Monocle Café
LONDRES — C’est un mardi à l’heure du déjeuner, et le Monocle Cafe, situé dans le quartier de Marylebone, est plein à craquer. Toutes les tables du rez-de-chaussée sont occupées, à l’exception d’une, tandis que le comptoir et les canapés sont pris par des clients qui mangent des sandwiches et boivent du café.
Au départ, Monocle, revue créée en 2007, couvrait des affaires mondiales et tout ce qui concerne un certain train de vie haut de gamme à travers le monde. La marque a depuis grandi et comprend à présent Monocle 24, une station de radio sur internet qui fonctionne 24 h/24, des boutiques dans six villes à travers le monde, ou encore des cafés à Londres et à Tokyo, entre autres. « C’est un environnement où les gens partagent les mêmes visions, mais il n’est pas exclusif », dit Tyler Brûlé, fondateur et éditeur en chef de Monocle, à propos du café. « Il faut le connaître. Ou bien alors quelqu’un passe dans la rue et rentre parce qu’il veut prendre une bonne tasse de café. Mais c’est un peu comme un club, où les gens se parlent et se rencontrent à l’heure du café. » Je rejoins Brûlé au Midori House, le siège de Monocle à Londres, situé à quelques pâtés de maison du café et, tandis qu’il me fait visiter les bureaux, j’acquiers une perception spatiale des projets de l’entreprise. Au rez-de-chaussée se trouvent les deux studios de radio depuis lesquels Monocle24 diffuse ses émissions. Au premier étage, l’équipe de rédaction est en train de boucler le numéro d’avril du magazine. À un autre étage, Winkreative, le studio de création de Brûlé, finalise la nouvelle conception de Z, le supplément dédié au luxe du journal suisse Neue Zürcher Zeitung, tout en travaillant sur une stratégie de marque pour l’Union Pearson Express, la nouvelle liaison ferroviaire qui relie le centre-ville de Toronto à l’aéroport, situé en périphérie de la ville. Le groupe Monocle a été estimé à environ 115 millions de dollars (13 773 474 €) lorsque l’éditeur de presse japonais Nikkei a investi dans l’entreprise à l’automne dernier. Brûlé me rapporte que Monocle est « très rentable » étant donné que le journal est tiré à environ 80 000 exemplaires chaque jour (on peut aisément imaginer quelles sont les habitudes et les aspirations de son lectorat lorsqu’on remarque qu’une édition porte la mention « format grand yacht »). Brûlé dit que Monocle projette de créer de nouvelles boutiques ou des cafés, mais son prochain projet, que l’entreprise lancera au printemps prochain, est un kiosque à journaux Monocle, qui sera situé près de la gare de Paddington à Londres. Le kiosque proposera une sélection choisie de magazines et journaux, ainsi que des journaux imprimés sur demande. Les client pourront s’inscrire en ligne, et demander qu’on leur imprime un journal. La sélection ira du journal norvégien Aftenbladet à The Australian. Les clients n’auront ensuite qu’à le récupérer au kiosque.
Vivons-nous vraiment une crise de la presse écrite, ou bien une crise de la distribution ? – Tyler Brûlé
Le kiosque est une tentative, mais Brûlé assure que l’entreprise pourrait envisager de créer des franchises et d’élargir séparément le marché des kiosques si c’est une réussite. « Je crois qu’il est important pour nous de rappeler au marché que la question que nous devons nous poser est la suivante : vivons-nous vraiment une crise de la presse écrite, ou bien une crise de la distribution ? Je pense pour ma part qu’il s’agit en partie d’une crise de la distribution », affirme Brûlé. Ce qui suit est une transcription légèrement éditée et condensée de notre conversation, dans laquelle Brûlé évoque l’importance de la presse écrite selon son modèle, son ressenti sur l’expansion de Monocle et comment il considère l’évolution numérique constante du New York Times.
Bien sûr, il y a le magazine. Mais avec Monocle 24, les cafés et les boutiques, on a l’impression que vous faites bien davantage qu’un magazine. Je suis curieux de savoir quel regard vous portez sur toutes les extensions de la marque, par rapport à votre mission chez Monocle.
