L’avion à destination de Cape Dorset, une communauté inuit établie sur une petite île du Nord canadien, devait décoller dans quelques minutes. Mais les doyens inuits étaient toujours à l’enregistrement, chargés de valises élimées, de sacs de toile remplis à craquer et de sacs poubelle pleins de pattes de caribou sanglantes congelées. Une fois à bord, j’ai grignoté des Oreo accompagnés de Canada Dry, tandis que l’avion à turbopropulseurs nous emmenait en ronronnant vers l’ouest au-dessus de l’île de Baffin – une étendue brune dépourvue d’arbres, striée de cours d’eau bleus étincelants. Au décollage d’Iqaluit, la capitale du vaste territoire inuit du Nunavut, le ciel était clair, mais à l’approche du détroit d’Hudson, l’avion a été englouti dans un éblouissant mur de nuages. Il avait été impossible d’atterrir à Dorset pendant sept jours en raison de cette barrière brumeuse. Notre pilote a repéré une percée et nous avons amorcé la descente, pour nous arrêter en dérapant sur une piste d’atterrissage gravillonnée.
À l’extérieur s’étendait l’environnement mystérieux de l’Arctique. De sombres collines encerclaient la ville. Les montagnes ressemblaient à des amas de rochers jetés là par un dieu originel qui aurait ensuite suite gelé le cours du temps, pétrifiant le paysage de méandres et de gorges. La salle d’attente grouillait d’une foule bruyante. On réclamait des denrées de première nécessité, comme le lait, le pain et l’alcool, épuisés faute de ravitaillement durant la période de brouillard. La police montée canadienne canalisait la foule. Les policiers portaient des uniformes beiges moulants, un pistolet accroché à une sangle autour de leur taille. Une banderole indiquait la raison de ma présence ici : Bienvenue au Rassemblement des Anciens de Cape Dorset, 15-19 août
Funèbres coutumes
Il existe peu de documents relatifs à la façon dont différentes cultures procédaient pour mettre à mort leurs doyens – une pratique nommée sénécide. Il en existe cependant quelques uns. Dans le Japon rural, à l’âge de 70 ans, les pères et les mères étaient conduits par leurs fils en haut d’une montagne sacrée appelée Obasute-yama, ou « Montagne où l’on abandonne les grands-mères ». Ces derniers les laissaient là, mourir de froid et de faim. Les Bactriens, qui habitaient au nord de l’Afghanistan actuel, jetaient les personnes âgées et les malades à des chiens dressés, appelés des croque-morts. Les rues étaient jonchées d’os humains.
En Afrique du Nord, les vieillards troglodytes qui n’étaient plus capables de suivre leurs troupeaux se suicidaient en se serrant une queue de bœuf autour du cou. Sur les rives Est de la mer Caspienne, les Derbica assassinaient les hommes qui atteignaient 70 ans avant de les manger. Les femmes étaient simplement étranglées puis enterrées. Chez les Massagètes des environs de la mer d’Aral, les personnes âgées étaient sacrifiées par leur entourage, puis cuites en même temps que le gibier. En ce qui concerne les Iazyges de Sarmatie, qui vivaient dans des régions au nord de la mer Noire, les enfants tuaient leurs parents à l’épée. Quant aux îles Diomède, dans les eaux battues par les tempêtes du détroit de Béring entre la Sibérie et l’Alaska, les Iñupiat euthanasiaient rituellement leurs anciens en ayant recours au couteau, à l’arme à feu ou au nœud coulant. Ceux qui manifestaient le désir de mourir expliquaient leur souhait à un parent, qui tentait alors de les en dissuader. S’ils ne changeaient pas d’avis, l’exécution avait lieu. Celui qui était sur le point de mourir retournait ses vêtements, et des proches l’amenaient sur un siège en peau de caribou jusqu’au lieu du sacrifice, situé à l’extrémité du village.
