Depuis la création de The Verge et notre entretien avec lui, alors qu’il était encore à la tête du magazine, Joshua Topolsky a fait bien du chemin. Après avoir contribué à la fondation de Vox Media et au succès de son magazine phare, Topolsky a quitté la barque en août 2014 pour prendre la tête de Bloomberg Digital. Un an après sa nomination et la refonte du site Bloomberg.com, il a abandonné son poste après que Michael Bloomberg a émis l’hypothèse qu’il n’avait peut-être pas besoin d’un site. Le sarcasme avec lequel Topolsky a accueilli l’idée a mis l’entrepreneur hors de lui, et les deux hommes ont convenu qu’il valait mieux que Tolpolsky s’en aille. Depuis, Joshua Topolsky est un cœur à prendre. Hier, il publiait sur le site du New Yorker un article intitulé « The End of Twitter », dans lequel il prévoit la mort du réseau social si ses fondateurs ne parviennent pas le sortir de la situation difficile dans laquelle il se trouve. Une série de changements peu inspirés apportés au produit, la stagnation de sa base d’utilisateurs, ainsi que la fuite massive de ses cerveaux ces derniers jours sont selon lui responsables de la situation – sans oublier le peu de contrôle que la compagnie a sur l’activité de sa plateforme. https://twitter.com/joshuatopolsky/status/693175653718433793 Depuis sa publication, Topolsky fait les frais des mêmes attaques qu’il dénonce dans l’article, ce dont l’ironie ne lui a pas échappé. Il y évoquait notamment la responsabilité des utilisateurs du « Gamergate », qui avaient inondé de menaces et d’insultes le compte d’Anita Sarkeesian, vidéoblogueuse américano-canadienne qui avait dénoncé la misogynie dans les jeux vidéo. Visiblement, c’est au tour de Topolsky de subir leurs attaques. https://twitter.com/joshuatopolsky/status/693184110878138369 Nous nous sommes entretenus avec lui à l’été 2014, quelques semaines avant son départ de The Verge. Cet entretien dans lequel il raconte ses multiples aventures médiatiques est l’occasion d’apprendre à connaître l’une des personnalités les plus incontournables de l’Internet américain.

La genèse de The Verge

Comment avez-vous créé The Verge ?

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« Pixel Perfect : The Story of Eboy »
Crédits : The Verge

Lorsque j’étais rédacteur en chef d’Engadget, propriété AOL, j’ai commencé à sentir que nous avions emprunté le chemin du blog moderne et que nous étions en train de passer une étape, d’étendre nos horizons. Et je trouvais qu’avancer dans cette direction était devenu très difficile sans les bons outils et la bonne équipe : nous étions très peu, sans directeur artistique. Alors dès que j’avais envie de créer quelque chose de différent, j’étais frustré et pourtant je voyais un potentiel énorme sur le web pour certaines innovations en matière de publications. C’était au moment où le web était en train de se transformer, où il devenait l’endroit par excellence pour l’information, pour la lecture, pour l’interaction avec l’actualité. Dans le même temps, je trouvais que peu de gens sur le web parvenaient à faire quelque chose de moderne. C’est comme si tout s’était arrêté en 2004, figé dans une forme de publication qui avait pris le pas sur les autres : celle du blog linéaire. Nous voulions vraiment amener sur Internet la profondeur et la qualité des magazines traditionnels, des journaux et même de la télévision – celle des documentaires et des films –, d’une telle manière que cela serait perçu comme quelque chose de naturel, quelque chose de fait pour le web. Je ne pouvais pas y parvenir chez AOL : il n’y avait pas de ressource pour ça. J’ai alors commencé à prospecter pour savoir comment je pourrais arriver à mes fins : il fallait partir de zéro, tout construire, bâtir de nouvelles fondations. De conversation en conversation, j’ai fini par discuter avec Jim Bankoff, qui faisait tourner SB Nation, un groupe de blogs de sport aujourd’hui incontournable, et nous étions sur la même longueur d’onde s’agissant de l’avenir du web. C’est comme cela que l’idée de The Verge est née.

