peine se lance-t-il dans son discours de politique générale qu’un homme se redresse dans les travées et, d’une voix de stentor, débute « Grândola, vila morena », reprise par une trentaine de complices.

Ils étaient plus d’un million de citoyens portugais dans les rues du pays à protester contre l’austérité.

À droite de l’hémicycle, on s’étrangle. Que fait la police ? « Vous ne pouvez pas vous manifester de cette façon-là ! », tonne la présidente de l’Assemblée. Mais peut-on interdire aux gens de chanter ? Qui plus est un hymne dont la charge émotionnelle et historique rappelle à tous la liberté reconquise ? Le Premier ministre, d’abord stoïque, esquisse un petit sourire affligé, puis conclut : « On ne saurait être interrompu d’une meilleure façon. » Les policiers, hésitants, finissent par évacuer les importuns. De cette action, qui eut un retentissement international sur Internet (plus de 200 000 clics sur YouTube en quelques jours), Carlos Mendes en fut. C’est même lui qui en eut l’idée, soutenu par le mouvement Que se lixe a troika (« Que la troïka aille se faire foutre »), dont il est membre. Opposant dans sa jeunesse à la dictature, devenu chanteur, compositeur, et un temps architecte, Carlos vit aujourd’hui à Lisbonne. Par mail, il raconte : « Avec notre groupe d’activistes, on cherchait un moyen de mobiliser les gens pour la manifestation nationale qui était prévue quinze jours plus tard, le 2 mars. C’est comme ça qu’on a eu l’idée d’aller chanter au parlement. » Celui qui fête cette année ses cinquante ans de carrière artistique s’avoue « très surpris » de l’ampleur qu’a eu son initiative. « Je ne m’y attendais pas. Je savais que cette chanson avait du sens pour les Portugais, mais j’ignorais qu’elle en aurait pour d’autres. Il y a des choses que je ne peux pas expliquer, c’est comme ça ! Mais personnellement, je suis heureux et fier d’avoir placé le Portugal sur le devant de la scène grâce à une chanson qui représente pour moi la liberté. » Carlos, 67 ans, qu’on reconnait lors des manifestations portugaises avec son Borsalino et sa barbe poivre et sel à la Van Dyke, demeure « au front de l’activisme politique ». « L’objectif de Que se lixe a troika, reprend-il, est de créer les conditions pour que les gens manifestent, de leur rendre la parole. “Seul le peuple commande”, dit la chanson de Zeca Afonso. Nous allons nous battre jusqu’au bout pour dégager les hypocrites qui nous gouvernent et leurs politiques de soumission à la troïka, lesquelles ont conduit notre pays à un appauvrissement très violent. Nous allons redonner un sens au mot “peuple”. » Quinze jours après ce coup de théâtre au parlement, le 2 mars 2013, ils étaient plus d’un million de citoyens portugais dans les rues d’une trentaine de villes du pays à protester contre l’austérité, dont 500 000 à Lisbonne, soit la manifestation la plus importante depuis la révolution. Une marée humaine qui reprit à l’unisson « Grândola, vila morena » ; les anciens de mémoire, les plus jeunes à l’aide d’imprimés, unis derrière des banderoles comme autant de motifs de colère.

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La gare de Grândola
District de Setúbal, région de l’Alentejo
Crédits : Vincent Barros

Si le souvenir de ce déferlement est toujours vivace, l’effervescence est moindre à Grândola, en ce 9 mai, c’est peu de le dire. Il est bientôt midi et je me dirige vers la bibliothèque, à la façade crépie de rose et aux arêtes soulignées de blanc, à l’instar des maisons colorées que je découvre alentour. À l’intérieur, des gens de tout âge utilisent le wi-fi sur les ordinateurs mis à leur disposition gratuitement. Le calme règne. Sur l’étagère des revues, nombre d’entre elles, commémoration oblige, font leur une sur la révolution et son héritage. L’édition portugaise du Monde diplomatique consacre justement un dossier à « l’Alentejo : le travail et le peuple », pointant son improductivité, son abandon. Un article est consacré au film du réalisateur portugais Sérgio Tréfaut, Alentejo, Alentejo, qui porte la candidature à l’Unesco du « Cante », le chant polyphonique traditionnel de la région. Le « Cante » duquel s’inspirent largement la structure, les paroles et la musique de « Grândola, vila morena ». D’ailleurs, à peine installé, il ne faut pas cinq minutes pour qu’elle retentisse, je ne sais d’où, du dehors…