La personne en charge de tuer était nommée l’exécuteur – généralement le fils aîné du condamné. Un article publié dans le Southwestern Journal of Anthropology en 1955 raconte comment un enfant de 12 ans a tué son père avec un grand couteau de chasse : « Il indiqua à son fils où il devait frapper, à l’endroit vulnérable juste au-dessus du cœur. Le garçon enfonça profondément le couteau, mais le coup ne fut pas assez efficace. Avec dignité et résignation, le vieux père suggéra : “Essaie un peu plus haut, mon fils.” Le second coup atteignit son but. » En ce qui concerne le Nord canadien, on trouve l’histoire de Charles Francis Hall, un éditeur de journaux de Cincinnati ayant abandonné femme et enfants un jour de 1860 pour explorer le Grand Nord. Dans le sud de l’île de Baffin, proche de l’endroit où se trouve l’actuelle Iqaluit, il rendit visite dans son igloo à une vieille femme mourante nommée Nukertou, pour se rendre compte une fois arrivé que la population l’avait emmurée chez elle à l’aide de briques de neige. Jugeant que la laisser mourir seule n’était pas chrétien, Hall se força un passage. Il écrit dans son journal de bord : « Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, ai-je pu lentement compter entre chacune de ses inspirations. À la fin, j’ai pu compter jusqu’à dix-neuf mais ses expirations étaient courtes puis prolongées – irrégulières. Lentement, Nukertou a cessé de vivre. »
Environ soixante ans plus tard, au début des années 1920, Knud Rasmussen, explorateur et anthropologue, signala des rituels de cet ordre parmi les Inuits Netsilik de l’île du Roi-Guillaume. « Car », notait-il, « ici, la culture veut que, pour les personnes âgées qui ne peuvent plus rien faire et que la mort n’emporte pas, l’on aide la mort à venir les trouver. » Durant les longues marches d’hiver pour rallier différents terrains de chasse, les vieillards étaient abandonnés sur des morceaux de banquise pour y mourir. Dix ans après, l’aventurier français Gontran de Poncins vécut parmi les Netsilik et témoigna du cas d’un fils abandonnant sa mère dans le blizzard, un des derniers actes de sénicide connus. Poncins fut le dernier des explorateurs anthropologues. L’anthropologie est par la suite devenue une profession, avec ses lignes directrices et ses diplômes. Certaines questions ont été jugées pertinentes, d’autres tournées en ridicule. Les anthropologues modernes sont plus intéressés par la façon dont le christianisme, la télévision ou le réchauffement climatique affectent les Inuits. Plutôt que de finir enfermés dans des igloos, les vieux Inuits sont aujourd’hui principalement logés dans des maisons de retraite, qui ont poussé sur tout le territoire comme des champignons.
Pratiquement plus personne ne songe à cette funèbre coutume, et quand la pratique est évoquée, c’est pour la considérer comme un mensonge. « Au cours des trois derniers siècles, des explorateurs et aventuriers blancs, des inspecteurs de police, des missionnaires, des commerçants et tout particulièrement des anthropologues, sociologues et autres universitaires ont déversé plus d’une histoire malsaine à propos des Inuits », écrit l’anthropologue canadien John Steckley dans son livre paru en 2007 White Lies About the Inuit (« Les Mensonges des blancs à propos des Inuits »). Mais lorsque j’ai contacté Steckley au téléphone au Humber College de Toronto, j’ai été surpris d’apprendre qu’il avait écrit l’intégralité de son ouvrage depuis la bibliothèque universitaire. Cet homme n’avait jamais été en terre arctique.
Les fantômes de Cape Dorset
Mes grands-parents, qui ont parcouru le monde dans les années 1970 avec pour seuls bagages leurs sacs à dos, empruntant les bus locaux et dormant dans des auberges, m’avaient envoyé des cartes postales depuis des villages reculés d’Inde et de Chine – des messages qui ont très certainement contribué à faire germer ma propre soif de voyages. C’est à peu près à cette période que leurs enfants ont décidé de les placer dans une maison de retraite classieuse de la banlieue de New York, quittant du même coup leur maison rustique du sud du New Jersey. Les questions du rapport avec la vieillesse, de notre inévitable déclin physique et de la transition vers la mort auxquels nous aurons tous à faire face me semblaient plus importantes que jamais.
