Les larmes du zainichi

Un drapeau nord-coréen s’agite le long de la pelouse synthétique du St Paul’s Sports Ground, dans l’ouest de Londres. Curieuse image. Ce stade où le modeste Fisher FC dispute ses rencontres de neuvième division anglaise accueille, en ce samedi 9 juin 2018, une petite Coupe du monde, à quatre jours de la compétition officielle. Ici, les nations en lice ne sont pas reconnues par la Fifa. Elles s’affrontent sous l’égide de la Confederation of Independent Football Associations (Conifa). Au bout d’un match de classement, les « Coréens Unis du Japon » viennent par exemple de ravir la onzième place au Tibet grâce au tir au but du milieu Tong Soung Lee. Derrière lui, au-dessus d’une grappe d’immeubles, le ciel bleu part en lambeaux au milieu d’épais nuages blancs.

Cette équipe de zainichi, comme on appelle les étrangers installés au Japon, regroupe des joueurs amateurs ou semi-professionnels. Tong Soung Lee est le seul à évoluer en Europe, sous les couleurs du Staines Town FC, club d’une banlieue de l’est de Londres. Membres de la Conifa depuis 2015, les Coréens Unis du Japon ont obtenu leur meilleur résultat lors de l’édition 2016 organisée par la République d’Abkhazie, dans le nord de la Géorgie, finissant septièmes sur douze. Autant dire qu’ils ne sont pas prêts de disputer la véritable Coupe du monde. D’autres l’ont pourtant fait avant eux.

Crédits : Conifa

Absente du mondial 2018, la Corée du Nord a participé deux fois à l’épreuve reine. Lors de l’édition anglaise de 1966, elle a même battu et du même coup éliminé l’Italie au cours de la phase de poule. Après avoir mené le Portugal 3 à 0 en quart de finale, elle s’est finalement incliné 5 à 3. Pour leur deuxième apparition au plus haut niveau, en 2010, les Chollimas ont retrouvé les Lusitaniens dans le groupe G, où figuraient aussi la Côte d’Ivoire et le Brésil.

En dehors du capitaine Hong Yong-jo, qui évoluait en Russie, les 23 sélectionnés vivaient tous sur le sol de la République populaire ou, dans le cas de deux zainichi, au Japon. Né sur l’archipel, le milieu An Yong-Hak n’a jamais fréquenté que les ligues nippone et sud-coréenne. C’est aujourd’hui lui qui entraîne les Coréens Unis du Japon. Quant au second, Jong Tae-se, on peut difficilement trouver meilleur ambassadeur pour Pyongyang. Au son du Chant patriotique nord-coréen diffusé en préambule du premier match face au Brésil, le 15 juin 2010, il a fondu en larmes. Son équipe a honorablement perdu 2 à 1 avant de subir une nouvelle correction du Portugal, 7 à 0. Et elle a été éliminée après une ultime défaite contre la Côte d’Ivoire, 3 à 0.

À 34 ans, ce zainichi est aujourd’hui le capitaine du Shimizu S-Pulse, en première division japonaise. Bien qu’il connaisse peu le pays de sa mère, Jong Tae-se a demandé à en porter les couleurs, alors qu’il aurait pu prétendre défendre celles du Japon ou de la Corée du Sud. Étonnant patriote doublé d’un bourreau de travail, il a gagné le surnom de « Rooney de Corée du Nord » en inscrivant 15 buts en 33 sélections. Au seuil du Mondial 2010, beaucoup de médias étrangers l’ont approché, intrigués. Jong Tae-se leur a fait savoir qu’il aurait pu gagner plus d’argent et d’attention s’il n’avait laissé parler son cœur.

Sous les couleurs du Kawasaki Frontale

« Je suis fier d’avoir le cœur nord-coréen et personne ne peut briser ça, c’est comme un diamant », répondait-il aux contempteurs de cette dictature isolationniste. Car à vrai dire, les Européens venus à sa rencontre peinaient à comprendre son amour pour un pays mis en coupes réglées par la dynastie Kim depuis 1948. D’ailleurs, la presse a tôt fait de pointer l’absence de quatre joueurs de la liste pour la rencontre face au Brésil. S’étaient-ils évanouis dans la nature afin d’échapper au régime totalitaire ? Personne ne semblait en douter. En fait, ils n’avaient simplement pas été retenus cette fois, mais continuaient à s’entraîner normalement. « Tout le monde pense que c’est un pays très dangereux, mais nous voulons montrer au monde notre gentillesse », faisait alors valoir l’avant-centre.

Muscle ton jeu

S’il était né au début du siècle dernier, Jong Tae-se n’aurait pas eu à choisir. Lorsqu’en 1932, sa grand-mère quitte la Corée pour aller chercher du travail dans une usine de textile de la préfecture d’Aichi, au Japon, elle n’a pas de frontière à franchir. Après avoir fait de la Corée un protectorat en 1905, Tokyo réprime toute résistance, tuant quelque 17 700 Coréens entre août 1907 et la promulgation d’un traité d’annexion en 1910. L’empereur redistribue alors librement les terres et impose le primat de la culture nippone. C’est particulièrement le cas quand éclate la guerre avec la Chine, en 1937. Pour envoyer les Coréens au front, il faut les assimiler.