Je dirais que si l’on revenait huit ans en arrière, nous n’imaginions pas ouvrir de cafés. Je ne pense pas que nous aurions parié sur une station de radio non plus. Je dirais tout d’abord que nous avons beaucoup de chance d’être éditeur indépendant et de ne pas avoir à subir la pression commerciale d’une société mère. Ces pressions commerciales peuvent être de deux sortes : l’une vous pousse à réaliser des économies, mais l’autre consiste à devoir traquer chaque nouvelle tendance. Nous n’avons pas à nous confronter à un gourou numérique, un ami ou un investisseur du conseil qui nous demande : « Pourquoi vous ne collez pas ce petit oiseau en bas de chaque page web et de chaque page imprimée ? Et pourquoi ne mettez-vous pas ce F blanc sur fond bleu partout ? » C’est pourquoi je pense qu’il est aussi positif pour nous que notre marque ne soit pas entourée par ce genre d’influence, et devoir se plier aux exigences d’une maison mère. C’est ce qu’il y a de fantastique dans cette aventure depuis le début. Nous nous sommes rendus compte qu’être indépendants est capital à nos yeux, et c’est ce qui nous a permis d’être dans la position confortable dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, où si nous décidons d’ouvrir un café, nous le faisons, simplement parce que cela nous semble être la bonne chose à faire non seulement par rapport à la marque, mais aussi en termes de revenus. Souvent, les gens diront que ce n’est pas compatible avec une stratégie numérique, ou ils soutiendront que les gens ne boiront plus de café car ils le consommeront bientôt de façon numérique… Mais selon moi, c’est précisément ce qu’il y a d’intéressant si vous regardez notre marque. Nous avons aussi la chance d’être très réactifs. Si l’on veut faire quelque chose, alors on fonce et on le fait. Évidemment, nous pouvons nous permettre tout cela car notre entreprise est suffisamment rentable, ce qui est une excellente chose car nous réinvestissons organiquement dans tout ce que nous faisons sans devoir aller chercher plus d’argent sur le marché. Je pense que c’est aussi gratifiant pour tous les membres de l’équipe dans ce domaine.
Et la majorité de cet argent vient de la presse écrite ?
C’est notre vache à lait, mais nous ne la voyons pas pour autant avec moins de considération ou avec scepticisme. Si l’on regarde les derniers résultats du magazine ABC, qui est sorti récemment, je dirais que nous sommes parmi les acteurs majeurs sur le marché des kiosques à journaux au Royaume-Uni. Mais quand je parle de kiosques au Royaume-Uni, c’est aussi une façon de parler de l’international puisque l’Amérique est notre plus gros marché. Nous vendons plus de magazines aux États-Unis dans les kiosques et avec les souscriptions que n’importe où ailleurs dans le monde, notre marché d’origine inclus. Notre magazine coûte 12 $ aux États-Unis, et il me semble que notre nouveau magazine, Forecast, coûte 20 $ et qu’il se vend aussi bien que celui à 12 $. Donc c’est simplement que notre modèle est très différent. Je pense que c’est le volume qui compte aux États-Unis – je ne sais pas si c’est par contrainte ou par manque de créativité, mais on court toujours après le volume aux États-Unis. Je pense que le mot « premium » a mauvaise réputation dans ce pays. Tout le monde veut toucher la masse, surtout dans les médias, tout le monde veut réaliser de gros chiffres… mais pas nous. Nous voulons des lecteurs, des auditeurs et des téléspectateurs engagés. C’est ce qui nous importe vraiment.
J’imagine que c’est également le public qui intéresse vos annonceurs.