Et les Inuits, au carrefour de leurs traditions passées et du présent dans lequel on meurt dans son sommeil, promettaient des réponses à ces questions. À peu près à la même époque, une opportunité de suivre de près ces réponses s’est présentée d’elle-même : des Inuits âgés, originaires de toute l’île de Baffin et de Nunavik, une région inuit du nord du Québec, se retrouvaient à Cape Dorset pour le Rassemblement des Anciens. Au cours de l’été 2011, alors que mes grands-parents étaient investissaient leur nouvelle demeure, je suis retourné en Arctique. Pour communiquer avec les personnes âgées, dont la plupart ne parlent que l’inuktitut, j’avais besoin d’un interprète. Lors de ma première nuit à Dorset, le maire m’a présenté à l’homme qu’il me fallait : Black. Nous avons discuté devant l’école Sam Pudlat, qui accueillerait le rassemblement. Les enfants jouaient sur les balançoires alors que le jour déclinait lentement. Black portait un sweat, un pantalon de survêtement et des bottes sans lacets uniformément noirs. Ses cheveux sombres viraient au blanc et son menton était paré d’un bouc clairsemé. Il parlait dans un anglais parfait et doté d’un humour rarement rencontré chez les Inuits, féru de jurons tels que « Nom d’un eskimo ! ». Sur son bras gauche, un tatouage approximatif représentant une rose transpercée d’un poignard suggérait qu’il avait séjourné en prison. Je l’ai tout de suite apprécié. Le vrai nom de Black était Pootoogoo, ce qui signifie « gros orteil », un prénom inuit très répandu. Sur les 14 enfants que comptait sa classe à l’école élémentaire, cinq s’appelaient Pootoogoo. Un élève s’était mis à l’appeler Black, et le surnom est resté. Black travaillait à présent en tant qu’interprète pour assister les journalistes ou les scientifiques sur place. Il officiait également comme agent de probation pour la police, et coordonnait les mises en liberté des Inuits qui avaient été jetés en cellule de dégrisement. Sans liaison aérienne pendant toute une semaine, les réserves d’alcool étaient à sec et la cellule de dégrisement était vide elle aussi. « C’est l’idéal pour moi », m’a dit Black en allumant une cigarette. « Je ne travaille pas en ce moment. » Je lui ai expliqué que j’étais à la recherche de personnes âgées connaissant des histoires de sénicide. Black m’a répondu qu’il avait quelqu’un en tête, et m’a demandé une avance. Je lui ai donné 60 dollars. Il les a rapidement transmis à sa femme, une dame timide qui s’est alors dirigée vers l’épicerie. J’ai émis l’idée d’aller marcher le soir même vers les collines sombres à l’extérieur de la ville, mais Black m’a mis en garde – un ours polaire rôdait là-bas. Il m’a raconté une histoire que j’allais entendre plusieurs fois par la suite : récemment, un chasseur qui campait en dehors de la ville s’était fait attraper par la tête et tirer hors de sa tente. Il était parvenu à s’échapper mais n’y voyait soudainement plus rien : il avait été scalpé et la chair de son crâne pendait devant ses yeux ! J’ai donc soigneusement évité la promenade et à la place, je me suis joint à un Inuit nus pieds sur le seuil de sa maison pour boire une rasade de Smirnoff et quelques canettes argentées et toutes minces de bière Molson’s – assez corsée. « Plus fort, moins de poids », m’a expliqué l’une des buveuses, éméchée, pour me signifier en clair que ces canettes légères étaient moins chères à expédier dans ces régions nordiques. D’autres Inuits nous ont rejoint, et tout le monde semblait ivre mort.
À peine une année auparavant, un adolescent du nom de Peter Kingwatsiak avait poignardé son oncle à la tête durant son sommeil, puis tiré sur son demi-frère qui somnolait. Peu de temps après cela, un jeune homme de 19 ans, Elee, avait tiré sur un chien, puis sur un corbeau, puis sur son frère Jamesie, vraisemblablement suite à une dispute à propos d’un iPod. Trois jours après cet incident, deux garçons de 15 ans arpentaient les rues de la ville avec des fusils, faisant feu au hasard, une virée qui s’est terminée par une rencontre avec la police, au cours de laquelle un des garçons a été touché au torse. La ville était toujours sur des charbons ardents après les événements et, l’alcool aidant, il régnait une atmosphère explosive. Bien évidemment, plus tard cette nuit-là, tout a fini par sauter. Personne n’est mort, mais des bagarres ont éclaté ici et là – le fils de Black était impliqué dans l’une d’entre elles. La cellule de dégrisement était pleine, ce qui signifiait que mon traducteur devait retourner se consacrer à son autre travail.
Le jour de l’ouverture du Rassemblement des Anciens, je me suis approché d’un groupe de vieilles dames d’Iqaluit qui regardaient un Inuit bedonnant du nom de Nowdlak Oshuituk jouer de la guitare. Oshuituk interprétait des chansons folkloriques introduites par les chasseurs de baleines écossais. « C’est un musicien auto-didacte de Cape Dorset », m’a chuchoté Napatchie, qui accompagnait les dames d’Iqaluit. « Son nom signifie “homme sans pénis”. » La mère de Napatchie, une digne femme de 82 ans nommée Enoapik qui portait des bottes en cuir de phoque et une robe à fleurs, s’est levée et m’a fait signe de venir danser avec elle. Je danse très mal, mais avec les yeux d’une bonne partie de la foule braqués sur moi, je me voyais mal refuser la requête de l’une des personnalités importantes de l’événement. Nous avons dansé une sorte de swing. Puis ce fut le moment du concours des Plus petits vêtements du monde. Cinq vieilles femmes ont défilé dans la salle de sport dans des costumes ridicules. L’une portait des collants Spiderman, un haut Spiderman trop petit et une casquette d’enfant, Spiderman également. Une autre portait un pantacourt en jean et un haut en dentelles, pas si court que cela. Mais c’était ses lunettes de soleil qui valaient le détour : petites, vintage et pailletées. La gagnante incontestée, à mon humble avis, bien que personne n’ait jamais été officiellement désigné comme tel, était une femme obèse portant un pantalon de survêtement et un bustier. Alors que les participantes prenaient la pose pour les photos, l’un de ses seins s’en est échappé. Devant l’hystérie de la foule, les femmes se sont retirées au vestiaire et une grande boîte de biscuits a circulé de main en main.