Zeca le malicieux

« C’est un hymne », sourit le maire, que je rencontre 200 mètres plus loin dans son bureau. Plus important que celui du pays ? « En tant que Portugais, je ne pourrais pas dire qu’il est plus important, mais il est plus connu à l’étranger, c’est certain. Il y a trois ans, lors des premières manifestations sur la Puerta del Sol à Madrid, c’est ce que chantaient les Espagnols », répond calmement mon hôte, élégant dans sa chemise blanche à rayures, dont il a pris soin de retrousser les manches sur ses avant-bras. Dans son vaste bureau du premier étage, où trônent encadrés l’étendard de sa commune et quelques photos, les rayons du soleil dardent la canitie partielle de son cuir chevelu et de ses sourcils – l’un brun, l’autre grisonnant. Après la révolution, António Figueira Mendes fut le premier maire élu démocratiquement de Grândola, qu’il a dirigée de 1976 à 1989. À 71 ans, il a été réélu le 29 septembre 2013, sous la bannière de la Coalition démocratique unitaire, frappée du marteau et de la faucille. « C’est un des chants de résistance les plus connus au monde, reprend-il. Il en existe une version russe, allemande, espagnole… Le chant a réapparu avec la crise. » Celui qui a connu la prison sous Salazar parce qu’il était communiste ne peut comparer les époques : « La lutte n’est plus la même. Aujourd’hui, on a la démocratie, on est libres, on peut s’exprimer… On se bat surtout pour conserver ce qui a été acquis il y a quarante ans. » À 18 h, l’édile prendra la parole pour inaugurer l’exposition consacrée à Zeca Afonso. « Quelqu’un de simple, un peu introverti, qui ne souriait pas tout le temps, dit-il. Il n’aimait pas se mettre en avant. » Du temps qui s’offre alors à moi, j’en profite pour me balader vers le centre, sur des routes d’abord goudronnées puis, chemin faisant, pavées de ce granit « clivé » typique du Portugal. Les maisons sont blanches et leurs toits de tuiles creuses, couleur Terre d’Amarante : pas de doute, je suis ici aux portes du Sud, peuplé d’autres villages de la même estampille mauresque. Parti de la mairie, je repasse devant la bibliothèque rose pour atterrir sur la place de la République, ombragée de palmiers, où trône la statue d’un homme qui porte haut les bacchantes et dont la main droite, une main d’orateur, s’élève au ciel.

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Tout est trop calme
Les rues de Grândola
Crédits : Vincent Barros

« Au docteur José Jacinto Nunes (1839-1931), hommage du peuple de Grândola », m’indique la stèle. J’apprendrais plus tard que ce municipaliste entêté dirigea presque sans discontinuer Grândola de 1870 à 1926, commune dont il fit un laboratoire du républicanisme, selon les archives locales, avant de devenir député et l’un des fers de lance de l’instauration de la Première République portugaise en 1910. Je quitte la petite place maintenant embaumée par la fumée de sardines grillées, tandis qu’un bistrotier en tablier évente un barbecue posté devant son bar, tout près de la caserne des pompiers volontaires. Seuls les crépitements font la nique au silence. J’aperçois déjà au loin le jardin central du 1er mai – énième hommage aux travailleurs –, que je rallie et en bord duquel je m’installe finalement, à la terrasse du restaurant A Coutada. La touffeur printanière est telle que les deux Super Bock commandées, et englouties d’une traite, ont tôt fait de m’amollir. Le temps devient élastique et la torpeur des lieux n’est lézardée que par l’écho des réactions d’une palanquée d’hommes aux infos et aux buts diffusés en boucle à la télé. Des quinquas portugais dont l’allure, à peu près identique à tous, est identifiable entre toutes : chemise ouverte, à manches courtes et à carreaux, jeans coupe droite, chaussures en cuir. Tout est bien calme, très calme… « Trop calme », me répond assis à la table d’à côté un jeune Grandolense, un de plus, qui travaille à la mairie, laquelle emploie, selon sa direction, près de 400 personnes. Un peu plus loin, à portée de regard, un homme dort, inerte sur un banc, non loin des allées bordées d’arbres où rivalisent les boulistes. En face, de l’autre côté du jardin, discute un couple de retraités sur le seuil du local du Parti communiste. La photo du Che en vitrine en devient amusante.