Au moment où vous avez décidé de quitter Engadget, saviez-vous que d’autres rédacteurs vous suivraient ?

En réalité, certaines personnes étaient parties avant moi. Jim les avait rassemblées, parce qu’il sentait que quelque chose pouvait se faire avec elles. Cela dit, nous en avions discuté avant, tous ensemble. Il y avait un ressenti commun, une sorte de frustration… Nous savions que nous allions quitter Engadget et travailler ensemble de nouveau. Notre rêve, c’était de savoir si nous pouvions mettre les voiles avec cette équipe de gens talentueux et brillants pour construire quelque chose d’autre, et de réunir les ressources dont nous avions besoin pour le faire. C’était dans l’air en tout cas : nous allions travailler ensemble, d’une manière ou d’une autre.

Pourquoi avez-vous créé This Is My Next au lieu de revenir directement avec The Verge ?

The Verge a été très long à construire. Nous avions beaucoup de choses à concevoir et j’avais des idées de design très radicales. Il fallait résoudre des problèmes techniques : nous sommes partis de la plateforme que SB Nation avait construite et nous lui avons fait faire des choses qu’elle n’avait jamais faites auparavant. Il fallait pouvoir écrire des articles long-format, par exemple. Nous avons aussi retravaillé le flux d’affichage des histoires, la manière dont il devait fonctionner. Il y avait un travail colossal à accomplir en coulisse. Mais dès le moment où nous nous étions retrouvés avec les autres journalistes, nous nous sommes rendus compte que nous n’aimions pas être incapables d’écrire. Tout le monde voulait un endroit pour s’exprimer.

« This is My Next était presque une nécessité pour répondre à notre désir profond de communiquer avec une audience. »

D’ailleurs, nous nous étions mis à écrire chacun de notre côté, sur nos blogs – j’écrivais sur le mien à cette époque… et nous nous sommes dit que c’était stupide. Pourquoi ne mettrions-nous pas rapidement en place un blog temporaire sur lequel nous pourrions nous exprimer ? Simplement pour entretenir notre plume et rester au fait de l’actualité : nous lancerions The Verge quand tout serait prêt. This is My Next était presque une nécessité, pour répondre à notre désir profond de communiquer avec une audience, alors que nous n’avions plus Engadget et pas encore fini la suite. Mais la priorité restait The Verge, qui était en train d’être construit. Il faut bien comprendre qu’à cette époque, avant The Verge, les sites web ne fonctionnaient pas de la manière dont The Verge fonctionnait. Ils n’avaient pas les mêmes caractéristiques, ils ne ressemblaient pas le moins du monde à ce que nous faisions. Nous avons dû entreprendre des fouilles monumentales pour repenser la manière dont un site web devait fonctionner. Sur le plan humain, il fallait aussi que nous assemblions une équipe : au lancement, il n’y avait pas que les anciens journalistes d’Engadget : il nous fallait des designers, des réalisateurs… les six mois entre mon départ d’Engadget et le lancement de The Verge ont donc vraiment été une période de grands travaux.

Pourquoi avez-vous décidé de rejoindre Sports Blogs Inc. ?

C’est arrivé à peu près au moment de mon départ d’AOL, au milieu de l’année 2011. Alors oui, vous voyiez des blogs de sport et vous vous demandiez ce que cela avait à voir avec la technologie ou la culture web, qui sont mes spécialités. Le contenu était différent, couvrir un match de football américain n’est pas la même chose que discuter d’Apple, mais la technologie qu’ils avaient construite était très puissante. La plateforme de publication, Chorus, était excellente et nous avions senti qu’elle avait un énorme potentiel. Et puis l’état d’esprit des gens qui dirigeaient le navire était similaire au nôtre. Des gens qui souhaitaient entreprendre, qui voulaient construire de la valeur, quelque chose de grande qualité… Nous voulions tous pratiquer le journalisme en lequel nous croyions, raconter de longues histoires, prendre de gros risques. Nous avions une philosophie très proche : même si nos sujets de prédilection différaient énormément, nous partagions un même désir de transformer le web moderne.

