Les revenus de la presse
On peut lire dans le manifeste d’Usbek & Rica que votre métier est d’éditer le futur. Vous considérez-vous toujours comme des journalistes traitant du présent, ou plus du tout ?
À titre personnel, je ne suis pas du tout journaliste. Je n’ai jamais fait d’études de journalisme. Par contre, je fais travailler des journalistes, car je crois en leurs compétences et en leur expertise. Dans l’équipe fondatrice d’Usbek & Rica, il n’y a pas de journalistes. Et ça, c’est très important, parce que le changement vient de l’extérieur. Le fait qu’on ne soit pas journalistes et qu’on vienne sur ce secteur qu’est la presse fait qu’on peut insuffler du changement. C’est la première chose.
« En fait quand on parle du futur, on passe vite pour un charlatan si notre compréhension du présent n’est pas bonne. »
Après, pour répondre à votre question, on s’intéresse évidemment au présent. Usbek & Rica est un projet éminemment politique, donc on s’intéresse énormément à ce qui se passe aujourd’hui. Par contre, on essaie d’être utile, c’est-à-dire de tirer les fils et regarder loin devant. On lève le nez haut et on essaie de faire des propositions, de faire des hypothèses sur ce qui va se passer demain. Si on ne prend pas en considération ce qui se passe aujourd’hui à travers des signaux faibles, nos hypothèses seront totalement farfelues. En fait quand on parle du futur, on passe vite pour un charlatan si notre compréhension du présent n’est pas bonne.
Dans ce même manifeste, vous détaillez les activités qui vous permettent de vivre. Du conseil en entreprise aux séminaires en passant par de la co-gestion d’une collection chez 10/18… Pensez-vous que c’est un trait du journalisme moderne que de cumuler les métiers, les fonctions ?
D’abord je vais vous parler un peu de notre business model et de notre histoire, car les choses se sont enchaînées, ce qui fait qu’on en est là aujourd’hui. Historiquement, Usbek & Rica est une revue. Les gens ont qualifié ça de « mook », parce que c’est un mot qui permet de créer un segment de marché et d’avoir des reprises en presse. En réalité, c’est juste une revue, il n’y a rien de neuf. Le mot « mook » est moche, mais permet de donner une certaine nouveauté à tout cela… Donc on est sorti à quinze euros en librairie, sur le modèle du Mook des éditions Autrement et de XXI. Au numéro un, on fait dix-sept mille exemplaires, on est hyper content. On vient nous taper sur l’épaule en nous disant : « C’est cool les petits jeunes, continuez. » Et puis au numéro deux, après la prime à la nouveauté, on tombe à dix mille exemplaires. Numéros trois et quatre, pareil. Le monde du livre, c’est bien, mais on a deux problèmes.
Un, mon métier c’est de démocratiser la culture et d’être utile pour le plus grand nombre, donc lorsque je vends dix mille exemplaires à 15 euros en librairie, je ne fais pas du tout ce métier, je suis inaccessible. Et deux, économiquement ça ne tient pas. Ce n’est pas suffisant, parce que c’est un produit de presse qui est cher à faire. Éditer deux cents pages de contenu avec de belles images, de beaux textes, une belle maquette sur un beau papier, ça coûte cher. Donc lorsqu’on se retrouve face à ce double-problème, on fait ce qu’on appelle un pivot et on travail sur l’accessibilité de notre projet. L’accessibilité vient du produit presse : donc on passe en kiosques – on gagne six mille points de vente – ; accessibilité du prix également : on s’est rendu compte qu’on avait un lectorat de 20-35 ans, donc 15 euros c’est cher – et déjà à 6,90 je trouve ça très cher – ; et accessibilité sur le produit presse en tant que tel : faire quelque chose de plus pop, de plus chaleureux. Parallèlement à cela, il y a une première boîte qui est venue me voir en disant : « C’est vachement bien ce que tu fais, aide-moi à comprendre mon futur. » La première fois, on est très surpris. On se dit qu’ils doivent vouloir une page de pub, on ne sait pas quoi proposer. Et puis il y a une deuxième boîte qui vient, et tu te dis que un : ta trésorerie est en baisse, donc ça serait bien de les contacter et de trouver un truc à faire. Et deux : démocratiser et diffuser ses idées de prospective, tu peux aussi bien le faire auprès du grand public