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Parti communiste portugais
Centre de Grândola
Crédits : Vincent Barros

Il est à peine 18 heures et déjà, à quelques encablures d’ici, dans le vieux centre bariolé, convergent une bonne soixantaine d’hommes et de femmes, de tous âges, vers l’entrée des Antigos Paços do Concelho, un ancien palais de justice au sous-sol duquel trois cellules de prison où l’on purgeait jadis de courtes peines ont été retapées à l’identique. À l’écart de cette petite foule compacte, élus en tête, se tiennent assis sur des bancs quelques anciens, les mains jointes sur leur canne, bien silencieux. Du discours du maire, qui ouvre l’exposition consacrée à Zeca Afonso, mais aussi des photos, chansons et lettres du chanteur punaisées sur les murs, l’on apprend que l’histoire de « Grândola, vila morena », bien avant sa destinée révolutionnaire et internationale, s’est d’abord écrite ici, le 17 mai 1964.

~

Retour aux origines. Ce jour-là, Zeca Afonso est invité à un concert par un cercle culturel au nom compliqué : la Société musicale Fraternité ouvrière de Grândola, abrégée en SMFOG, rebaptisée aujourd’hui Música Velha. Accompagné de sa femme Zélia, le natif de Coimbra, 35 ans, qui vit chichement de ses cours d’histoire et de ses chansons, dont plusieurs ont déjà été interdites par la dictature, est frappé au cœur par l’accueil et la conscience politique des membres de la SMFOG, la plupart communistes clandestins : il en sera marqué pour la vie. Musique, théâtre, foires du livre, séances de cinéma, débats et conférences, la SMFOG, financée par les dons de ses membres, exerce alors une sorte de magistère culturel dans la région. Les intellectuels du pays, sous l’éteignoir du régime de Salazar, et qu’on devinait en butte à celui-ci, y sont invités. José Saramago, futur prix Nobel de littérature, le premier de langue portugaise, y aurait participé, cite-t-on aujourd’hui pour l’exemple.

Il faudra sept ans à son auteur pour mettre ce poème en musique.

Quelques jours après le concert, qui fit salle comble, Zeca Afonso écrit à ses parents : « Si un jour je dois quitter ce pays, c’est le souvenir de ces hommes que j’ai rencontrés à Grândola et dans d’autres lieux identiques qui me fera revenir. » Aussi l’artiste envoie-t-il un poème aux membres de la SMFOG, «  une sorte d’évocation de la terre d’Alentejo et de son symbole encore vivant dans la mémoire de l’homme du peuple », précise-t-il : « Grândola, vila morena / Terra da fraternidade / O povo é quem mais ordena / Dentro de ti ó cidade ». « Zeca le malicieux, sous le titre “Grândola, vila morena”, n’a pas voulu honorer une ville, certes amicale. Ce qu’il visait, c’est Música Velha, le collectif de résistants, aux origines ouvrières et paysannes, sans chef véritable, au sein duquel chacun se dévoue dans un climat de totale égalité. En fait, “Grândola, vila morena” résume l’idéal socialiste et libertaire de José Afonso, une double hérésie au pays de Salazar », précisent Mercedes Guerreiro et Jean Lemaitre dans leur ouvrage. Il faudra sept ans à son auteur pour mettre ce poème en musique. Et ce par le salut d’un homme, un seul, José Mario Branco. Exilé politique à Paris et chanteur bien connu de la diaspora portugaise, ce dernier, convaincu du talent de son ami Zeca, réserva pour quinze jours le meilleur studio d’Europe. Un petit paradis niché dans un château du XVIIIe siècle, à Hérouville, dans le Val-d’Oise, à 30 km de la capitale française, par lequel étaient déjà passées les plus grandes vedettes mondiales : Elton John, Pink Floyd, Cat Stevens… C’est là-bas que Zeca Afonso enregistra son album Cantigas do maio. Une épopée artistique qui palpite encore par les images, les mots de l’expo de Grândola. L’inauguration de celle-ci terminée, la petite foule migre par-delà la place Dom Jorge dans le patio épuré de la « collectivité » Música Velha, pour boire un verre, rallumer la flamme du souvenir. C’est ici, dans la grande salle réaménagée d’à côté, que José Afonso donna son fameux concert du 17 mai 1964.

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Monument de Grândola
Hommage à José Afonso
Mort à Setúbal, le 23 février 1987