Trois jeunes grimpaient sur un conteneur et fumaient des cigarettes. Ils avaient l’air de s’ennuyer.
« Le mal est parmi nous, des fléaux contre lesquels le système de santé est impuissant », a proclamé un pasteur du nom de Udjualuk Etidloie le lendemain, lors d’une célébration à la Valley – une rangée de maisons ressemblant à des caravanes, bordée d’une carrière de graviers, d’un tas de ferraille (où l’ours polaire avait été vu pour la dernière fois) et d’un cimetière. Son diocèse faisait partie d’un mouvement religieux autochtone qui prenait de l’ampleur dans le monde arctique : les pasteurs inuits, lassés du christianisme édulcoré de l’anglicanisme ou du catholicisme, prêchaient dans un style qui leur était propre. Durant les offices religieux, ils se roulaient parfois par terre ou proclamaient leurs sermons en langue locale. Certains universitaires ont vu dans ces nouvelles églises la résurgence d’une forme de chamanisme. C’est en 1999 qu’a commencé à émerger le mouvement, dans la communauté de Pond Inlet sur l’île de Baffin. Ravagée par les suicides, l’alcoolisme et la violence conjugale, les responsables de la communauté ont décidé de brûler magazines pornographiques et des albums de heavy-metal. Mais les fléaux ont perduré. Par une froide matinée de février, un mystérieux bruit d’explosion a interrompu la messe. « Il y avait un grand feu rugissant et des souffles de vent », m’a raconté un missionnaire irlandais à Dorset. Les personnes présentes ont été persuadées d’assister au retour du Messie, ou au moins ce qui le précédait. L’événement a ensuite été appelé « Le Renouveau ». Après la fin du sermon du Pasteur Etidloie, un ancien a découpé un morceau de laine rouge et tendu les ciseaux d’un air triomphal au-dessus de sa tête. La célébration était terminée. Le groupe animé est retourné sur la colline vers le gymnase Sam Pudlat, où le pasteur a enfilé la bandoulière d’un saxophone et partagé la scène avec un groupe inuit de rock chrétien appelé Kingait Band. Le rassemblement des anciens commençait à ressembler à une réunion de famille pesante, et je commençais à m’en lasser. Un soir, alors que les anciens posaient pour des photos en arborant la traditionnelle veste blanche ornée de perles, comprenant l’immense capuche pour porter les bébés – l’amauti – je me suis faufilé par la porte arrière du gymnase. Trois jeunes grimpaient sur un conteneur et fumaient des cigarettes. Ils avaient l’air de s’ennuyer. Je me suis présenté.