Tandis que les mêmes livres circulent dans les écoles de chaque côté de la mer du Japon, les tentatives de promulgation de dictionnaires en langue coréenne sont étouffées. De Séoul ou Pyongyang, on envoie les hommes sur le front pendant la Seconde Guerre mondiale, et les femmes dans les bordels militaires. La nationalité japonaise n’est délivrée que sous condition : veuve deux fois, la grand-mère de Jong Tae-se perd sa citoyenneté en même temps que son mari. Au sortir du conflit, elle décide donc de fonder une école dans laquelle ses enfants pourront apprendre le coréen. À leur arrivée, les Américains la font fermer. Le nouvel établissement qu’elle ouvre plus tard n’est soutenu que par Pyongyang, Séoul refusant même de le reconnaître.

Entre autres élèves, la grand-mère de Jong Tae-se donne classe à ses cinq enfants. Il y a notamment une fille qui, une fois adulte, y enseigne à son tour. Mariée à un Sud-Coréen, elle donne naissance à Jong Tae-se le 2 mars 1984 à Nagoya. L’école dans lequel il fait son entrée est désormais contrôlée par le Chongryon, autrement dit l’Association générale des Coréens résidant au Japon, une organisation pilotée par Pyongyang. « Je suis né Nord-Coréen et j’ai été dans une école nord-coréenne comme beaucoup d’autres personnes au Japon », explique le joueur. Au pays d’Olive et Tom, il rêve cependant de la première division japonaise (la J.League) en jouant au ballon à l’école primaire.

« Il n’y a pas de foot professionnel au nord du 38e parallèle, où les matchs attirent des foules éparses », constate le correspondant en Asie de la BBC John Duerden. Or, à la sortie du lycée, Jong Tae-se veut en faire son métier. « Je ne jouais que pour les équipes réserves quand j’étais jeune et, comme je n’ai fréquenté aucun centre de formation célèbre, le chemin était loin d’être tout tracé », raconte-t-il. « J’étais inquiet pour mon avenir car l’Université coréenne du Japon que je fréquentais avait une mauvaise équipe. » Le footballeur aspirant se souvient avec amertume d’un essai au Yokohama F. Marinos, un club de l’élite. Dépossédé facilement du ballon par l’international Yūji Nakazawa, il doit combattre le sentiment d’être « inutile » par la musculation.

À la faveur d’efforts redoublés, le zainichi décroche un contrat au Kawasaki Frontale en janvier 2006. Il a alors 21 ans. Après avoir disputé quelques bouts de matchs la première saison, il entre pleinement dans la rotation du club en 2007, inscrivant 12 buts en 24 matchs. L’année suivante, son nom apparaît sur la listes des Chollimas appelés à participer aux qualifications pour la Coupe du monde 2010. « Comme je me sens Nord-Coréen, c’était un grand honneur d’être sélectionné », se souvient-il avec émotion. « J’avais de grandes attentes en rejoignant mes coéquipiers mais j’étais en fait un peu déçu. En Corée du Nord, les structures d’entraînement ne sont pas aussi bonnes qu’en J.League. »

Ses larmes ont marqué les esprits
Crédits : A-BB

Le hasard du tirage au sort se moque de la géopolitique. Dans le groupe B, la Corée du Nord retrouve son voisin du sud, avec lequel elle n’a jamais signé de traité de paix depuis la fin de la guerre, en 1953. Puisque Pyongyang refuse de voir flotter le « Taegukki » de Séoul dans son ciel, la rencontre du 26 mars 2008 est organisée sur terrain neutre, au stade Hongkou de Shanghai, en Chine. Cela n’empêche pas Jong Tae-se de ressentir une vive émotion. Pendant les hymnes, déjà, une larme coule sur la joue de l’attaquant. Au tour suivant, la République populaire s’appuie surtout sur une défense compacte pour rivaliser avec l’Arabie saoudite et l’Iran.

Oublié le « manque d’esprit combatif » que Jong Tae-se regrettait lors des éliminatoires pour le Championnat d’Asie de l’Est en février 2008. La République populaire y a notamment fait jeu égal avec le Japon au cours d’un match « très spécial » pour lui : « C’était l’aboutissement de tous mes efforts. » Finalement, en juin 2009, « tout le monde travaillait dur et avait une réelle volonté de gagner ». La Corée du Nord est en passe de retrouver la Coupe du monde, 44 ans après sa dernière et seule participation.

Exil

Ce 17 juin 2009, dans un hôtel de Riyad, Jong Tae-se et Ahn Yong-hak ont du mal à se relaxer. Sur l’écran de télévision de leur chambre, l’Iran s’achemine vers une victoire contre la Corée du Sud, leader déjà qualifié du groupe. En l’état, la Corée du Nord doit donc gagner en Arabie saoudite pour valider son billet. Heureusement, à la 82e minute, le milieu de Manchester United Park Ji-sung égalise, laissant à ses frères ennemis la possibilité de faire un simple nul pour finir deuxième. « Il nous a fait la meilleure passe décisive », reconnaît le Rooney nord-coréen. « Nous avons ensuite joué défensivement et je savais que peu de buteurs pouvaient pénétrer notre défense. » Au coup de sifflet final, il ne peut pas s’arrêter de pleurer.