Pedro Costa, retraité bien balancé et membre historique de la collectivité, une figure locale en somme, nous raconte à l’heure de l’apéritif qu’il y assista, audit concert, et parmi deux bonnes centaines de spectateurs. Tous, précise-t-il, à l’œil des agents de la Pide, infiltrés incognito ou postés dans une voiture à la porte du bâtiment. Zeca Afonso à Grândola, pensez-vous… La réputation de l’artiste comme du village, tous deux sous-tendus par une sédition sourde, était déjà faite dans les journaux… De cette nuit de soufre, Pedro, lui, en garde un souvenir ému. En plein service militaire à l’époque, il rentrait de Lisbonne à chaque permission pour participer aux activités de la collectivité, dont il était membre. Issu d’une grande famille antifasciste, ses frères connurent la prison. De retour du bourbier angolais, lui connut les arrestations, la clandestinité, avant de s’établir comme horloger. On l’interroge sur la chanson, sa portée… « C’est une chanson libératrice, coupe-t-il, qu’on entonne quand on se sent oppressé. C’est pour ça qu’elle retrouve aujourd’hui tout son sens avec les mesures d’austérité. Des droits acquis il y a quarante ans sont chaque jours annulés. N’importe qui la chante, de droite comme de gauche. Même les néo-libéraux, car ils souffrent comme les autres. »

Grandolenses

Passe près de nous Luís Alexandre, président de Música Velha et patron des lieux. Je l’interpelle : la dernière fois qu’il a chanté « Grândola, vila morena » ? Il sourit : « La semaine dernière, pour les 102 ans de la collectivité. » Celle-ci compte aujourd’hui 492 inscrits (dont une quarantaine de réguliers), neufs profs et un maestro, payés par la mairie, pour l’orchestre philharmonique. Ce soir, les enfants qui le composent donneront à écouter leur version de « Grândola », « un hymne à la liberté », m’explique Luís Alexandre, 41 ans, crâne dégarni et traits fins, dont l’allure élancée et drapée d’un costume sombre ne cesse de se mouvoir parmi les invités. « Vous savez, dit-il en retirant ses lunettes de soleil accrochées à l’encolure de sa chemise blanche, ce que nous sommes en train de faire, là, autour du buffet, c’était interdit avant la révolution. On ne pouvait pas se réunir à plus de trois personnes. » Quelqu’un lui demande du feu, l’anecdote fuse : « Un briquet, par exemple, il fallait demander l’autorisation d’en posséder un au ministère, pour ne pas concurrencer l’industrie des allumettes… » Et qu’en est-il, aujourd’hui, du sentiment de liberté à Grândola et au Portugal ? Mes hôtes ont à dire. Certains se rembrunissent. Pour Isabel Revez, 57 ans, qui travaille à la mairie comme médiatrice culturelle, « le vrai problème du Portugal, c’est la corruption et l’évasion fiscale ». « Beaucoup de banques et d’entreprises ont placé leur argent dans des paradis fiscaux. Cavaco Silva [ex-Premier ministre de 1985 à 1995 devenu président de la République en 2006, le premier issu du centre-droit depuis la révolution], l’ami des patrons, est complice. C’est très grave. »

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La foule rassemblée pour chanter « Grândola »
L’œillet, symbole de la révolution
Crédits

Isabel, brushing brun acajou, larges lunettes et dents du bonheur, se dit de gauche sans être encartée au Parti communiste ni à aucun parti, à l’instar de pas mal de gens croisés et interrogés dans les rues de Grândola. « Pour justifier l’austérité, le gouvernement dit que les Portugais vivent au-dessus de leurs moyens, mais ce n’est pas vrai ! Que dit-il, le gouvernement, de mon salaire qui n’a pas augmenté depuis quatorze ans ? » enchaîne-t-elle. « Les conquêtes d’après la révolution en termes de santé, d’éducation, d’emploi, tout cela est en passe d’être détruit. » Atteinte d’une maladie rare, Isabel prend l’exemple du centre de santé de Grândola : faute de moyens, il n’y a plus de médecins. Elle est aujourd’hui obligée de se rendre à Setubal, à une heure de route, pour recevoir des soins. Isabel évoque enfin, exemples à l’appui, les plafonds de verre qui sclérosent la société portugaise, « faite par les hommes et pour les hommes ». Petite brune apprêtée et discrète dont le regard pétille, Mercedes Guerreiro, l’auteur du livre déjà cité, est également là, venue d’Aljustrel, autre village de l’Alentejo à la mairie duquel elle travaille, à trois quarts d’heure de route plus au sud. « Cette chanson, c’est un cri de révolte contre l’austérité, qui survit par les valeurs universelles qu’elle porte. “Grândola”, c’est un peu notre “Bella Ciao” », explique-t-elle, en référence à la chanson de protestation des « mondines » – ces saisonnières émondeuses et repiqueuses de riz travaillant dans la plaine du Pô, au nord de l’Italie – pour dénoncer leurs conditions de travail durant la Seconde Guerre mondiale. Chanson qui devint plus tard le chant de résistance des partisans italiens.

Sa bouche en « U » inversé et son regard pénétrant invitent aux égards : il s’agit de Zélia, sa veuve.