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Joshua Topolsky et l’équipe de The Verge

Est-ce pour cela que Vox Media a été conçu, pour accueillir plusieurs structures de presse ?

Dès que nous avons rejoint SB Nation, nous nous sommes dit avec Jim et avec mon partenaire Marty Moe que nous pourrions créer une entreprise de presse moderne, réunissant plusieurs marques sous la même casquette. Pour parvenir à cela, nous ne pouvions pas rester sur une organisation verticale. Cela avait du sens : il fallait construire un abri sous lequel nous pourrions tous nous retrouver. Voilà comment est né Vox Media. Ça a été créé à partir de notre désir de construire par-dessus ce que nous avions déjà construit, et nous pensions qu’il était bon d’avoir derrière nous une compagnie qui nous représenterait.

Quelles sont vos relations avec Vox Media ?

Elles sont assez simples en fait, car je suis le vice-président de la société, en plus de mon rôle de rédacteur en chef pour The Verge. Nous sommes un tout petit groupe de dirigeants : il n’y a pas des dizaines de niveaux de hiérarchie, nous sommes plutôt dans la collaboration, le partenariat. Bien sûr, The Verge est une marque de Vox Media, comme le sont Vox.com, Polygon ou SB Nation, mais l’ethos qui nous réunissait au départ est toujours indemne. Nous sommes une compagnie bien plus importante maintenant, mais derrière la façade, il reste toujours cette double nécessité d’indépendance et d’autonomie.

Quelle était la ligne éditoriale que vous aviez en tête au moment de concevoir The Verge ?

La grande idée, c’était que nous partions d’un média qui traitait des nouvelles technologies et que nous voulions créer un autre média qui était certes centré sur les technologies, Internet et leur impact sur le monde, mais qui ne se concentrait pas sur la technique, les caractéristiques ou les captures d’écran. Nous voulions parler de la manière dont la technologie et Internet transformaient le monde dans lequel nous vivions et changeaient notre manière d’interagir avec les gens et les choses que nous aimions. En somme, ce que la technologie disait de nous, en tant que culture. La ligne éditoriale des débuts, c’était donc parler du monde, au prisme de la technologie. Nous voulions penser la technologie comme un miroir, dans lequel nous percevions notre reflet. Les six premiers mois, nous avons donc dû détruire en nous les mauvaises habitudes que nous avions prises à l’époque où nous travaillions sur un blog linéaire. Nous avons publié des tas d’articles en nous demandant, le soir venu, s’ils parlaient à notre lectorat, s’ils avaient une quelconque importance… ou s’ils n’étaient que du bruit. En progressant, nous avons écarté à peu près 25 % de notre production pour nous concentrer sur les sujets que nous pensions importants, qui avaient de la valeur. Nous voulions raconter seulement les histoires les plus importantes et les plus intéressantes. Ce que nous avons découvert en grandissant, c’est qu’il existe un type de lecteur qui interagit avec la culture – que ce soit la pop culture, le divertissement, la technologie, la politique, etc. Ce lecteur est attentif à tout cela, d’une manière très particulière, et nous avions conscience que nous pouvions commencer à lui présenter le monde d’une manière qui lui parlerait, sur un ton que personne, à l’époque, n’avait commencé à approcher.

« Le fait que nous nous intéressions à la culture et que nous regardions ce qui comptait vraiment a fait la différence. »

Était-ce la clé pour convaincre le lectorat qu’il y avait une place pour un magazine en ligne de ce genre ?