que des entreprises et des institutions. Donc depuis deux ans on a structuré cette offre. Aujourd’hui chez Usbek & Rica il y a un côté grand public, avec le magazine dont on vient de sortir le dernier numéro sur Internet et le capitalisme ; on fait de l’édition avec cette collection de bouquins chez 10/18, Le monde expliqué aux vieux ; on vient de lancer un nouveau site web ; on fait nos conférences, le Tribunal pour les générations futures ; on lance une application, qui s’appelle Futur, qui est une application d’information mais uniquement sur le futur, avec trois ou quatre actus par jour et des internautes qui vont nous aider à repérer les signaux faibles ; et une émission de télé qui a démarré le premier février sur Arte : 40 minutes, le samedi, sur l’innovation. Donc ça c’est pour le grand public.« Historiquement, un patron de presse a deux métiers : faire un bon produit de presse et le vendre et faire entrer des pages de pub. »
Et après il y a le côté corporate, où on tient des médias pour des marques. Exemple : EDF a besoin d’une grande réflexion sur l’innovation, on leur fait un média dessus avec d’autres acteurs, des partenaires, avec trois ou quatre contenus par jour sur le sujet. Là on a un rythme quotidien. Et en fait ce qui est très intéressant, c’est que sur Usbek & Rica fait douze mille ventes, soit disons trente-quatre mille lecteurs ; et quand je fais le site avec EDF, on a un million six cents mille lecteurs. Donc en vérité, mon métier qui est de diffuser de l’intelligence et des savoirs sur le monde de demain, je le fais comme ça. Pour revenir plus précisément sur le fait « d’éditer le futur », moi je produis du contenu sur le futur, de la prospective, je le mets à disposition du grand public à travers des supports propres à Usbek & Rica, à travers des sites d’entreprises, et historiquement, un patron de presse a deux métiers : faire un bon produit de presse et le vendre, et faire entrer des pages de pub. Aujourd’hui le marché publicitaire est catastrophique, du coup nous au lieu d’aller chercher des pages de pub qui ne sont pas rémunératrices, au lieu de faire rentrer des marques chez nous, on va chez les marques. Et ça c’est notre modèle économique, qui nous permet d’avoir un seul métier au final : celui de produire du contenu.
Vous jouez la carte de la transparence totale. En tant que rédaction, êtes-vous parfois confrontés à des dilemmes déontologiques ?
Non. En fait on a une ligne éditoriale qui n’est pas dans le dévoilement, dans la révélation, dans le scoop, on n’est vraiment que dans l’analyse. On n’est pas un journal à caractère polémique. Donc étant donné qu’on est dans la réflexion et qu’on essaie de prendre de la hauteur par rapport aux choses… En fait au tout départ, on a fait quatre numéros de deux cents pages, on a édité huit cents pages, et on n’avait pas du tout en tête l’idée qu’on allait travailler avec des marques. Dans ces huit cents pages, on a été interviewer des patrons de marques, et quand on les relit, je pense qu’il n’y a pas un contenu qui aurait pu créer un malaise. Du coup ce n’est pas en contradiction avec la ligne éditoriale. Le projet intellectuel d’Usbek & Rica autorise ça. Et effectivement, on joue la carte de la transparence parce que c’est générationnel, je pense qu’il ne faut plus se cacher.
C’est aussi pour cela que vous tenez un blog sur votre site ?
Le blog, qu’on vient de lancer, c’est en gros tout ce qu’on ne peut pas raconter dans nos pages – réduites à quatre-vingt quatre. On va avoir davantage d’opinion. On garde le froid et l’analyse pour le papier, et l’opinion pour le blog.
Diffuser et contrôler les coulisses de ce qu’on fait, cela vous paraît être une exigence aujourd’hui ?
En fait, c’est pas tellement théorisé, cette démarche. Ça nous semble naturel, cacher les choses qu’on fait n’a aucun sens. On raconte ce qu’on fait, d’une part parce qu’on pense que c’est bien, qu’on adopte la bonne ligne et le bon ton, et d’autre part si on ne le faisait pas, je pense qu’on nous le demanderait. Quand on a quatre personnes dans le milieu de la presse qui touchent un salaire correct depuis quatre ans, alors qu’on est juste un trimestriel papier, les gens s’interrogent. Donc autant dire la vérité.