Numa, 13 ans, était bavarde et portait une casquette à l’envers aux couleurs de l’équipe de base-ball new-yorkaise, ainsi qu’un appareil dentaire. Willie, 14 ans, portait des jeans noirs et avait de l’acné sur le front. Le chef du trio était Tiggy, qui avait seulement dix ans et ressemblait à un chiot égaré, avec ses lacets défaits, ses jeans rapiécés et son sweat à capuche vert trop grand pour lui. Il avait un lance-pierres fait d’un morceau de caoutchouc et ramassait sans arrêt des cailloux pour les lancer ensuite vers la toundra. J’ai alors suggéré de marcher vers les collines sombres à l’extérieur de la ville. Ils ont accepté. Il y avait une cascade qu’ils voulaient me montrer. Je leur ai demandé si nous devions nous préoccuper de l’ours polaire. Ils m’ont dit que non. Le soleil s’est couché et les enfants m’ont assailli de questions. « Tu veux aller en soirée ? » a demandé Willie. « Tu aimes Katy Perry ? » a demandé Numa. « Est-ce que ton père est encore vivant ? » a demandé Willie. « Tu devrais venir vivre ici », a conclu Numa. Pendant ce temps, Tiggy ramassait des cailloux et les plaçait sur le lance-pierre. Il semblait mal nourri. « Devine quoi », a commencé Willie en pointant Tiggy du doigt. « Sa mère fume de l’herbe avec lui. » « Il est plutôt pauvre », a ajouté Numa. « Regardez ! » a crié Tiggy, montrant le ciel du doigt. Une fine ligne, à peine visible, volait contre le bleu du ciel, tissant un fil dans la stratosphère. C’était un vol d’oies des neiges. « Koola kook ! » a crié Willie pour appeler les oiseaux, ses mains en cornet devant sa bouche. « Koola kook ! Koola Kook ! Koola Kook ! » Nous avons contourné un lac sur une route de boue orange. Plus nous nous éloignions de la ville, plus les enfants vidaient leur sac. « Ces derniers jours, beaucoup de gens étaient soûls », a dit Willie. « Je vis avec ma grand-mère parce que ma mère ne m’aime pas », a dit Numa. « Il y a des gens qui font du mal à leurs enfants. Ils s’énervent et puis… je ne sais pas. » « Tu connais beaucoup de gens qui se sont suicidés ? » m’a demandé Willie. « J’en connais », ai-je répondu. « Mais pas beaucoup. » « Je connaissais un autre Willie », m’a-t-il dit. « Il s’est suicidé. » Willie a désigné l’une des collines noires, qui étaient plus proches maintenant. « Tu vois cette montagne ? » m’a-t-il demandé. « Une fille a vu le diable là-bas, il avait une queue. » « Il y a des fantômes ici », a ajouté Numa. « Ils sont sombres, petits et noirs, un peu comme de la fumée. »
La cascade en question était un bouillon d’écume plaqué contre les pierres glissantes, on aurait dit la langue d’un géant se déroulant à l’infini. Tiggy a gravi en courant les parois lisses comme s’il s’était agi d’une échelle. J’étais persuadé qu’il allait tomber, mais il a atteint le sommet. Il n’a pas levé victorieusement les bras comme les enfants le font parfois, et il a disparu. Derrière nous, le soleil était d’un rouge éclatant au-dessus de la ville. Dans la direction opposée, la mer était d’un bleu sombre, une ligne grise marquait la séparation d’avec le ciel. Et enfin la lune, une boule blanche aux trois-quarts pleine, croissante. Il était difficile de croire que je vivais dans le même univers que les anciens. Le rassemblement les avait fait retomber en enfance. Pendant ce temps-là, les enfants, eux, semblaient abandonnés. Soudain, Tiggy est réapparu. Son sweat vert était strié de traces humides. Ce n’était que de l’eau, mais on aurait dit qu’il avait pris part à un rituel étrange, comme s’il était vraiment devenu un « tiggy », un petit tigre.
Les adieux
Un après-midi, je suis tombé sur Black devant le magasin Northmart. Il semblait lessivé. « Je t’ai cherché partout », m’a-t-il dit. « Tu t’es fait tirer dessus ? » Je ne sais pas trop pourquoi, mais j’ai examiné mon torse. Non, tout allait bien. « Ouf ! » a soupiré Black. « Une femme qui habite à côté de chez toi a été arrêtée la nuit dernière pour avoir essayé de tirer sur ses enfants ; elle tirait des coups de feu en l’air. » Il avait d’autres nouvelles à m’annoncer, toutes aussi peu réjouissantes les unes que les autres. Avec l’ivresse ambiante toujours présente, Black était trop occupé pour m’obtenir des rendez-vous.