En effet. C’est formidable d’avoir plein de « j’aime » et de « followers », mais il faut se demander ce qu’ils valent si d’un seul coup, Twitter commence à faire payer un abonnement chaque mois, ou si Facebook devient payant. Ce sont des médias gratuits et honnêtement, je ne pense pas que cela veuille dire grand chose. Après, si vous passez si facilement d’un canal de diffusion à l’autre, êtes-vous un fidèle consommateur de marques ? Je pense que ce qui compte pour nous, c’est de pouvoir dire : « Les gens payent 150 $ par an pour s’abonner à un magazine. » Ils n’ont aucun moyen d’obtenir une réduction. Ils doivent dépenser 150 $. Et dès lors, ils sont plus susceptibles de voler avec votre compagnie aérienne, d’acheter vos chaussures, de réserver une chambre dans votre hôtel ou d’acheter l’une de vos voitures, que quelqu’un qui passe son temps sur un réseau moins qualifié.
Retour à la radio
Votre approche du numérique est aussi très différente de celle de la plupart des médias. Je connais peu d’organes de presse qui lanceraient une station de radio mondiale 24 h/24 en ligne. Pourquoi avez-vous voulu suivre cette direction au lieu de vous concentrer sur quelque chose comme une application ou une édition pour iPad ?
D’abord, si l’on revient en arrière, pour un magazine mensuel, je continue de penser que, sauf si vous faites du porno, faire une édition pour tablette ne vous rapporte rien. On le voit maintenant, et les résultats sont là : l’expansion des tablettes n’existe pas. On vit avec les tablettes depuis suffisamment longtemps maintenant pour se rendre compte que les gens qui aiment lire sur tablette lisent sur tablette, et que ceux qui veulent lire la presse écrite lisent la presse écrite. On réalise qu’il y a toujours plus de gens qui lisent sur papier que sur écran rétro-éclairé. Encore une fois, ajouter ces éditions supplémentaires ne rapporte pas d’argent. Cela implique des coûts de production. Je pense qu’au début, tout le monde a été dupe et s’est dit : « Oh, on peut juste faire une version pour Apple et voilà. » Maintenant, il existe une myriade de tablettes différentes, de systèmes d’exploitation différents, de formats différents… ce qui signifie que là où tout le monde pensait qu’il suffirait de poster des PDF, la demande requiert aujourd’hui des vidéos, des flux, et un tas d’autres choses.
On réalise qu’il y a toujours plus de gens qui lisent sur papier que sur écran rétro-éclairé.
On sait tous qu’il faut six ou sept personnes supplémentaires pour créer une édition pour tablettes qui soit réussie, et nous ne pouvons pas recouvrer un tel coût. Nous n’avons pas suffisamment d’argent chaque mois pour pouvoir nous le permettre. Un annonceur ne va pas investir une telle somme d’argent en plus juste parce que vous leur proposez une édition pour tablette. En vérité, ils la veulent mais en tant que valeur ajoutée. Nous n’avons pas trouvé de solution et je n’ai encore jamais rencontré qui que ce soit qui l’ait trouvée. Et de ce côté de l’Atlantique, de nombreux mensuels retirent définitivement leurs éditions pour tablettes parce qu’elles ne se sont pas révélées être aussi rentables que prévu. Nous avons une application mais elle nous sert à soutenir la radio. Encore une fois, je pense que nous partageons tous la même vision. Depuis le lancement du magazine, au tout début, il y a toujours eu un péage autour, parce que d’un côté, le journalisme coûte cher. Le plus important pour nous, ce n’est pas de dire que nous avons des millions de visiteurs sur notre site. Si nous avons des millions de visites mais qu’elles ne génèrent pas de revenus, alors tout cela n’a aucun intérêt. Nous voulons créer et réaliser un environnement où il n’est pas question de coûts pour mille. C’est le coût d’un public de qualité qui nous intéresse. C’est une opinion que nous tenons à ce que nos partenaires publicitaires partagent.
En prenant du recul, j’aimerais savoir comment vous décidez quelle sont les bonnes extensions pour votre marque. Il y a quelques années, vous aviez un programme télévisé avec Bloomberg, qui n’a duré que quelques épisodes. Comment décidez-vous où se trouvent les meilleures opportunités pour vous ?