Si nous n’avions été qu’un site dédié aux nouvelles technologies de plus, une version d’Engadget un peu plus cool, un autre Gizmodo ou n’importe quel autre site qui était à la mode à l’époque, je ne pense pas que le lectorat aurait réagi. Le fait que nous nous intéressions à la culture et que nous regardions ce qui comptait vraiment a fait la différence.

Tests et stories

Comme vous ne faisiez pas les choses comme tout le monde, avez-vous eu des problèmes avec les constructeurs, pour leur faire comprendre le concept derrière vos tests de produits tech par exemple ?

Nous avons essayé de penser nos tests en ayant à l’esprit la volonté qu’ils répondent aux attentes d’un lecteur moderne : nous n’avons pas besoin d’écrire 14 pages de caractéristiques et de benchmarks. Dire à quelqu’un si un produit est bon ou pas et s’il devrait l’acheter doit être un processus plaisant : tout le monde doit pouvoir comprendre ce que l’on écrit et ce à quoi s’attendre. Nous avons créé, je pense, un style de test qui s’approche plus de la conversation, qui est très accessible et, je l’espère, qui est utile à un grand nombre de lecteurs. Le passionné ou l’utilisateur néophyte doivent pouvoir lire nos tests et sortir de la lecture avec une bonne idée de l’objet testé.

I used Google Glass© The Verge

I used Google Glass 
Crédits : The Verge

Cela dit, quand vous testez quelque chose, les entreprises vous donnent toujours du fil à retordre, quelle que soit la manière dont vous le faites : quand vous êtes critique, elles pensent que vous êtes injuste. Et pourtant, la valeur de ce que l’on fait repose sur notre honnêteté : les gens savent que nous allons le dire quand nous aimons un produit, de la même manière qu’ils savent que nous n’hésiteront pas à en critiquer un autre. Et je pense maintenant que même les entreprises ont compris cela : elles préfèrent avoir une bonne critique sur un média où elles ne sont pas monnaie courante que sur un autre qui affirmerait que chaque produit est plus ou moins bon. Elles savent que lorsque vous êtes critique sur l’un de leurs produits, vous l’êtes en toute franchise et c’est comme cela que vos tests plus positifs prennent de la valeur. Les lecteurs, de leur côté, savent qu’ils viennent sur un site où la critique est honnête.

La ligne entre la communication et le journalisme pouvant être difficile à cerner, quels conseils donnez-vous aux jeunes journalistes qui débutent sur The Verge ?