« J’ai même entendu parler de véritable cannibalisme, mais c’était bien avant ma naissance. » — Atsiaq Alasuaq
Mais quelques jours plus tard, il m’a appelé pour me dire que l’homme qu’il avait en tête était disponible : un septuagénaire à carrure imposante aux cheveux argentés soigneusement peignés et qui s’appelait Atsiaq Alasuaq. Nous nous sommes rencontrés chez Black, dans sa petite maison jaune de la Valley. Atsiaq s’est assis dans une chaise à roulettes près d’une fenêtre qui donnait sur un cimetière avec des croix en bois blanches de travers. Derrière, on pouvait voir une crête pentue, un ancien chemin d’ours polaire, d’après Black. Atsiaq a grandi dans un campement de chasseurs, où il vivait dans une sorte de résidence de copropriétés d’igloos. Trois igloos, chacun appartenant à une famille différente, étaient reliés entre eux par des passages. Afin de minimiser les pertes de chaleur, une seule porte donnait sur l’extérieur. Un système de heurtoirs permettait aux différentes familles de communiquer entre igloos. Il y avait un signal pour l’heure des repas, un autre pour sortir chasser, un autre encore simplement pour traverser un igloo. Le campement d’Atsiaq était proche d’un endroit où les morses aimaient faire étape. Je lui ai demandé s’il lui était arrivé d’en chasser. « Bien sûr que j’ai chassé le morse », a-t-il dit. « Quand j’étais enfant, c’était moi qui lançais le harpon, parce que j’étais le plus costaud. » Ils tuaient des bêtes de 900 kilos qui se reposaient sur la banquise. Malgré cela, les périodes de famine étaient fréquentes. « Les familles les plus affamées devaient aller jusqu’à manger leurs chiens », a dit Atsiaq. « J’ai même entendu parler de véritable cannibalisme, mais c’était bien avant ma naissance. » Il a alors fait pivoter sa chaise face à la fenêtre et a commencé à me montrer quelque chose. Je pensais qu’il s’agissait des tombes, mais il désignait les plantes arctiques, qui arrivaient à hauteur de cheville. Lorsqu’il était plus jeune, on mélangeait les racines de ces plantes à de la graisse de phoque pour étancher la faim. « De nos jours », a soupiré Atsiaq, « plus personne ne mange de racines. » Il a confirmé que les pratiques d’abandon de personnes âgées sur la banquise avaient existé à une époque, mais qu’elles avaient cessé environ une dizaine d’années avant sa naissance. Quand il était plus jeune, quand quelqu’un mourait, on entourait son corps de rochers – « afin qu’après la décomposition, les os ne soient pas emportés par le vent. » L’objet ou l’outil préféré de la personne était placé en dehors du cercle. Si quelqu’un se trouvait isolé et devait mourir seul, il devait placer l’outil en dehors du cercle lui-même, puis ramper à l’intérieur du cercle pour y mourir. J’ai demandé à Atsiaq quel serait son outil. « Mon couteau », m’a-t-il répondu sans hésiter. « Il est en ivoire avec une poignée en bois, et a surtout servi à chasser le morse. » Atsiaq s’est retiré et j’ai entendu de l’agitation à l’extérieur. Les enfants criaient et j’ai vu des gens courir. L’ours polaire ! Black et moi nous sommes précipités dans la rue. Une foule s’était massée autour de la maison de l’un des voisins. Un garçon a montré du doigt une tache noire de la taille d’une bille sur le mur. « Nom d’un eskimo ! » s’est exclamé Black. « Nous n’en voyons jamais des comme ça dans le nord. » C’était une mouche.
Le rassemblement des anciens s’est achevé dans l’effervescence, avec une myriade d’événements. Il y a eu un match de football avec un ballon fait en peau de phoque, suivi d’un repas de caribou cru, de baleine boréale et de bébé phoque. J’ai repéré une femme en train d’attraper discrètement quelque chose à travers l’entaille sanglante du cou du phoque. Lorsque je lui ai demandé plus tard ce que c’était, elle m’a répondu, rayonnante : « Le cerveau. » Lors de la dernière nuit, nous nous sommes à nouveau rassemblés au gymnase de l’école Sam Pudlat. Il y a eu une annonce : la prochaine ville à accueillir le rassemblement des anciens serait Aupaluk, une communauté du Nunavik comptant 174 âmes, sur la baie d’Ungava où les Émirats Arabes Unis ont récemment planifié la construction d’une mine de fer qui emploierait 10 000 personnes. Des personnalités importantes parmi les anciens ont prononcé un discours de clôture. Enoapik, qui portait, fidèle à elle-même, ses bottes en peau de phoque et une robe à fleurs, était l’une d’entre eux. « Vous vous devez d’aider les anciens, de partager avec eux un peu de votre nourriture », a-t-elle dit. « Un jour, vous serez vieux à votre tour. »
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Mon vol retour pour Iqaluit a été reporté de deux jours à cause du brouillard, d’un jour de plus à cause d’un avion qui s’était écrasé dans le centre de l’Arctique, et enfin de cinq jours supplémentaires à cause du brouillard. Le soir où j’ai finalement réussi à décoller de Cape Dorset, l’avion a entamé une ascension rapide dans un ciel lavande. Plus bas, la petite ville n’était plus qu’un point lumineux au milieu d’une bande noire. Puis tout est devenu noir. Une hôtesse a apporté des boissons, j’ai pris un Canada Dry. Juste avant de quitter définitivement le Nunavut, je suis passé par une maison de retraite à Iqaluit, la plus grande du territoire. La gérante, Elisapee Gordon, m’a accueilli avec ses sabots en caoutchouc à pois, un téléphone portable accroché à son jean moulant. Elle m’a montré les toilettes, la buanderie, les chambres qui ressemblaient plutôt à des appartements, où les personnes âgées pouvaient jouir d’un certain degré d’autonomie. Puis elle m’a montré des chambres qui ressemblaient plus à celles des hôpitaux, où les pensionnaires pouvaient bénéficier d’un accès aux soins à toute heure de la journée ou de la nuit. Certaines choses ne bouleversaient pas les traditions : mijotant dans de gigantesques marmites en acier, il y avait du ragoût d’ours polaire pour le déjeuner.