Au début du magazine, plusieurs réseaux de télévision nous ont approchés pour faire un quelconque partenariat télévisé, et nous avons rejeté la plupart d’entre eux. Bloomberg est venu nous voir et il y avait comme une synergie avec l’annonceur, le sponsor qui travaillait avec eux : le Conseil économique de Singapour, qui était client chez eux et chez nous. Ils cherchaient une solution vidéo ou une solution de télévision qui soit internationale et ça nous a paru être une bonne idée. Nous avons donc fait une série de six volets avec eux, qui était aussi liée à un projet commercial, ce qui était donc intéressant puisque très rentable. Bloomberg jouit-il une grande exposition internationale ? Je pense que oui pour un certain public. Était-elle bonne quand notre programme était diffusé le week-end ? Probablement pas. Mais c’était un bon moyen de prendre la température. Plus qu’autre chose, cela nous a donné assez de confiance pour prouver que nous savions comment diffuser une émission de télévision. Nous avons un certain nombre de personnes dans l’entreprise qui ont déjà travaillé dans la télévision ou – c’était déjà le cas avant le lancement de Monocle24 – qui avaient déjà eu une expérience dans la radio. Ça nous a donné des idées. Nous avions un podcast hebdomadaire qui s’appelait The Monocle Weekly, et nous avons constaté qu’il y avait une vie commerciale car nous avons réussi à avoir de bons sponsors pour ce programme. C’était un pari plutôt risqué mais nous nous sommes dits : Pourquoi ne pas construire deux studios pour en faire un programme 24 h/24 ?
D’un côté, si l’on se concentre sur l’opportunité éditoriale, on pense qu’il y a quelque chose à faire avec un genre de NPR (National Public Radio, principal réseau de radiodiffusion aux États-Unis, ndt), et il n’y a rien de mal à écouter la NPR. Mais lorsqu’on écoute un service public américain, ils ne cessent de nous demander de l’argent à longueur de journée, ce qui peut devenir un peu agaçant. De l’autre, on a le World Service de la BBC et de nombreux autres radiodiffuseurs publics qui font très bien leur travail, mais notre avis est que la BBC, même s’il s’agit d’une excellente institution, fait preuve d’un mandat politique très orienté sur l’Afrique et sur le sous-continent indien. Et nous pensons que pour ce qui est de nos marchés (Asie du Sud-Est, Asie, Amérique du Nord et Europe), il y a de la place pour innover. Nous nous sommes penchés sur le numérique, pour savoir quel canal numérique ou quelle application numérique était le plus proche de ce que ceci (il pointe du doigt le Monocle posé sur la table basse) fait chaque mois : un travail très personnel, qui a un ton unique, etc. Et nous avons conclu que le format audio était ce qui s’en rapprochait le plus parce qu’il est très personnel, très intime, et incroyablement rapide. La radio reste le moyen de diffusion le plus rapide. Tant qu’on est clair et persuasif, on arrive à faire passer son opinion plus vite, peu importe la vitesse à laquelle on peut taper sur un clavier. C’est aussi ça qui nous plaît. Nous savions que sans ces coûts de départ considérables, nous pouvions aller dans de nouveaux endroits, être en direct et être incroyablement réactifs. C’est simple : la radio nous a semblé être un choix logique, et facile à réaliser aussi. Pas besoin de recruter beaucoup de monde. Nous avons pu rassembler assez de personnes autour du micro. Par ailleurs, même si nous recrutions des professionnels, nous savions que nous avions un certain nombre de bonnes voix et de bons esprits dans nos bureaux. Ensuite, bien sûr, au niveau commercial, nous avons également pu développer de très bons partenariats avec de grandes marques. Ce que nous retenons de tout cela : nous gagnons beaucoup plus d’argent en faisant de la radio sur le web qu’avec un simple site internet – un site complémentaire avec des reportages et différentes rubriques, ce genre de choses. Ce que nous faisons aujourd’hui dépasse de loin ce qu’il serait possible de faire avec des bandeaux publicitaires, des pré-rolls et autres formats publicitaires.
Pouvez-vous me décrire vos auditeurs ?