Le constat de Mercedes, plusieurs fois interrompue au téléphone par son fils qui a raté le bus scolaire, est sans appel : « La classe dominante est protégée, aux dépens de la classe moyenne, qui disparaît. Le pouvoir d’achat est inférieur à celui d’il y a quarante ans. Résultat, le pays connaît une émigration aussi massive que dans les années soixante, lorsque les gens fuyaient la dictature, la guerre coloniale, la misère. » Toutes les cinq minutes, selon les dernières statistiques, un Portugais fait ses valises pour quitter le pays. Avec un taux de chômage à 15,6 % (36 % chez les moins de 25 ans), ils furent 128 000 à chercher leur salut à l’étranger en 2013, au premier rang desquels de jeunes diplômés, dont des infirmiers, des médecins, des enseignants et des ingénieurs… « Il faut savoir qu’aujourd’hui au Portugal, insiste Mercedes, il y a des enfants dont le seul repas par jour est celui servi le midi dans les écoles, lesquelles sont obligées de rouvrir pendant les vacances pour qu’ils puissent manger. » La conversation s’ébruite, rebondit d’arguments en anecdotes. La fin de la tutelle de la troïka, la reprise timide de l’économie, à leurs dires, ne suggèrent rien d’autre que du scepticisme aux Grandolenses. De la résignation, aussi.

~

S’approche alors un membre de l’Associação José Afonso, basée à Setúbal, où vécut l’artiste à la fin de sa vie. On me montre un petit bout de femme à la chevelure châtain grisonnante, qui porte un pull rose, un collier de perles orange et noires et une épinglette en forme d’œillet accrochée près du cœur. Sa bouche en « U » inversé et son regard pénétrant à travers la monture noire de ses lunettes invitent aux égards : il s’agit de Zélia, sa veuve. Sa parole est rare, dit-on. Je tente alors une première approche, qu’elle balaie, avant de m’inviter finalement à la rejoindre une petite heure plus tard dans un restaurant, l’Espaço Garrett, du nom du grand poète romantique portugais. Une faveur, me fait-on comprendre. Je la retrouve en plein dîner, qu’elle partage entre amis. Je lui parle de mon reportage à Grândola. Des silences, d’abord, passablement gênants, précèdent ses réponses. Puis l’échange s’amorce. Zélia récuse l’idée d’un retour en force : « Cela fait des années qu’on la chante », énonce-t-elle, calmement, dans un français correct.

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Portrait de José Afonso
La maison de Zeca
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« Lors de la révolution islamique en Iran, par exemple, qui a hélas conduit les ayatollahs au pouvoir, le peuple de gauche la chantait déjà. Et les Portugais continuent de la chanter car, quarante ans après, nous sommes toujours sur le même champ de bataille. » Ce champ de bataille, pour l’heure, s’incarne sous mes yeux par la table qui nous sépare, défaite par le désordre des verres et des plats vides. Mes conquêtes sont les réponses qu’elle me consent, afin de refiler l’histoire qui unit son défunt mari au village de Grândola (où Zélia et ses enfants ont acheté une maison). Une idylle une fois contrariée : lorsque Zeca revint ici en 1976 pour donner un concert après les premières élections présidentielles, il se fit copieusement chahuter par des communistes sectaires qui ne lui pardonnèrent pas son ralliement à Otelo Saraiva de Carvalho, l’un des stratèges de la révolution, au détriment du camarade Octávio Pato, candidat du PCP. L’artiste dut quitter la salle sous les sifflets. Un épisode aujourd’hui tu des Grandolenses, qui exaltent plus volontiers l’héritage intemporel de la chanson « Grândola, vila morena ». Une chanson qui, selon Alberta Estrela, voisine de Setúbal et veille amie de Zélia, « souligne l’importance de respecter le peuple », dit-elle du bout de la table. « Et aujourd’hui, le peuple portugais n’est pas respecté. Ça va mal tourner. » « Avant la révolution, on se battait pour la liberté d’expression. Aujourd’hui, on se bat pour la liberté d’être », ponctue Zélia. Il est 22 h passées, il fait nuit noire, et je quitte la petite tablée. Quelques Grandolenses, à gauche, coulent une cerveja à la terrasse des bars qui bordent le jardin du 1er mai. Au loin, par-delà les ruelles pavées du vieux centre, vibre « Grândola, vila morena » dans les locaux de Música Velha. Cinquante ans plus tard, la voix rebelle de José Afonso tient toujours les consciences en éveil.

Merci à David Brito pour son aide précieuse lors de ce reportage.


Couverture : Manifestation du 1er mai à Porto en 1980, par Henrique Matos.