Pour faire tout cela, vous êtes donc quatre sur l’organigramme. Comment s’organise tout ce travail ?
Les trois personnes avec qui je travaille au quotidien – qui sont donc Thierry, Blaise et Philothée – sont là depuis le départ. Il y a une grande foi collective en notre projet éditorial et intellectuel. Après, nous sommes organisés avec une newsroom : on se réunit de manière régulière et on commande nos sujets à l’intérieur de cette newsroom. On peut commander à certaines personnes des papiers pour notre blog, pour notre journal, pour des sujets corporate… Et cette newsroom s’élargit au fur et à mesure que notre volume de travaux grandit. Et après pour la partie graphique, j’ai un studio graphique qui s’appelle Almasty et qui gère un groupe d’illustrateurs. Au total, chez Usbek & Rica on a dû travailler avec une centaine d’illustrateurs différents. Donc on est une petite structure, et en réalité on fait travailler beaucoup de pigistes. C’est un modèle qui est important. En fait il y a beaucoup de gens qui nous ont dit : « Chez Usbek & Rica, vous avez un laboratoire avec votre magazine papier, et vous avez de l’alimentaire que vous faites avec vos marques. » Je pense que c’est faux, mais ça ne me dérange pas qu’on le conçoive comme ça. En revanche les journalistes qu’on fait travailler, il viennent nous voir et disent : « Nous on va faire un peu d’alimentaire avec vos marques, et on va faire des choses plus personnelles ailleurs. » Le « ailleurs » peut être dans notre magazine ou dans d’autres médias.
« Nos journalistes disent : « Nous on va faire un peu d’alimentaire avec vos marques, et on va faire des choses plus personnelles ailleurs. » Le « ailleurs » peut être dans notre magazine ou dans d’autres médias. »
C’est une ambivalence intéressante, assez rare dans la presse.
C’est parce que je ne viens pas du monde de la presse. Je ne maîtrise pas les codes de la presse. Et puis en plus quand on dit « presse », on pense à des grands quotidiens, on pense à des rédactions de télé… notre univers est vraiment différent. Je suis davantage dans le monde de l’entrepreneuriat et de l’innovation que dans le monde des médias. C’est-à-dire que les deux doivent se rencontrer si on veut créer des nouvelles choses. En vérité, je ne connais pas le monde de la presse, je ne côtoie pas de grands journalistes. Le seul moment où ce fut le cas – et encore –, c’était au moment du lancement de la revue en juin 2010. J’avais une petite agence de relations presse qui m’a eu quelques reprises média. C’est à peu près tout.
Pensez-vous qu’une rédaction avec des centaines d’employés et qui pourrait être innovante puisse se constituer aujourd’hui dans le paysage français ?
Oui, je pense. Mais il faut d’abord régler un problème de contenu parce que la crise est aussi une crise de contenu. Je trouve ça fou qu’un grand quotidien de gauche ne dépasse pas les 80 000 exemplaires vendus. Ensuite, il y a une crise du modèle économique qui n’est pas prise à bras le corps par les grands patrons de presse. Je ne comprends pas comment on peut avoir autant de cash à investir et ne pas tenter des choses, développer des choses. Le seul truc qui semble à peu près innovant, c’est ce que fait Ouest France avec son magazine pour tablettes tactiles. Personne ne tente rien, il y a une inertie totale. Quand on parle de crise de la presse, il faut bien comprendre aussi que l’on parle des quotidiens ou des hebdomadaires. C’est cette périodicité qui est en crise. Si un jour cette presse papier doit mourir, elle mourra, mais cela ne veut pas dire que l’information va mourir. Ce qu’il faut préserver, c’est la qualité de l’information. Cela ne veut pas dire forcément qu’elle doit être figée sur du papier. À titre personnel, quand je lance l’impression d’Usbek et Rica à 28 000 exemplaires et que je sais que j’en vends entre 12 000 et 15 000, je pense que je vis dans le Moyen-Âge. C’est stupide, à l’heure d’internet, où l’on pourrait faire quasiment des tirages à la demande. Aujourd’hui, je n’ai pas les moyens financiers de faire autrement, de proposer de la précommande ou du pré-achat etc. Je rêverais que dans deux ou trois ans, je fasse zéro pilon [pile de papier à recycler, NDLR]. Aujourd’hui, je mets mon magazine en kiosque, je fais de la communication « du pauvre », c’est-à-dire que j’en mets un tout petit peu plus pour ne pas être derrière mais devant, et après on a des retours, et ces retours sont détruits. Cela nous coûte plus cher de les récupérer et de les rafraîchir que de les détruire. Je rêve d’un jour où l’on arrêtera d’avoir des invendus sur la presse.