Pour ce qui est du magazine, à plus ou moins 5 %, je peux diviser le monde en trois tiers. Un tiers pour l’Europe, évidemment dominé par le Royaume-Uni et l’Allemagne. Un tiers pour le continent américain, avec en tête les États-Unis et le Canada. Le Mexique et le Brésil aussi, dans une moindre mesure, mais notre histoire s’est surtout écrite aux États-Unis et au Canada. Enfin, le dernier tiers qui concerne l’Asie Pacifique est dominé par l’Australie, puis Singapour, Hong-Kong, la Thaïlande et le Japon. C’est à quelques points près mais c’est grossièrement comme cela que le monde fonctionne pour nous.
Le ton est différent puisqu’on est plus nerveux lorsqu’on est en direct. Il est certain qu’on fait moins d’erreurs puisqu’on se jette sans filets.
Pour la radio, il s’agit surtout d’un phénomène nord-américain, qui représente environ 40 pour cent des auditeurs, voire plus. J’imagine que c’est dû aux podcasts et à l’adoption par le public de la radio sur internet, qui, à mon avis, aide beaucoup. Ce que nous remarquons, cependant, c’est que 80 % des visites du site sont dédiées aux podcasts, et 20% le sont au direct, mais nous pensons que le direct est important puisqu’il donne une texture et un son différents. Si on a l’opportunité de réenregistrer son podcast à plusieurs reprises, il est parfait, mais il perd un petit quelque chose, sans oublier que c’est incroyablement coûteux. Quand on enregistre en direct, je pense que l’on a une bonne posture, on se tient bien droit. Le ton est différent puisqu’on est plus nerveux lorsqu’on est en direct. Il est certain qu’on fait moins d’erreurs puisqu’on se jette sans filets. La conséquence de tout cela, c’est que nous avons toujours plus d’auditeurs qui nous écoutent en direct et c’est formidable. Quand on est assis devant son micro, on espère que quelqu’un nous écoute en direct, mais souvent, je me dis : « Ils téléchargeront l’émission dans une heure, deux heures, ou ce week-end. » Ce qui me surprend vraiment, c’est quand je rencontre des gens qui me disent : « Oh, je travaille dans un cabinet d’avocats à San Francisco, et c’est la radio qui est diffusée dans nos bureaux, donc nous écoutons Monocle tout le temps. » D’autres fois, on se rend compte dans un café à Melbourne que c’est la radio qu’ils diffusent. Voilà pourquoi c’est très positif pour nous, en tant que collectif, de voir que ce secteur continue à se développer. Ce qui est aussi ce que nous souhaitons, parce que si l’on regarde ce qui se dessine sur le marché de la radio en voiture, entre autres, c’est là que cela devient intéressant pour nous.
Le média et la marque
En parlant des cafés, pourquoi vous êtes-vous intéressé aux boutiques ? Je comprends qu’il y a des perspectives de revenus, mais étant donné que la presse écrite continue de générer la majorité de vos revenus, quel est le raisonnement derrière tout cela ?
Je dirais qu’il y a deux éléments à l’origine des boutiques. Le premier, c’est que si l’on remonte huit ans en arrière, nous pensions que nos lecteurs seraient des personnes qui seraient partout dans le monde et qui voyageraient beaucoup. Au tout début, nous avons créé trois sacs avec l’entreprise japonaise Yoshida, et ils ont commencé à bien se vendre, donc on peut dire que nous avons toujours eu une offre de e-commerce. Un jour, il y a eu ce fleuriste que j’ai toujours aimé, au coin de la rue, qui mettait la clé sous la porte. C’était un très petit local et je me suis dit qu’il serait terrible qu’une grande chaîne de magasins essaye de le raser pour le connecter à un autre magasin. Alors nous nous sommes dits : « Pourquoi ne pas en faire un magasin éphémère pour Noël ? » Aujourd’hui, six ans plus tard, il est toujours là. Il a bien marché, et c’est seulement après l’avoir ouvert que nous nous sommes dits qu’il était intéressant de l’utiliser comme un laboratoire en quelque sorte, pour contrôler notre propre chaîne de distribution. Nous avons commencé à voir combien de magazines nous pouvions vendre dans cet environnement, puis nous avons commencé à étendre notre gamme de produits. C’était simplement une autre façon de communiquer avec les gens, plutôt que de se contenter d’envoyer des mails, puisqu’ils entraient dans notre boutique et nous donnaient une idée très claire de l’identité de nos lecteurs et de nos clients. Puis la boutique a commencé à être rentable, alors nous en avons ouverte une autre, et une autre encore, et nous en avons maintenant six, avec d’autres ouvertures en perspective. C’est devenu un commerce de gros.