D’après son récit, « les joueurs de l’équipe ont reçu un bel accueil à Pyongyang ». Lui n’a pas pu s’y rendre mais, à l’en croire, « tout le monde était très heureux de cette qualification, d’autant que ce n’était pas arrivé depuis 1966 ». Malgré leur fervent patriotisme, ni Jong Tae-se ni Ahn Yong-hak ne souhaitent vivre à Pyongyang. À Kawasaki, dans le sud de Tokyo, le premier arrive aux entraînement en écoutant du hip-hop dans son iPod après avoir laissé son Hummer au parking. Mais, plus que ce mode de vie inconcevable au pays du secret, ce sont ses larmes qui le font remarquer et l’obligent à changer de garage.

Pourquoi l’avant-centre pleure-t-il avant son premier match au mondial contre le Brésil ? Dans les minutes qui suivent la diffusion de la scène, toutes les spéculations sont permises, surtout celles qui incriminent le régime. Certains prétendent qu’il craint son retour au pays, sans savoir qu’il n’y a jamais résidé. D’autres imaginent qu’il regrette la défection des quatre joueurs officiellement portés disparus. Pourtant, les cas d’athlètes profitant d’une compétition internationale pour fuir sont beaucoup plus rares parmi les délégations nord-coréennes qu’au sein par exemple des équipes africaines ou d’Europe de l’Est pendant la guerre froide.

« Je respecte [l’ex-leader] Kim Jong-il, je le crois et le suis »

Jong Tae-se a bien des envies d’ailleurs. « Je veux jouer en Angleterre », confie-t-il au Guardian dès le printemps 2010, en taisant le test qu’il a raté chez les Anglais de Blackburn Rovers. « Quand j’étais au lycée, la Série A italienne était la ligue la plus populaire mais avec l’aide du câble, j’ai commencé à regarder le football britannique et j’ai vraiment aimé les stades, l’atmosphère et la passion. Il y a des années, je m’entraînais avec le maillot de Blackburn. Ce n’est pas commun, mais je l’ai acheté car j’aimais le maillot. » Finalement, il signe au VfL Bochum, en deuxième division allemande.

Le destin de ses coéquipiers en sélection est selon Radio Free Asia moins heureux. Les joueurs, raconte le média financé par le Congrès des États-Unis, ont été réprimandés pour avoir perdu leurs trois matchs à leur retour au pays. D’après ce récit qui n’a pas été vérifié, ils ont été publiquement humiliés pendant six heures sur une scène du Palais de la culture de Pyongyang. De son côté, Jong Tae-se est content de sa nouvelle vie en Allemagne, où il fait la rencontre d’expatriés japonais. Auteur de 10 buts en 25 rencontres au total, il se voit toujours comme « un représentant de la Corée du Nord ».

Sans doute ne sait-il pas que son temps en sélection est compté. Le 15 novembre 2011, il participe à la victoire de la Corée du Nord contre son pays natal, le Japon, 1 à 0. Ce sera son dernier match sous la tunique rouge. « Je ne sais pas pourquoi il n’est plus appelé », admet le spécialiste de la Corée du Nord Simon Cockerell. « Peut-être n’est-il plus assez bon ? Après tout, il ne s’est jamais entraîné avec la sélection et même un bon joueur ne peut pas s’intégrer à une équipe qui s’entraîne ensemble. » Alors qu’il a été recruté par un club de première division allemande, le FC Cologne, en janvier 2012, Jong Tae-se n’est pas convoqué pour le match de qualification pour la Coupe du monde du pays de ses aïeuls au Tadjikistan, le 29 février.

Brésil vs. Corée du Nord

Peu utilité par son entraîneur, l’avant-centre est vendu à l’une des principales écuries sud-coréennes, le Suwon Samsung Bluewings FC, en janvier 2013. Au sud du 38e parallèle, des groupes nationalistes lui reprochent son amour pour sa « patrie », la Corée du Nord. On s’agace notamment d’une vieille déclaration : « Je respecte [l’ex-leader] Kim Jong-il, je le crois et le suis », a-t-il un jour confessé. « La meilleure façon de gérer ça est de ne pas porter d’attention à Internet », balaye l’intéressé. « Et puis, sur 100 commentaires, 99 sont positifs et un négatif. » Ces menus ennuis n’altèrent en rien sa joie de se marier et d’avoir un enfant en Corée du Sud. En juillet 2015, à 31 ans, il rentre au Japon en signant au Shimizu S-Pulse. « J’aimerais me consacrer au club », déclare-t-il alors. « Je veux graver les mots “histoire” et “honneur” dans mon cœur et dans ceux des supporters. » Pyongyang est loin derrière.


Couverture : Jong Tae-se en larmes.