D’abord, je pense que si vous êtes journaliste aujourd’hui, ou que vous vous apprêtez à l’être, vous arrivez à une époque fantastique. Il y a tellement de choses à faire ! Maintenant, nous avons compris qu’Internet était l’endroit où les gens venaient chercher l’information et tout l’enjeu, pour nous journalistes, est de comprendre à quoi le web devrait ressembler. Il y a des tas de médias qui se lancent, de vieilles entreprises de presse qui se reconvertissent… c’est vraiment une époque formidable pour la profession. Il y a aussi de nouveaux outils très puissants : les moyens de raconter des histoires sont tellement plus avancés sur le web que sur un magazine ! Je pense donc qu’il y a deux choses importantes que je pourrais dire à un jeune journaliste aujourd’hui, surtout s’il cherche à se faire un nom. La première, ce serait d’être vraiment sûr et certain de raconter une bonne histoire. Et je ne veux pas dire par là que les faits doivent être exacts : cela, c’est le travail essentiel du journaliste, le cœur même de son activité – écrire des articles honnêtes. Non, ce que je veux dire, c’est qu’en restant honnête, le journaliste doit pouvoir décrire l’histoire qu’il raconte, son angle, son thème. Le journalisme, ce n’est pas faire une liste de faits à donner au lecteur en lui disant : « Tiens, débrouille toi » ; non, le journalisme, c’est savoir créer une narration qui relie ces faits entre eux et fait comprendre aux gens quelque chose de complexe. Dès lors, le journaliste doit être le premier à véritablement comprendre les enjeux de l’histoire qu’il souhaite raconter et à trouver le bon angle pour le faire. La deuxième chose, ce serait qu’écrire simplement des articles, reproduire la même actualité qui a été vue partout ailleurs, cela ne permettra pas de se démarquer du lot. Les gens ne vous remarqueront pas. Vous devez trouver l’histoire que personne ne raconte. Vous devez trouver l’histoire que les gens regardent de loin, celle à laquelle ils ne font que penser ou celle qu’ils n’ont pas encore découvert. Quand vous écrivez, en tant que journaliste, vous devez donner à votre lecteur quelque chose qu’il n’a jamais vu ailleurs. C’est tout ce qui compte, pour le journaliste et pour son lecteur. Je pense qu’une grande partie de notre succès repose sur le fait que nous avons réussi à créer des choses que l’on ne peut pas lire ailleurs – que ce soit un scoop, une histoire, la manière dont nous avons présenté un objet, notre façon d’utiliser la photographie ou le design. Je crois que nous avons été capable d’offrir à nos lecteurs des choses qu’ils n’avaient jamais vues auparavant et qui les ont enchantées, que cela prenne la forme d’une narration pour décrire un produit ou celle d’un essai de photojournalisme. Quand vous écrivez, il est donc fondamental de se poser la question : « Qu’est-ce que le monde n’a pas encore vu ? » Si vous ne le faites pas, si vous ne vous posez pas cette question, il est très difficile d’avoir du poids en tant que journaliste.

Du côté des interactions, vous avez toujours des forums sur The Verge. Comment avez-vous modernisé ce concept ?

« En donnant aux lecteurs les mêmes outils d’édition que nous utilisons, nous leur avons donné une voix, un lieu qu’ils possèdent véritablement sur le site. »

L’une des choses qu’avait SB Nation et que je trouvais très intéressante, c’était une très grande communauté qui interagissait beaucoup avec les journalistes et la rédaction en chef. Nous avons donc repensé le forum en partant de là : nous voulions donner aux lecteurs des outils qui leur permettraient d’écrire. Ce n’était pas pour générer du contenu – nous n’avions en fait qu’une idée : si l’on donnait aux lecteurs un espace pour discuter et qu’on leur donnait également les outils pour qu’ils racontent leurs propres histoires, ils les utiliseraient et trouveraient des usages auxquels nous n’avions même pas pensé. Et c’est ce qui s’est produit. Si vous regardez nos forums, vous verrez des lecteurs proposer leurs critiques de tel ou tel produit, donner leur vision de tel ou tel événement ou discuter en profondeur d’une idée ou d’un concept. Ce que l’on voit beaucoup sur les forums traditionnels, c’est une sorte de conversation de commentaires dans laquelle une personne dit ceci, une autre dit cela ; dans nos forums, quelqu’un oriente la discussion, la dirige comme un chef d’orchestre. En donnant aux lecteurs les mêmes outils d’édition que nous utilisons, nous leur avons donné une voix, un lieu qu’ils possèdent véritablement sur le site.

Vous êtes également restés à une forme très simple de commentaires.

Je crois qu’il y a d’énormes progrès à faire dans notre manière d’interagir avec notre lectorat. Aujourd’hui, nous avons une manière de commenter qui est très linéaire et qui convient mieux à certains sites qu’à d’autres. Je pense que ce que Medium ou le New York Times ont fait avec les commentaires est très intéressant. De notre côté, il me semble évident que notre plateforme doit évoluer vers quelque chose de plus agréable et de plus puissant pour donner de la visibilité aux discussions autour des produits que nous testons et des histoires que nous racontons.

Vous avez une rubrique dédiée aux stories. Comment organisez-vous la création de ces textes ?