Explorer le futur
D’une rédaction qui « explore le futur », nous nous serions attendus à un abandon du papier. Considérez-vous le magazine papier comme l’objet définitif pour accueillir votre média ?
Je crois beaucoup à la résistance de la matière. Je pense qu’avoir quelque chose dans les mains, cela a du sens. Un des propres de l’être humain, c’est d’avoir un pouce opposable, pour tenir des choses ! (rires). Je ne dis pas que la beauté est uniquement sur le papier, parce que des choses sont belles sur Internet, mais je crois à la diversité des offres. Après, on ne fera pas du papier de la même manière, cela tendra sûrement à devenir des objets plus denses, plus conséquents, avec de la prise de hauteur. Ce n’est pas pour rien qu’après XXI, le même organe ait fait 6 Mois, qui prend deux fois plus de page et qui se publie deux fois moins dans l’année. Usbek & Rica a vocation a tenter des tas de choses et à être sur tous les supports. Le papier, pour moi, c’est un peu anecdotique. Au début, je voulais être gratuit, dans un esprit de démocratisation du savoir. Malheureusement, quand j’ai démarré en 2008, on était en pleine crise et le marché publicitaire était encore plus bas qu’aujourd’hui. Du coup, j’ai oublié la gratuité. Ensuite, j’ai voulu aller en kiosque, mais si l’on ne connaît personne, c’est très dur. À titre personnel, je suis assez attaché au papier. J’ai fait des études de sociologie, j’ai passé ma vie dans les revues, Esprit, Les Deux Mondes etc., j’en ai mangé à fond ! J’ai un attachement personnel à cet objet. M’en détacher, ça ne me poserait pas de problème non plus, mais aujourd’hui, je suis content de pouvoir le faire. Tant que j’ai les moyens de le faire, je le ferai.
Quand vous regardez la presse internationale, trouvez-vous que certains titres ou certains pays sont déjà dans le futur de la profession ?
On a beaucoup parlé d’un média canadien à un moment, qui était uniquement sur tablettes tactiles. En réalité, je pense, il n’a rien de révolutionnaire. La navigation est intéressante mais c’est à peu près tout. L’innovation ne viendra peut-être pas aujourd’hui du milieu de la presse. Ceux qui sont très bons, ce sont les mecs qui sont dans le marché du jeu vidéo par exemple. Ils inventent des narrations extrêmement intéressantes. Il y a des gens qui tentent des choses aujourd’hui, mais rien n’annonce un modèle économique plus pertinent qu’un autre. Dans cet entre-deux de crise, c’est un peu la démerde. Je dirais « à chaque marque-média son business modèle ». Le mien, c’est celui dont on a parlé.
Quand on pense gros chiffre dans la presse, on imagine d’un côté le média à portée internationale de Glenn Greenwald, financé par un business angel à hauteur de 220 millions de dollars et le média hollandais De Correspondent qui a levé 1,7 millions d’euros en crowdfunding. Les deux se réclament du futur mais sont radicalement différents : comment envisagez-vous leur avenir ?
Aujourd’hui, ce que je ne sais pas, c’est s’ils ont un business model. Je sais qu’ils ont du cash pour faire quelque chose de bien, mais je ne sais pas comment ils vont pouvoir trouver leur pérennité. Comment ils vont monétiser leur contenu. J’ai vraiment hâte de voir ce qu’il va en sortir, il faut y être attentif.
Si l’on en vient au contenu maintenant, comment pensez-vous votre ligne éditoriale ? Vous considérez-vous comme des vulgarisateurs de la recherche scientifique ?