Les boutiques représentent aujourd’hui 15 % de notre activité, elles ont pris de l’ampleur et sont devenues une partie plus importante de ce que nous faisons. Ce qui, pour nous, les rend intéressantes, c’est qu’elles nous donnent un contrôle de l’expérience Monocle. Les gens aiment venir acheter leur Monocle au magasin puisqu’on leur donne dans une jolie enveloppe, avec un joli sac. C’est probablement plus agréable que d’aller au kiosque du coin. Bien évidemment, c’est une part rentable de notre activité, mais elle nous permet surtout d’avoir un rapport différent avec nos clients, et c’est là tout l’intérêt. Pour ce qui est du café, nous ne pensions pas vraiment en ouvrir un avant qu’un grand détaillant japonais nous contacte. Ils nous ont dit : « Nous ouvrons un nouveau grand magasin dédié aux hommes à Ginza, et nous aimerions beaucoup faire un Monocle Café ». Alors nous avons commencé à nous prêter à l’exercice : si nous avions un café, que servirions-nous, que ferions nous ? Et, bien sûr, comme c’était le Japon, le résultat était magnifique. Nous avons réalisé toute la conception, de A à Z. Le café commençait à bien marcher puis un petit local s’est libéré ici, au bas de la rue, alors nous avons saisi l’opportunité d’occuper cet espace. Maintenant, nous avons beaucoup d’offres et nous sommes presque en train de lutter pour savoir ce que nous allons en faire, même si nous ne sommes pas pressés. Allons-nous tous les acheter et les gérer nous-mêmes ? Ou allons-nous les mettre sous licence comme pour notre café au Japon ? Encore une fois, il s’agit d’un environnement : les gens ne savent pas forcément qu’il y a une station de radio, ils vont rentrer, acheter le magazine, et ils se retrouvent entre lecteurs de Monocle. C’est un environnement où les gens partagent les mêmes visions, mais qui n’est pas exclusif. Il faut le connaître. Ou alors quelqu’un passe dans la rue et rentre dans le café parce qu’il veut une bonne tasse. Mais c’est comme un club en quelque sorte, les gens se parlent et se rencontrent. C’est pour cela qu’il nous a semblé intéressant de reproduire ce schéma sur d’autres marchés. Ce n’est pas le cas de figure dans lequel certaines entreprises se disent que c’est une idée sympa pour étendre la marque. Là, nous devons réaliser des bénéfices, alors nous voulons être sûrs que toutes ces aventures dans lesquelles nous nous lançons sont rentables.
Vous avez une stratégie très spécifique pour le genre d’organisation que vous êtes : vous ne visez pas le grand public. Si l’on prend par exemple des entreprises de presse comme le New York Times, ou le Guardian qui ont des publications à plus grande échelle, d’intérêt général, comment qualifieriez-vous la façon dont ils gèrent leur entreprise ou leur évolution sur le numérique ?
Je dirais que The Guardian a choisi une voie particulière, à savoir qu’ils n’ont pas besoin de faire de bénéfices. Peut-être qu’il pourrait s’agir d’un point de départ pour changer leur manière de penser. Ils soutiennent fermement qu’ils souhaitent être une source libre et, en toute honnêteté, je ne pense pas qu’ils aient bien réfléchi à leur modèle économique. Tout le monde ne parle que de la Scott Trust, l’entreprise à laquelle ils appartiennent, mais la Scott Trust n’est pas une réserve d’argent inépuisable. Je pense qu’à un certain point, ils devront réagir. Je ne suis pas non plus très sûr que ce modèle soit viable. Je pense que pour le New York Times, il est intéressant de voir que tout leur discours positif et encenseur sur le numérique, tout le bruit que la nouvelle formule du magazine a fait, plus le fait de savoir quand ils publient leur supplément T, à quelle échelle et à quel volume, bref, tout cela prouve qu’il s’agit d’un générateur de revenus significatif pour le journal. Et je pense qu’ils se sont rendus compte de l’importance qu’ils devaient lui donner parce qu’ils ont de toute évidence calculé qu’en créant le buzz avec cette nouvelle formule, ils pourraient peut-être attirer de nouveaux annonceurs. Et cela a été le cas.