Le poignard et le canapé
Quelques jours plus tard, je suis revenu accompagné d’un traducteur et je me suis entretenu avec l’une des pensionnaires, une femme de 83 ans dans un fauteuil roulant nommée Udloriaq Ineak. Elle n’était plus qu’une petite chose édentée, recroquevillée dans de grandes pantoufles à fourrure magenta et un pantalon de survêtement turquoise. Ses yeux étaient d’un bleu océan et ses bras ponctués d’hématomes, gonflés à cause du diabète. Des pots de confiture décoraient sa table de nuit, et des puzzles achevés étaient accrochés aux murs : un perroquet, des chiens de tous pays, et Christie Brinkley, tranquillement assise au milieu d’un champ de fleurs.
Udoriaq était née dans la communauté de Kimmirut, sur l’île de Baffin, mais à quatre ans, elle avait déménagé pour un campement de chasseurs à l’écart de la ville, vivant davantage selon le mode de vie traditionnel des Inuits. Elle s’était mariée à 14 ans, pas par amour ou parce que sa famille voulait une dot, mais pour la nourriture. « Avant, j’avais faim », m’a-t-elle dit. « Après m’être mariée, je n’ai plus jamais eu faim. » Son mari partait chasser sur un traîneau avec ses chiens. Un jour qu’il était absent, un ours polaire s’est approché de la tente. À l’époque, elle avait deux petites filles, et bien qu’elle avait une arme, elle n’a pas essayé d’abattre l’ours, elle s’est contentée de le regarder. « Je n’avais pas peur », m’a dit Udloriaq. Elle avait déjà traversé trop d’épreuves. Lors de la famine et de l’épidémie qui ont frappé au début des années 1950, Udloriaq avait été l’une des rares personnes à être restées en bonne santé. Elle avait alors été l’infirmière de toute la communauté, aidant les mourants à mourir avec dignité, portant secours à ceux qu’elle pouvait aider à recouvrer la santé. « Avez-vous peur de mourir ? » ai-je demandé à Udloriaq. « Je ne crains pas du tout la mort », a-t-elle répondu. « J’ai côtoyé la mort à de nombreuses reprises, plus d’une fois, du temps de la famine lorsque les gens mouraient de froid. Je crois qu’une âme va au paradis quand elle meurt, et ceux qui ne sont pas croyants vont à un autre endroit. »
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Contrairement à des explorateurs comme Hall, qui écrivaient sur le Nord tout en étant étrangers à ce monde, Knud Rasmussen naquit à Ilulissat, au Groenland. Il grandit parmi les Inuits, parlait un inuktitut parfait et conduisait son propre attelage de chiens dès l’âge de huit ans. En 1921, il embarqua pour un voyage de plus de 30 000 kilomètres à travers l’Arctique, de l’île de Baffin à la Sibérie, observant les Inuits juste avant que le contact avec les marchands de fourrure et les missionnaires n’apportent un changement irrémédiable.
Il observa la pratique du sénicide chez les Inuits Netsilik de l’île du Roi-Guillaume et fut l’un des seuls explorateurs à réussir à communiquer avec les chamans – des hommes secrets et lunatiques qui ne parlaient que l’inuktitut. Pendant une tempête de neige dans une portion marécageuse au centre des terres arctiques appelée Barren Grounds, Rasmussen trouva refuge dans l’igloo d’un chaman du nom d’Aua. Après un repas composé de morse cru, la discussion s’orienta vers le monde des enfers. Ana lui expliqua que ceux qui meurent lentement, comme dans le cas d’une maladie dégénérative, vont vers un purgatoire appelé la Petite Terre, situé au fond de l’océan. Ceux qui meurent rapidement, d’une mort violente, vont vers la Terre du Jour, située dans le ciel. C’est une « terre d’âmes bienheureuses et joyeuses », comme le consigne Rasmussen dans son journal, « avec des caribous en nombre, et où les gens vivent uniquement pour s’amuser. Ils jouent au ballon la plupart du temps… avec un crâne de morse, en riant et en chantant. » Il est possible de passer de la Petite Terre à la Terre du Jour, mais il faut d’abord confesser ses pêchés à une déesse de la mer, Takanaluk Arnaluk, qui fut jetée par-dessus bord par son père pour alléger le bateau lors d’une tempête. Takanaluk s’agrippa à la coque, mais son père lui coupa les doigts.