L’idée de départ vient de mon passage à l’EHESS. C’est clairement de démocratiser et de vulgariser. Et de fédérer autour des questions d’avenir. Si l’on veut partir du commencement, il faut savoir que j’ai fait beaucoup de colonies de vacance et quand tu es animateur, puis directeur, tu fais de l’éducation informelle. Quand je fais ce même métier d’éditeur de presse, je continue mon travail, ce même travail. J’essaie de trouver des informations et de les utiliser pour la formation intellectuelle des gens. L’EHESS, je l’ai considérée comme un grand kibboutz intellectuel : on a de la chance d’être à quatre ou cinq autour des meilleurs professeurs, d’esprits vraiment brillants, de les accompagner dans leurs travaux de recherche. Mais in fine, le contenu que l’on produit, il reste entre ces cinq étudiants et le professeur. L’idée, c’était de permettre à des gens d’avoir accès à cela, parce qu’en plus, c’est l’Etat qui finance ces professeurs. Il faudrait que tout le monde ait accès à cela ! C’est un objectif assez banal, au fond, mais la démocratisation du savoir compte beaucoup pour moi. C’est dans le même esprit que le festival d’Avignon par exemple, qui cherche à démocratiser la scène, le théâtre.
Quelle place pensez-vous que le journalisme scientifique peut se faire en France ?
La prospective a été pendant très longtemps quelque chose de ringard. Quand tout allait bien, les gens s’en foutaient de savoir ce qui allait nous arriver. Faire des hypothèses, c’était un peu kitsch. Je pense que l’angoisse est montée et que les gens ont commencé à se demander ce qu’ils allaient devenir. C’est devenu important. Sur la vulgarisation, je pense qu’il y a beaucoup de personnes qui font ce travail. Des magazines comme Science & Avenir, Science & Vie… ce sont de gros lectorats. Science & Vie Junior, par exemple, c’est très intéressant, c’est un super magazine. Le Parisien a une page science qui est très bien. Le cahier éco-futur de Libé est pas mal, ils jouent le jeu.*
Formation
Vous semblez aussi vouloir former des journalistes à ces questions avec votre Gazette du Futur. En quoi consiste-t-elle ? Quelles sont ces formations ?
C’est davantage de la sensibilisation que de la formation. On prend des gens qui sont intéressés par un sujet et ils deviennent en trois heures des apprentis journalistes. On fait un tirage au sort, parce qu’on croit beaucoup à cette méthode et chaque personne du groupe de douze apprentis va tirer un rôle. Rédacteur en chef, icono, prédiction… Suit un brainstorming sur le modèle d’une conférence de rédaction, puis tout le monde part en écriture. De notre côté, on prend leur contenu, ils font une pause, on transmet ça à nos directeurs artistiques. Quand ils reviennent, le journal qu’ils ont créé est édité et chaque rédacteur en chef vient défendre ses sujets. On avait fait cela à la Gaieté Lyrique par exemple, lors de l’exposition 2062 : des enfants voulaient travailler sur la Maison du Futur. On l’a tenté dans plusieurs contextes, pour le grand public ou pour des boîtes et on s’éclate vraiment à chaque fois.
La collection que vous co-éditez qui se nomme « Le Monde expliqué aux vieux » tente de réconcilier les plus âgés avec leur temps. On en revient toujours à des ruptures générationnelles : pensez-vous que la société pourra évoluer vers une plus grande acceptation de la nouveauté ?
On n’entend pas « vieux » comme quelqu’un d’âgé, mais comme quelqu’un de déconnecté de la modernité. Par exemple, moi je suis vieux sur Lady Gaga. Je ne comprends pas du tout. Stéphane Loignon a écrit son bouquin pour moi, en fait. L’idée, c’est de raccrocher des gens largués par de grands sujets de sociétés et leur faire comprendre ce que cela dit de notre présent. On veut redonner un langage commun à ceux qui ne se sentent pas inclus dans ce monde qui est en train de naître. Comme on le dit sur les bouquins, « on est tous le vieux de quelqu’un » et on est donc partis à chaque fois d’interrogations qu’on a entendu dans notre entourage ou dans la société.
Et vous avez rencontré plus de curieux ou plus d’effrayés ?
Je pense qu’il y a vraiment les deux types de personnes, d’un côté des technophobes qui craignent vraiment la technologie, qui ont peur des ondes, qui débranchent tout tout le temps etc. ; de l’autre des enthousiastes.
Diriez-vous que c’est un trait français, que de craindre le changement ? De ne pas voir ce qu’il peut avoir de positif ?
Je n’ai pas une expérience et une connaissance de la culture de l’innovation dans les autres pays pour répondre convenablement à cette question. Pour avoir interviewé des gens sur le sujet en revanche, ils caractérisent cela comme un principe français. Dans beaucoup de pays, notamment anglo-saxons, on est sur le live and learn, vivre et apprendre. En France, on est plutôt du côté du principe de précaution, qui est aussi quelque chose de très bien avec beaucoup d’avantages.