Le numéro de la semaine qui a suivi le lancement comptait une soixantaine de pages, alors que le numéro de lancement en comptait plus de 200…
Tout à fait, mais les nouvelles formules créent toujours beaucoup d’enthousiasme, et peut-être que cet effet va retomber un peu. Cependant, je pense que celle-ci a vraiment souligné l’importance de la proximité des éléments qui composent l’éditorial et la publicité. On se rend compte que ce format (il tient son BlackBerry en l’air) est intéressant, mais du point de vue commercial, il y a peu d’opportunités. Il n’offre pas les avantages de la maquette d’un journal qui peut jouer sur la proximité des éléments, ni ceux de la collaboration avec une grande entreprise de produits d’impression qui concevra vos publicités en même temps que celles de Cadillac ou de Cathay Pacific. Un annonceur évolue dans une monde de marques et de produits éditoriaux qui partagent une même vision. Ici (il montre encore son BlackBerry), je peux acheter un espace d’éditorial qui a la même vision que moi, mais je serai toujours seul. Je n’aurai jamais cette proximité pure avec une autre marque comme celle que l’on trouve dans la presse écrite. On peut toujours faire défiler les pubs sur une tablette, mais il n’y a pas cette qualité durable, et je pense que les gens veulent y revenir. Les marques veulent s’intercaler dans de bonnes maquettes, tout comme certaines entreprises attendront toujours d’obtenir des bureaux entre la 57e avenue, Madison street, et la 5e avenue. Parce qu’elles veulent être en bonne compagnie. Et je pense que c’est encore très difficile à obtenir dans le cas du smartphone.
Pensez-vous que ce soit tout de même possible sur un support numérique ?
Pour l’instant, du point de vue technologique, non. On le sait parce que la page est limitée. Et je ne pense pas que les questions de chemin de fer d’une publication soient les mêmes car de nombreux titres ont été modifiés pour ne devenir que des serveurs de publicités, basés sur des algorithmes et sans la moindre créativité. Mais il reste toujours une part d’humanité. Hier, nous nous sommes assis et nous avons réorganisé les publicités du prochain numéro pour être sûrs que nous avions un excellent produit.
Si je fais une recherche de vols pas chers pour Honolulu et que tout d’un coup, on me propose des pubs pour des voyages pas chers à Honolulu pendant trois mois parce qu’une page contient un serveur de publicité, alors (a) il n’y a aucune créativité dans cette démarche, et (b) c’est énervant. Je pense que la source de cela, c’est que les gens cherchent des revenus au clic, mais cette démarche n’a rien à voir avec la qualité du lectorat ou avec celle du contenu éditorial. Pour revenir à votre question, je pense que le New York Times a eu raison de chercher à améliorer ce qui se trouve à l’intérieur du produit imprimé et ce qui l’entoure. Je pense que le journal en lui-même manque d’innovation. Il y a tant d’innovation dans la technologie de l’impression. D’un point de vue international, je pense que c’était une erreur d’appeler le journal International New York Times (INYT). C’est un nom à coucher dehors. Le IHT de l’International Herald Tribune est tout aussi maladroit, mais les gens le préfèrent au INYT. Est-ce qu’il devrait s’appeler le NYT ? Le International est-il si indispensable ? Ils savent qu’ils ont une carte à jouer à l’international, mais pour être vraiment présent sur le marché mondial, je suis convaincu qu’il est primordial d’avoir de gros pôles éditoriaux bien réels partout dans le monde pour pouvoir répondre à un public international. Et je ne suis pas sûr qu’ils en aient encore…
Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « How Tyler Brûlé has extended Monocle beyond simply a magazine for the jet set », paru dans le Nieman Journalism Lab. Couverture : Craig Morey