Dès le premier jour, les stories étaient une chose que nous souhaitions faire. Je voulais plus que tout amener sur le web la manière de raconter des histoires qu’on trouvait dans les magazines mais dans un format qui serait entièrement pensé pour le web. À l’époque, personne ne faisait cela et c’était donc très important pour nous de traiter de sujets qui demandent des articles plus longs, plus travaillés – et je pense, plus beaux, en termes d’illustration.

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Topolsky après sa nomination à la tête de Bloomberg Digital

Je crois que nos longs formats définissent ce qu’est The Verge en tant que publication numérique. Si vous regardez ce que nous avons écrit, du lancement jusqu’à aujourd’hui, vous verrez une sorte de spectre dans lequel se trouvent tous ces gens que nous avons rencontrés, ces lieux que nous avons visités, ces sujets que nous avons traités… ce spectre montre véritablement ce qu’est le monde de The Verge. C’est aussi ce monde que nos lecteurs souhaitent voir. Et puis les stories n’importaient pas seulement pour nous du simple fait de raconter ces histoires, mais aussi parce que c’était un moyen de nous définir et de dire ce que nous essayions de dire au monde. C’était l’un des grands chantiers que nous avons montés pendant la période de transition entre Engadget et The Verge : comment construire un système qui pourrait nous permettre de raconter des histoires en profondeur tout en restant suffisamment accessibles pour que tous les éditeurs et les rédacteurs sachent l’utiliser ? Il a fallu concevoir des modèles, agencer des structures, faire des échelles… Maintenant, nous avons une équipe dédiée aux articles long format dont le travail est essentiellement de trouver des sujets à traiter pour les explorer. Nous avons beaucoup d’auteurs indépendants qui travaillent sur ces thèmes avec nos journalistes. C’est un travail collaboratif plutôt complet.

Le futur sur écran

Les sujets dont vous traitez sur The Verge ont évolué ces dernières années, se tournant de plus en plus vers l’actualité politique et économique. Était-ce prévu ?

Le plan, cela a toujours été d’évoluer vers des thèmes plus larges. Comme je l’ai dit, nous avions beaucoup de mauvaises habitudes quand nous avons commencé The Verge : nous manquions beaucoup des choses que nous souhaitions explorer parce que nous nous focalisions sur les mauvaises choses. Ce que nous souhaitions, c’était couvrir un spectre très large de la culture. Quand nous avons appris à travailler ensemble et que nous avons réussi à mieux maîtriser nos outils, nous n’avons pas hésité à nous diversifier. C’était l’évolution naturelle de ce que nous avions commencé à faire dès le début, ces reportages plutôt ambitieux qui ne ressemblaient à rien de ce que l’on trouvait sur le web. En fait, si l’on remonte à nos premiers articles long format, on s’aperçoit facilement qu’ils sont très loin du monde de la technologie, au sens traditionnel du terme. Cela dit véritablement l’idéal que nous poursuivions.

Êtes-vous toujours impressionné par la technologie après tant d’année à en parler ?

Je pense que des choses m’impressionnent encore, oui, mais maintenant que les smartphones et les tablettes sont devenus mainstream, c’est devenu beaucoup plus difficile. C’était quelque chose que nous pressentions sur The Verge et que nous voulions suivre de près : quand ces objets deviennent mainstream, ils cessent d’être spéciaux. Tout le monde a une télévision et personne ne s’en étonne. Tout le monde a un smartphone et une tablette et personne ne les remarque.