Et typiquement, pensez-vous qu’un média comme De Correspondent pourrait naître en France ?
Non, dans entrepreneuriat, ce n’est pas du tout notre logique ! Prenons Twitter, Facebook ou Instagram. Ce sont des gens qui créent un truc, cela commence à monter et des investisseurs se disent : « Tiens, il y a un truc qui se passe. On ne sait pas ce que ça va donner, mais on va financer pour voir où cela va aller. » Ils mettent du cash, cela grandit et on voit ce que cela donne. En France, c’est impensable : on veut des chiffres et il faut des preuves immédiates de rentabilité. Il manque peut-être ce goût de l’expérience, du risque… le processus tourbillonnaire, comme on dit, est arrêté tout de suite chez nous.
Imaginez-vous possible une radicalisation des courants des écoles de la pensée rationnelle, que ce soit en science ou en futurologie au sens large ?
Ah oui, c’est tout à fait possible ! Quand tu vois aujourd’hui que sur des questions de démographie, tu trouves des dénatalistes ou des antispécistes qui sont pour l’extinction de l’espèce humaine pour préserver la Terre et de l’autre côté, des optimistes qui estiment qu’à neuf ou dix milliards d’habitants, on pourra très bien vivre, cela fait deux clans. Ils s’opposent verbalement de manière très violente. Elle n’est pas physique, cela reste de la rhétorique, mais la violence reste présente. Au fur et à mesure que l’on va entrer dans des périodes de crise, cette violence rhétorique peut se transformer, oui, en violence physique. Après tu vas avoir ceux complètement à l’aise avec l’arrivée de la technologie dans le corps et ceux qui vont totalement rejeter cela.
On pense alors assez facilement au basculement vers une discrimination fondée sur la pauvreté, entre quelques riches qui pourront s’augmenter et une multitude qui n’aura pas accès à ces appareils…
C’est la même logique qu’aujourd’hui. On parle de produits et d’objets différents auxquels on peut avoir accès, mais cette question est déjà là. La question est de savoir à quel point cela va se radicaliser. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce qui peut faire, qu’à un moment donné, cela risque de vraiment péter. C’est cela qu’on n’arrive pas à comprendre : pourquoi, aujourd’hui, dans ce contexte et avec des gens dans une misère extrême, cela ne pète pas ? Cela m’interroge beaucoup. Si l’on prend l’Espagne, par exemple, c’est une situation catastrophique et cela n’explose pas. Comment cela va exploser et quelles seront les conséquences de l’explosion, voilà ce sur quoi on s’interroge. Chez Usbek & Rica, on réfléchit beaucoup à tout cela, ce qui ne nous empêche pas d’être rattrapé par le présent quand on ouvre le journal le matin et qu’on voit par exemple l’extrême droite qui progresse. C’est hyper flippant et il suffit de pas grand chose pour que la radicalisation augmente. On vit une période très trouble.
Futurologie
Futurologie et science contemporaines ont tendance à explorer trois grands domaines dont vous traitez dans Usbek et Rica : la médecine, l’espace et la robotique. Pourquoi sommes-nous aujourd’hui plutôt loin de certaines prédictions d’un Asimov ou d’un Kubrick ?
Peter Thiel a eu une phrase superbe à ce propos : « On rêvait de voitures volantes, et à la place, on a eu 140 caractères. » On a eu Twitter. C’est vrai que l’on fantasmait beaucoup sur les voitures volantes et on nous a volé ce fantasme. Pourquoi est-ce qu’on est aussi loin des prédictions ? Je pense qu’il y a des freins technologiques. Il faut du temps à l’innovation. Il y a peut-être aussi un certain conservatisme qui fait que certaines choses ne font pas l’unanimité, à l’échelle mondiale.
« Ce qui est intéressant, c’est que la première fois dans l’histoire de l’humanité, on a l’impression que les gens qui pensent le futur sont aussi ceux qui ont l’argent pour le construire. »
Quand on regarde les débats autour d’Internet, qui pourrait peut-être dessiner les contours d’une société de partage, et qu’on voit d’un autre côté que les élites ont entamé un mouvement de déconnexion… on se dit qu’on ne nous aide pas à aller vers cette société plus égalitaire. Cet outil neutre, qui s’appelle Internet, va permettre à mon avis, sous une dizaine d’années, une bonne redistribution des pouvoirs qui ne seront plus seulement politiques. Ils sont trop loin, trop en retard, trop largués pour rattraper la société, la comprendre et donc pouvoir agir dessus.