« Je me pose aussi la question », m’a demandé Frédéric Laugrand, anthropologue à l’université Laval et co-auteur du livre Shamanism and Christianity in the Canadian Arctic in the Twentieth Century. Transitions and Transformations (« Le chamanisme et le christianisme inuits : transitions et transformations au XXe siècle »), paru en 2010. Je lui avais demandé au téléphone pourquoi les Inuits qui mouraient rapidement étaient récompensés. Il pensait que cela avait un lien avec le désir du corps de libérer l’âme. Une mort lente retient une âme et l’empêche de prendre son chemin vers l’au-delà, tandis qu’une mort violente laisse l’âme quitter le corps rapidement et aller directement au paradis. Laugrand pensait que tuer les personnes âgées prenait son sens avec ce contexte et était convaincu que, jadis, les anciens étaient réellement laissés à l’abandon sur la banquise. En vérité, il pense que c’était même une pratique répandue pour ceux qui vivaient assez vieux. « Il n’y avait pas de scandale autour de la mort ; ça, c’est une idée occidentale », a dit Laugrand. « Pour un vieil Inuit, il vient un moment où il – ou elle – trouve que sa vie arrive à son terme, et qu’il est préférable de tomber du traîneau et de mourir de froid. »
Chaque mois, ou tous les deux mois, j’achète un pain complet et un muffin aux fruits rouges et je prends le train à la station new-yorkaise de Grand Central, à destination de Harrison. Je marche 500 mètres à travers des banlieues ombragées vers une majestueuse résidence néo-géorgienne appelée The Osborn. Je donne le muffin à l’infirmière et le pain à ma grand-mère, et la joie lui met les larmes aux yeux. Puis je me dirige vers le canapé où mon grand-père semble dormir du sommeil éternel, allongé sur le dos. Il n’est pas vraiment mourant, il est plutôt en phase de désintégration, comme une météorite lancée à travers l’espace, qui s’érode et perd des morceaux –son audition, son dos, sa vue. Mais le météore n’est pas détruit tant que son noyau ne l’est pas, et il continue donc sa course. Il est né Joseph R. Knobel à Łódź, en Pologne, en 1917. Son père est parti en Amérique pour trouver du travail et a envoyé aux siens quatre tickets quelques années plus tard. Seuls Joe et sa mère sont venus le rejoindre. Son frère aîné et son frère jumeau étaient tous deux morts de malnutrition. Une fois en Amérique, la famille s’est installée à Patterson, dans le New Jersey, où le père de Joe dirigeait une petite usine de soieries. La Grande Dépression l’a ruiné. Joe a fini le lycée, est parti en auto-stop jusqu’à la Nouvelle-Orléans, pour trouver du travail comme steward en cabine dans un bateau à vapeur. Mais il n’y avait pas de travail pour lui. Il a dérivé jusqu’à l’université d’État de Louisiane à Bâton-Rouge, a campé dans un vieux stade, est tombé amoureux de Francis Seligman en faisant de l’auto-stop, a été diplômé en chimie, a travaillé dans une raffinerie de sucre installée au milieu du bayou, a épousé Fran. Ils ont élevé six enfants, parcouru le monde avec leur sac à dos vert, ont envoyé des cartes postales à leurs 18 petits-enfants, des centaines de cartes postales, des milliers de kilomètres, des millions d’inspirations, d’expirations, de battements de cœur, des secondes, du temps, des vies sous des ciels azur, des ciels étrangers, des vies qui se consument, grillent à petit feu, s’évaporent, des ciels plus familiers. Sans réponse à l’éternelle question que posent nos vies. « Joey », a appelé ma grand-mère depuis la cuisine. « Ton petit-fils Justin t’a apporté du pain. » Nous nous tenons la main sur le canapé. Je voudrais le porter au sommet d’une montagne sacrée, l’abandonner sur un morceau de banquise, lui enfoncer un poignard dans le cœur, mais je n’en ai pas le cran. Ces temps sont révolus. Il n’y aura pas de cercle de rochers, et tout le monde a oublié son outil préféré. De nos jours, un peu partout dans le monde, nous mourons dans des canapés.
Traduit de l’anglais par Matthieu Volait, d’après l’article « Growing Old with the Inuit », paru dans Nowheremag. Couverture : Une route du Grand Nord canadien. Création graphique par Ulyces.