« Tout le monde a un smartphone et une tablette et personne ne les remarque. »

D’autres champs des technologies gagnent en intérêt : ce qui se passe du côté des accessoires connectés est très intéressant, la Motorola 360 est un objet fascinant. La transition vers des solutions cloud et la manière dont nous pensons à nos données et où elles se trouvent est aussi un processus que nous devons suivre de près. Le concept de Continuity introduit récemment par Apple est bluffant, cela modifie la manière dont nous vivons avec nos appareils. Les Google Glass, les voitures sans conducteur, un réseau pour se connecter à internet constitué de ballons et toutes les choses sur lesquelles Google est en train de travailler sont passionnantes. Maintenant, au jour le jour, en ai-je quelque chose à faire du nouveau smartphone Android à la mode ? Pas vraiment, non. Il est au service d’une utilisation et il fait très bien ce qu’on lui demande, comme tous les autres smartphones sur le marché. Les gadgets, si on les prend individuellement, ont du mal à m’exciter. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est de savoir ce que ces choses font. Nous parlons beaucoup de taille d’écran, de vitesse de processeur… mais la véritable question à se poser est la suivante : « Qu’est-ce que cet appareil fait pour moi ? Comment peut-il changer mon travail, mon quotidien, mes interactions avec les autres ? »

Croyez-vous que les acteurs des nouvelles technologies cherchent aujourd’hui à dépasser le simple secteur des gadgets grand public ? On pense notamment à Google et ses moonshots.

Je pense que nous vivons dans un monde où la technologie est devenue la force motrice de l’évolution de nos sociétés. Nous sommes arrivés à un moment où, dès que l’on pense à l’industrie ou à résoudre les problèmes que connaissent le monde, que ce soit la pollution, la maladie ou la pauvreté, la plupart du temps, nous leur associons des solutions technologiques. La technologie couvre maintenant un champ très large d’usages, elle tire la société vers l’avant. Ce n’est pas simplement la manière dont nous interagissons avec les autres, mais peut-être demain la manière dont nous allons sauver la planète ou nourrir des gens.

« Il faut se demander comment ces écrans connectés donneront du sens au monde. »

Tout cela change la mission de ces entreprises. La mission d’Apple, c’était de vendre des ordinateurs – et pour leurs actionnaires, c’est toujours de vendre des ordinateurs, qu’ils aillent dans votre poche ou sur votre bureau. Mais ce que leurs produits font dans le monde va changer l’humanité. Ce qu’ils permettent va changer l’humanité. Je pense que Google prend la même direction en cherchant à aller dans de nouvelles directions, parfois bizarres. Quand vous êtes une compagnie aussi colossale, vous devez désormais considérer que vous jouez un rôle dans le progrès de l’espèce.

Sauriez-vous nommer une tendance dont on ne perçoit pas la réalité aujourd’hui et qui sera au cœur de l’actualité dans quelques années ?

Oh, c’est une question difficile ! Vous savez, nous avons cette idée du mobile et du fixe, du téléphone dans votre poche, de la tablette dans votre sac, de l’ordinateur sur votre bureau. Je pense que dans les 5 ou 10 prochaines années, nous serons submergés par des écrans de différentes formes et de différentes tailles. Tous ces écrans doivent avoir un intérêt et doivent communiquer. La chose que nous ne voyons pas encore, c’est cette ubiquité des écrans intelligents, connectés et qui seront là pour vous servir. Nous pensons encore cela en des termes assez rationnels, en disant qu’il s’agit d’un écran de 5 pouces ou de 8 pouces : c’est une manière de penser qui va se démoder quand nous aurons des écrans partout, sur nos poignets et nos murs. La question deviendra alors : « Que font-ils ? Comment interagissent-ils ? Comment sauront-ils, eux, où ils sont et ce qu’ils doivent faire ? » Je ne sais pas si c’est une tendance, mais ce sera sûrement à considérer dans les années qui viennent. Ce que l’iPhone a montré, très clairement, c’est que la fenêtre vers le Nouveau Monde est un écran. Ce n’est plus un clavier ni un joystick : l’écran est notre capacité à interagir avec cet espace virtuel. Dès lors, il faut se demander comment ces écrans connectés donneront du sens au monde. verge-editor-josh-topolsky-leaving-for-bloomberg


Couverture : Joshua Topolsky. Notre sélection de médias US pour 2016. ↓ 19mediasus