La privatisation de la recherche et du développement est bien développée désormais. Pensez-vous qu’une entreprise comme SpaceX ou Boston Dynamics pourra réaliser ce qu’un état ou une association d’états a pu accomplir dans le passé ?
Ce qui est intéressant, c’est que la première fois dans l’histoire de l’humanité, on a l’impression que les gens qui pensent le futur sont aussi ceux qui ont l’argent pour le construire. C’est extraordinaire et très effrayant, parce que ces gens vont décider pour la communauté, donc il faut être très vigilant. Ca reste pourtant très enthousiasmant : si ces inventeurs sont vertueux et de bonne volonté, on peut aller vers quelque chose de super.
Et vous pensez qu’ils pourront être assez solides pour mener à bien des projets colossaux ?
Regardez Facebook, ils ont un milliard de citoyens ! C’est du jamais vu. Facebook n’a pas encore de projet politique cela dit, contrairement à une boîte comme Google qui en a un. Quand on les voit racheter des entreprises de robotique et faire de la recherche dans les secteurs de la biotechnologie ou des nanotechnologies, clairement, on voit qu’ils ont envie de dessiner de nouvelles humanités. C’est un fait, que l’on soit à l’aise ou pas avec. Il y a de grandes avancées possibles, mais il faut des gardes-fou. Pour l’instant, Google n’a pas de contre-pouvoir… je pense qu’ils font à peu près ce qu’ils veulent.
Pensez-vous qu’on se moquera en 2064 des tentatives actuelles d’appréhender le futur ?
En fait je pense que beaucoup de choses que l’on raconte vont être vraies. Je ne suis pas cynique, je ne fais pas « pour de faux », j’y crois. Bien sûr, on aura des surprises et des déceptions. Des tas de choses auxquelles on n’a pas pensé vont émerger – d’ailleurs, la plupart des choses qui vont émerger sont des choses auxquelles on n’a pas pensé, et c’est cela qui est excitant. Tenez, on avait annoncé que l’on ne ferait que 12 numéros d’Usbek et Rica, parce qu’on s’était dit qu’on allait faire chier les gens, qu’on n’aurait plus rien à raconter à un moment. En fait, ce n’est pas du tout le cas, on est toujours surpris ! Typiquement, la guérison crowd-sourcée, c’est comme si le malade avait réalisé sur lui une méthode prototype pour se soigner en open-source et de leurs côtés, des industriels pensent déjà à ce genre de méthode.
Hollywood semble aussi commencer à s’intéresser à la Singularité, concept de Vernor Vinge qui qualifie le moment où l’homme peut créer la machine autonome et consciente. Considère-t-on très sérieusement cette éventualité dans les entreprises que vous côtoyez ?
Pour l’instant, c’est considéré comme du folklore. C’est trop loin de nous pour qu’on la considère. En réalité, le présentisme dans lequel on est empêche de se projeter, tue nos visions du futur. Quand on s’ancre dans des projets, qu’ils soient professionnels ou personnels, on ne prend pas ces choses du futur au sérieux. Quand on lit ça dans un quotidien, on a l’impression de lire un livre de science-fiction.
De manière plus générale, avez-vous l’impression que l’on prend au sérieux les idées de la science-fiction ?
C’est de plus en plus considéré comme des œuvres qui racontent des choses et plus simplement comme des choses farfelues. On avait interviewé un astrophysicien, Roland Lehoucq, qui, lui, est un vrai scientifique pur et dur. Il fait un truc super : il regarde scientifiquement les différentes techniques qui sont dans les films de science-fiction et est capable de faire un papier hyper sérieux sur la possibilité d’un sabre laser. Il démontre aussi la possibilité d’un ascenseur pour l’espace, en étudiant les matériaux utilisés dans tel ou tel film. Ce qui est décrit dans les films de science-fiction, oui, cela peut se concrétiser : la science-fiction, c’est l’imaginaire qui va faire que le reste va suivre.
Couverture : Usbek & Rica.